« J’ai reconnu que j’étais, et je cherche qui je suis, moi
que j’ai reconnu être. Or il est très certain que cette notion et connaissance
de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont
l’existence ne m’est pas encore connue ; ni par conséquent, et à plus forte raison,
d’aucunes de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination. Et même
ces termes de feindre et d’imaginer m’avertissent de mon erreur ; car je
feindrais en effet, si j’imaginais être quelque chose, puisque imaginer n’est
autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle. Or je
sais déjà certainement que je suis, et que tout ensemble il se peut faire que
toutes ces images-là, et généralement toutes les choses que l’on rapporte à la
nature du corps, ne soient que des songes ou des chimères. En suite de quoi je
vois clairement que j’aurais aussi peu de raison en disant : j’exciterai mon
imagination pour connaître plus distinctement qui je suis, que si je disais :
je suis maintenant éveillé, et j’aperçois quelque chose de réel et de
véritable; mais, parce que je ne l’aperçois pas encore assez nettement, je
m’endormirai tout exprès, afin que mes songes me représentent cela même avec
plus de vérité et d’évidence. Et ainsi, je reconnais certainement que rien de
tout ce que je puis comprendre par le moyen de l’imagination, n’appartient à
cette connaissance que j’ai de moi-même, et qu’il est besoin de rappeler et
détourner son esprit de cette façon de concevoir, afin qu’il puisse lui-même
reconnaître bien distinctement sa nature. Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une
chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui
doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui
imagine aussi, et qui sent. »
René Descartes - Méditations
métaphysiques
« La conscience n'est en somme qu'un réseau de communications
d'homme à homme, ce n'est que comme telle qu'elle a été forcée de se
développer : l'homme solitaire et bête de proie aurait pu s'en passer. Le
fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à
notre conscience du moins en partie est la conséquence d'une terrible nécessité
qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de
dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses
semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre
intelligible, et pour tout cela il lui fallait d'abord la
« conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui
manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit,
« savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout
être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient
consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus
médiocre et la plus superficielle ; car c'est cette pensée consciente seulement
qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de- communication par quoi
l'origine même de la conscience se révèle. En un mot, le développement du
langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement
de la raison qui devient consciente d'elle même) se donnent la main. Il faut
ajouter encore que ce n'est pas seulement le langage qui sert d'intermédiaire
entre les hommes, mais encore le regard, la pression, le geste ; la
conscience des impressions de nos propres sens, la faculté de pouvoir les fixer
et de les déterminer, en quelque sorte en dehors de nous-mêmes, ont augmenté
dans la mesure où grandissait la nécessité de les communiquer à d'autres par
des signes. L'homme inventeur de signes est en même temps l'homme qui prend
conscience de lui-même d'une façon toujours plus aiguë ; ce n'est que
comme animal social que l'homme apprend à devenir conscient de lui-même, il le
fait encore, il le fait toujours davantage. Mon idée est, on le voit, que la
conscience ne fait pas proprement partie de l'existence individuelle de
l'homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté
et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n'est développée d'une
façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau,
donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi
individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même »,
ne prendra toujours conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui,
de ce qui est « moyen » en lui,
que notre pensée elle-même est sans cesse en quelque sorte écrasée par
le caractère propre de la conscience, par le « génie de l'espèce »
qui la commande et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes
sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément individuels, il
n'y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la
conscience, il ne parait plus qu'il en soit ainsi... »
Le Gai savoir §354 - Nietzsche
« Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce
d'indulgence pour l'idée du « libre arbitre » ; nous savons trop bien ce que
c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait, pour
rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire
: pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner
ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on
cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de punir
et de juger qui est à l’œuvre. On a dépouillé le devenir de son
innocence, lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes
de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la
volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire
avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la
psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les
prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit
d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les
hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis,
pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée
comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »
Le crépuscule des idoles - Nietzsche
« Je viens de faire un geste
maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je
le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à
coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à
coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est
pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière
d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le
champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est
mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de
moi tel que j’apparais à
autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un
jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais
à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image
dans l’esprit d’un autre. Si tel était le cas, cette image serait entièrement
imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais
ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais
portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je
n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la
honte est, par nature, reconnaissance.
