Bonjour à toutes et à tous,
Dans ces dernières séances, je souhaiterai unifier les thématiques que nous avons suivies dans un programme que j’ai inauguré cette année avec vous et grâce à vous dans d’excellentes conditions, malgré le confinement. Mon but est simplement d’éclaircir certaines « lignes de force », certains sillons que nous avons tracés et dont la profondeur se révèle probablement davantage à nous maintenant qu’au début de l’année. Il se trouve que les choix que nous avons faits dans les références se recoupent aujourd’hui et clarifient nos perspectives, peut-être même nos idées, je l’espère en tout cas.
Pour être plus clair, ce que je voudrai faire dans ces dernières séances, c’est montrer que tout ce que nous avons fait mène « quelque part » et que ce « quelque part » c’est précisément ce que nous sommes est train de vivre, à savoir un tournant pour l’espèce humaine, tournant qu’elle ne semble pas prendre, risquant ainsi la sortie de route. Quand un cours de philosophie ou de HLP est ainsi comme rattrapé par l’actualité, il me semble que l’implication que nous y investissons, vous comme moi, se doit d’être décuplée, indépendamment de toute perspective scolaire, ou plutôt en même temps qu’elle, puisque justement les perspectives scolaire et extra-scolaire se confondent avec « bonheur ».
Le philosophe Jacques Derrida est le premier à avoir situé sur un plan conceptuel l’homophonie en français entre penser et panser (mettre un pansement), c’est-à-dire à revendiquer un lien entre l’activité de penser, d’analyser, de comprendre et celle de prendre soin. Penser ce qui nous arrive est le seul moyen de compenser le sentiment de perte de sens que nous pouvons, voire « devons », légitimement ressentir au spectacle d’une économie qui, au sortir d’une crise pointant sans aucun doute possible la déforestation comme cause d’une catastrophe pandémique, reprend, comme si de rien n’était, le cours de ses objectifs de croissance antérieurs. Il nous faut penser ce qui nous arrive pour être à la hauteur de ce qui nous arrive et panser les plaies d’une blessure qui ne cesse de s’agrandir à mesure que nous pactisons avec des compromissions quotidiennes, avec le sentiment de honte d’être Humain. Nous ne pouvons plus être Humains sans avoir honte de l’être, et c’est la raison laquelle penser ce que c’est qu’être Humain s’apparente à panser la plaie dans laquelle quelque chose de cette existence spécifique fait « problème ».
Cela ne signifie pas nécessairement que le « combat » soit perdu mais qu’il importe de bien situer en quoi consiste le champ de bataille. Sur quel terrain y aurait-il à lutter puisque, de fait, chaque jour semble consacrer un peu plus le triomphe de l’aveuglement sur la lucidité, de l’incompétence « politique » (même si, en y réfléchissant, on réalisera que justement c’est la disparition du politique qui est la cause de la nature profondément inepte des décisions prises à un haut niveau. L’autorité perd chaque jour un peu plus de son autorité, de son « auctoritas » parce que ce « pouvoir » ne nous reconnaît plus en tant que « puissances » (potentia)) par rapport à l’action fondée sur l’urgence sanitaire et écologique? Il existe une réponse à cette question et elle a à voir avec ce que nous sommes est train de mettre à jour: la honte d’être Homme.
Il nous faut bien réaliser d’abord que cette honte n’a rien à voir avec le complexe de culpabilité ressenti par telle personne particulière à l’endroit de telle faute qu’il ou elle aurait commise. Ce sentiment là est ruineux et toute notre énergie personnelle doit oeuvrer en vue de la réduire à peau de chagrin. Cette honte d’être un Homme dont parle Deleuze, à la suite de Nietzsche mais avec d’autres termes que lui, a à voir notamment avec cette présence constante et étrange de la faute dans les religions monothéistes, mais aussi avec les pratiques sacrificielles des religions dites « paiennes » ou le rite du pharmakon. C’est exclusivement à l’échelle de l’espèce qu’il nous faut prendre en considération cette honte, même si c’est peut-être individuellement qu’il importe de la ressentir. Pour être clair, il n’est pas question se culpabiliser parce que l’on aurait personnellement fait quelque chose de mal, dans sa vie mais de réfléchir à ce que l’être humain « est » et de travailler sur soi pour ressentir cette honte en soi, de telle sorte qu’elle fasse signe en nous d’une « pudeur », laquelle ne pourrait elle-même s’expliquer qu’en tant que nous aurions conservé en nous ce « sens du sacré », cette intuition de la dépense somptuaire, de la célébration d’une existence, d’un monde, d’une nature qui vaudrait par elle-mêle et à l’endroit de laquelle uns sentiment de gratitude voire de révérence s’impose (oui, je sais cette phrase est un peu longue). Buffalo Bill massacrant des bisons pour montrer qu’il sait viser et que sa carabine à répétition fonctionne bien, c’est le dernier des hommes dont nous parlait déjà Nietzsche, c’est la mort de Dieu, c’est-à-dire la perte de tout sentiment « sacré », dans tout ce que cette émotion peut recéler de rapport à l’art.
