Nous continuons l'explication de l'intervention d'Antoinette Rouvroy sur la gouvernementalité algorithmique.
C’est déjà sur le fond de cette gouvernementalité là que nous vivons aujourd’hui. Il n’est vraiment pas acquis que la tâche qui consisterait à détruire cette gouvernementalité puisse réussir pour des raisons qu’Antoinette Rouvroy formule avec autant de justesse que de précision. Face à une telle abdication, peut-être s’agit-il d’abord d’acquérir simplement une forme de lucidité, de capacité d’assomption de ce qui se produit, de telle sorte que nous puissions être simplement à la hauteur de ce qui arrive, et avoir honte d’être Homme, au sens donné par Gilles Deleuze à cette expression, laquelle constitue selon lui, le plus puissant moteur de la pratique de la Philosophie et de l’art, aujourd’hui.
Parmi les chercheurs américains travaillant sur cette question, Ryan Calo a écrit un livre évoquant les « digital market manipulations » intitulé « Consommer à l’ère des algorithmes: une nouvelle servitude volontaire ». Antoinette Rouvroy évoque le nom de cet auteur parce que les algorithmes rendent possibles une sorte de devancement des désirs du consommateur. Amazon a obtenu les brevets d’un protocole de vente qui anticipe sur la décision du consommateur d’acheter. On sait déjà que dans l’approvisionnement des plates formes logistiques d’Amazon, des hangars où travaillent la main d’oeuvre chargée de faire les colis, les algorithmes travaillent déjà en anticipant les achats, mais là il serait question d’anticiper déjà sur les désirs. Le client donne son numéro de carte bleue et Amazon se charge elle même d’approvisionner le client en fonction de ces achat et des de ces données brutes. Le consommateur n’ même plus à se donner la peine de cliquer, de faire le choix. C’est un peu comme une industrie qui fonctionnerait en circuit fermé décidant non plus de l’offre en fonction de la demande mais fermant définitivement la boucle, de telle sorte que la demande est suffisamment anticipable pour convenir à une offre qui ne fait que se valider elle-même en manipulant la demande: « Digital market manipulations. »
Pour reprendre les termes d’Antoinette Rouvroy il s’agit de court-circuiter les capacités de résistance du consommateur à la réflexivité, au retour à soi, à notre statut de sujet (identité comme ipséité) au temps de la réflexion qui pourrait nous retenir de faire un achat inconsidéré. On va détecter un profil psychologique de consommateur prenant en compte les heures durant laquelle l’individu est vulnérable. On est dans le signal, dans l’alarme, dans l’urgence, nous pourrions presque dire dans l’injonction ou dans un mode de conditionnement très proche finalement du chien de Pavlov. Nous entrons dans des comportements compulsifs qui ne sont même pas liés à l’inconscient individuel du sujet, à son histoire, à sa psyché mais à cet inconscient algorithmique aussi efficace que brut.
Antoinette Rouvroy compare alors avec beaucoup de pertinence l’injonction de la loi et l’injonction de la « digital market manipulation », car la loi, comme Kant nous le dit assez clairement ne s’adresse qu’à la liberté du sujet. Je suis un sujet de droit parce que j’ai cette capacité de réflexion de délibération grâce à laquelle c’est end ans que sujet transcendantal, libre, universel que je saisis la loi et que je peux examiner son bien-fondé. Si on me menace de mort la prochaine fois que je prends de la drogue ou que je dévore mon 40e pot de crème glacée, probablement renoncerai-je à mon addiction parce que la menace physique interdit une addiction physique (sujet empirique) mais si un prince méchant me demande de porter préjudice à un homme de bien, je n’obéirai pas immédiatement et peut-être pas du tout parce que j’ai en moi la loi morale, une certaine éthique et la loi toujours s’adresse à moi sans court-circuiter la loi morale. C’est d’ailleurs comme ça que je peux refuser de me soumettre à certaines lois comme celles de Vichy. La loi, jamais, y compris la plus injuste ne s’impose à nous de façon aussi insidieuse. Dans le pire des cas, c’est la force publique qui me contraint mais ici c’est bien plus que cal c’est un mode de suggestion algorithmique eu terme duquel nous sommes alignés de l’acte même de désirer, nous qui pourtant désirons ou croyons désirer.
La loi présuppose les capacités de raison et de volonté du sujet auquel elle s’applique, le mode de gouvernementalité algorithmique aucunement. Y’a-t-il quelque chose de commun à la robotisation des conflits armés (via les drones) et le marketing numérique? Madame Rouvroy fait semblant de poser la question mais il est évident que la réponse est oui puisque dans les deux cas c’est à des algorithmes visant à analyse et à influencer les attitudes humaines que nous sommes confrontés. Il existe donc un nouveau mode de comportementalité numérique qu’il s’agit désormais de prendre en compte. Aller sur le net, c’est accepter d’être pris pour une variable traçable dans une masse hallucinante de données brutes, et aucun d’entre nous ne peut se reconnaître dans ce « profil (appelons ça comme ça) alors même que ce profil se révèle incroyablement efficace dans la calculabilité de notre comportement numérique. Cela ne signifie pas du tout que l’algorithme nous devine tel que nous sommes. C’est exactement le contraire, nous ne sommes pas du tout ce profil, mais nous sommes devinés, manipulés, indexés, occultés comme telle. Pour reprendre la référence au fil Matrix, ce profil c’est ce que nous faisons dans la matrice, connectés à son programme qui nous fait désirer, agir rêver tout ce que la matrice veut nous faire désirer, faire, rêver. Morpheus, Trinity, Néo sont, une fois débranchés, réinsérés dans la matrice mais au gré de mouvements motivés par leur volonté propre.
Une question fondamentale se pose néanmoins: pourquoi les Big Data se sont-elles imposées avec une telle facilité? Nous comprenons bien à quel point elles génère des profits, des gains de temps et d’argent pour certaines entreprises et notamment les plate-forme Gafa, mais cela ne suffit pas à rendre compte de ce processus de servitude volontaire dénoncé par Ryan Calo.
Antoinette Rouvroy soutient que cette facilité à s’imposer des Big data tient à tout ce qu’elles nous dispensent de:
- De représenter les choses
- De toute transcription, de toute médiation symbolique, institutionnelle ou conventionnelle
- De la décision
- De la réflexion
- De la notion de norme et de sujet
Nous sommes confrontés à une gouvernementalité d’un type absolument nouveau: d’une fiabilité sans vérité, d’une personnalisation sans sujet et d’un pouvoir sans autorité. C’est un gouvernement du monde numérisé par lui-même et de lui-même sans autre finalité que lui-même.
Il faut vraiment s’arrêter sur « ces dispenses » et les considérer avec rigueur. Le fait que les big Data soient des signaux sans signification ni sens qui analysent rapidement mais aveuglément en faisant apparaître des logiques de recoupement qui sont à la fois effectives, probantes du point de vue d’une analyse de marché mais absolument incompréhensibles pour toute finalité humaine pout toute tentative de donner et trouver du sens humain dans ces lignes de cohérence crée cette gouvernementalité sans équivalent, parfaitement déshumanisée et sans intention mais en même temps incroyablement écrasante.
A demain!
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