Je reconnais que je suis comme
autrui me voit ».
J-P.
Sartre, L’être et le néant (1943),
éd. Gallimard, coll. « Tel »
«
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis,
un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif,
il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un
intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le
voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible
d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de
témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable
et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger
du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu (…) Mais à quoi
donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte :
il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le
jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps
pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire; le garçon de café joue avec sa
condition pour la réaliser. »
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard,
coll. « Tel », 1976
« Mais vous avez «empêché»
toujours qu'on vous parle de sujet en général.
- Non, je n'ai pas «empêché». J'ai
eu peut-être des formulations qui étaient inadéquates. Ce que j'ai refusé,
c'était précisément que l'on se donne au préalable une théorie du sujet - comme
on pouvait le faire par exemple dans la phénoménologie ou dans
l'existentialisme - et que, à partir de cette théorie du sujet, on vienne poser
la question de savoir comment, par exemple, telle forme de connaissance était
possible. Ce que j'ai voulu essayer de montrer, c'est comme le sujet se
constituait lui-même, dans telle ou telle forme déterminée, comme sujet fou ou
sujet sain, comme sujet délinquant ou comme sujet non délinquant, à travers un
certain nombre de pratiques qui étaient des jeux de vérité, des pratiques de
pouvoir, etc. Il fallait bien que je refuse une certaine théorie a priori du
sujet pour pouvoir faire cette analyse des rapports qu'il peut y avoir entre la
constitution du sujet ou des différentes formes de sujet et les jeux de vérité,
les pratiques de pouvoir, etc.
- Cela veut dire que le sujet n'est
pas une substance...
- Ce n'est pas une substance. C'est
une forme, et cette forme n'est pas surtout ni toujours identique à elle-même.
Vous n'avez pas à vous-même le même type de rapports lorsque vous vous
constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une
assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation
sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interférences entre ces
différentes formes du sujet, mais on n'est pas en présence du même type de
sujet. Dans chaque cas, on joue, on établit à soi-même des formes de rapport
différentes. Et c'est précisément la constitution historique de ces différentes
formes du sujet, en rapport avec les jeux de vérité, qui m'intéresse.
- Mais le sujet fou, malade, délinquant - peut-être même le sujet sexuel- était un sujet qui était l'objet d'un discours théorique, un sujet disons «passif», tandis que le sujet dont vous parlez depuis les deux dernières années dans vos cours au Collège de France est un sujet «actif», politiquement actif Le souci de soi concerne tous les problèmes de pratique politique, de gouvernement, etc. Il semblerait qu'il y a chez vous un changement non pas de perspective, mais de problématique.
- S'il est vrai, par exemple, que la constitution du sujet fou peut être en effet considérée comme la conséquence d'un système de coercition - c'est le sujet passif -, vous savez très bien que le sujet fou n'est pas un sujet non libre et que, précisément, le malade mental se constitue comme sujet fou par rapport et en face de celui qui le déclare fou. L'hystérie, qui a été si importante dans l'histoire de la psychiatrie et dans le monde asilaire du XIXe siècle, me paraît être l'illustration même de la manière dont le sujet se constitue en sujet fou. Et ce n'est pas tout à fait un hasard si les grands phénomènes d'hystérie ont été observés là précisément où il y avait le maximum de coercition pour contraindre les individus à se constituer comme fous. D'autre part, et inversement, je dirais que si, maintenant, je m'intéresse en effet à la manière dont le sujet se constitue d'une façon active, par les pratiques de soi, ces pratiques ne sont pas néanmoins quelque chose que l'individu invente lui-même. Ce sont des schémas qu'il trouve dans sa culture et qui lui sont proposés, suggérés, imposés par sa culture, sa société et son groupe social. »
L’éthique du souci de soi - Interview de Michel Foucault
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