Comprenons-nous maintenant mieux ce que veut dire Deleuze quand il affirme que « la honte d’être un Homme » est la motivation la plus puissante pour faire de la philosophie et de l’art? La mort de Dieu dont nous parle Nietzsche c’est la disparition du sens du sacré, c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de pratiquer une religion ni de croire en Dieu pour la ressentir, pour la regretter et pour avoir honte de ce qui aujourd’hui se produit. La mort de Dieu c’est l’écrasement des indiens par Buffalo Bill, mais c’est aussi Trump à la Maison Blanche et ce qui caractérise le comportement de ces deux personnages qui sont en elles-mêmes des caricatures c’est précisément de ne pas avoir honte d’être humain. Récupérer ce sentiment c’est récupérer le sens de la célébration, c’est saisir exactement d’où s’exprime le cri de Greta Thunberg: « comment osez-vous? » On peut bien trouver une sorte de complaisance toxique à pointer chaque prise de position de Donald Trump, à la moquer et à en rire. Mais la vérité est qu’en agissant de la sorte, nous ne faisons qu’aggraver la situation, en promouvoir « l’indécence ». Le « comment osez-vous? » de Greta Thunberg résonne exactement comme un écho à la Honte d’être un homme de Gilles Deleuze, voire de Nietzsche. Sa parole est juste parce qu’elle nous indique exactement le lieu où la bataille peut et doit s’engager: celui de la décence de la pudeur, de ce que l’on appelait avant la « vergogne ».
Nous avons beaucoup travaillé « la prise de parole » au premier trimestre, non seulement pour vous permettre d’acquérir une authentique assurance, maîtrise de soi dans l’art oratoire mais aussi pour permettre à la plupart d’entre vous de retrouver ce régime de vérité que Michel Foucault baptise du nom grec de « Parrhèsia », le dire vrai. Il existe des techniques de parole qui peuvent s’avérer plus ou moins efficaces, mais la parrhèsia désigne ses paroles tellement senties, tellement assumées par la personne qui les énonce qu’elles convainquent, ou du moins qu’elles troublent celle ou celui qui les reçoit. La prise de parole de Greta Thunberg relève indiscutablement de la la parrhèsia et de très nombreuses prestations de certaines et certains d’en être vous en ont relevé également et je vous en remercie très sincèrement (quand je vous dis que l’enseignement est un enrichissement mutuel, c’est de la parrhèsia, parce que je le pense vraiment: aucun enseignant ne devrait pouvoir parler sans cultiver pour lui et pour les autres cette « parrhèsia »). Il existe donc un art de la prise de parole mais ce qui en fait indiscutablement « une puissance » c’est qu’en elle un « dire-vrai » s’expose au risque d’être rejeté, moqué, tourné en dérision comme l’a été et spécialement par des intellectuels français, le discours de Greta Thunberg. Cela en dit long sur le degré d’incurie et de médiocrité de nos philosophes de « plateaux télé ».
Dans cette première partie de l’année, nous avons également évoqué ce passage extrait du Phèdre de Platon dans lequel Socrate cite les objections du pharaon Thamous à la défense de l’écriture par Teuth
Socrate: « On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d'observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l'écriture : « Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l'art de se souvenir, car j'ai trouvé un remède (pharmakon) pour soulager la science (sophia) et la mémoire. »
Et le roi répondit :
- Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu'elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d'eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le remède (pharmakon), non point pour enrichir la mémoire, mais pour conserver les souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s'imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants. »
Et le roi répondit :
- Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu'elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d'eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le remède (pharmakon), non point pour enrichir la mémoire, mais pour conserver les souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s'imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants. »
C’est à la lumière de ce que nous appelons aujourd’hui les Big Data qu’il faut relire cet avertissement de Thamous à Teuth cité par Socrate, car ce n’est pas vraiment comme on peut le penser au terme d’une trop rapide lecture, une condamnation radicale de l’écriture qu’opère ici le philosophe, c’est un avertissement contre la double nature du pharmakon, notion que nous venons précisément de traiter en la reliant à celle d’exosomatisation. L’être humain se caractérise par la production hors de soi de ses organes. Ecrire c’est se créer une mémoire extérieure, et ce n’est pas que mauvais en soi. Rien n’est ni bon ni mauvais en soi. Mais ce premier mouvement d’extériorisation mémorielle qui se produisit par l’écriture est exactement celui que se prolonge aujourd’hui par le numérique et l’émergence d’une mémoire, d’un traçage informatique avec tout ce que cela induit de problèmes et de questions sur notre existence, le sens que l’on peut lui donner. Socrate n’avertit pas Phèdre contre l’écriture en soi mais contre le danger qu’elle peut receler en elle parce qu’elle est un pharmakon, et qu’elle a des effets tout aussi thérapeutiques que toxiques. La vraie question qui se pose (et je me permettrai de dire qu’elle se pose à moi à chaque mot écrit dans ce blog) est celle de savoir s’il est possible de pratiquer une parrhèsia de l’écriture, c'est-à-dire un usage bénéfique de ce pharmakon qu'est l'écriture.
A demain!
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