Nous en étions à l’idée d’Eternel retour mais il convient de revenir rapidement à certains éléments évoqués la semaine dernière. Mon propos est simplement d’insister sur le fait que la pratique de la philosophie nous invite à nous situer dans une perspective qui ne peut se réduire à concevoir toute chose comme devant revêtir une fonction ou un usage. Se demander « à quoi sert la philosophie? », c’est précisément adopter à l’égard de la philosophie une position que la pratique même de la philosophie consiste à remettre en cause. Que toute chose et tout être aient un usage c’est partir du principe que pour cette chose ou pour cet être, exister ne se suffirait pas à soi-même, qu’il lui faudrait trouver hors de soi des raisons, des justifications d’être soi. Or cette perspective est discutable. Ne peut-on pas envisager de faire quelque chose qui se justifierait de soi? Ne peut-on pas envisager qu’exister soit un fait, un don qui nous a été fait sans que nous ayons à le rentabiliser, à le faire fructifier par une fonction qui s’efforcerait de normaliser cette efficience étrange.
En fait, il est impossible de faire de la philosophie sans s’étonner devant le fait d’exister, et en même temps il convient d’accorder à cette existence une attention vraie, authentique, suffisamment humble pour ne pas soumettre cette efficience pure, réelle à des raisons, à des impératifs fonctionnels. Il importe finalement de s’étonner devant cette efficience qui nous a été donnée sans qu’elle nous soit due. C’est pour les mêmes raisons qu’aucune existence ne saurait être réduite à un usage et que la pratique de la philosophie ne peut se pratiquer sérieusement si l’on attend d’elle qu’elle nous soit utile à autre chose qu’elle-même.
Exister, c’est un fait qui dépasse toutes les raisons, dont il est impossible de rendre raison, mais cela ne veut pas dire que nous qui existons « méritons » cette existence. Chacune et chacun de nous recèle en lui cette part de lui qui est incompréhensible, irrationnelle, avec laquelle nous ne cessons de composer. C’est à partir de cette « zone », de cette existence qui nous touche, qui nous détermine sans que nous comprenions en quoi elle consiste, ni à quoi elle est destinée que philosopher se peut. C’est la raison pour laquelle philosopher suppose que l’on se méfie de toute conviction affichée, revendiquée, arbitrairement affirmée. Il est une part de soi qu’il nous faut accepter sans la comprendre (tout comme le fait d’aimer quelqu’un ou d’avoir à mourir), ni en rendre raison ni la soumettre à des impératifs de rentabilité qui lui serait extérieure: « Chacun de nous dit Pascal, est sur terre sans savoir d’où ni pourquoi et mourra sans en avoir appris davantage sur son séjour dans le monde. » ou de façon plus optimiste et gratifiante comme Montaigne: « je n’ai rien fait aujourd’hui. N’avez vous pas vécu, c’est la plus fondamentale et la plus illustre de toutes nos occupations. » « Vivre à propos est notre plus glorieux chef d’oeuvre ».
C’est tout le paradoxe de la créature humaine que de s’épuiser à rendre raison de ce qui ne peut pas l’être, à quantifier l’inquantifiable, à faire rentrer dans des logiques de calculabilité ce qui, de par sa nature même, est incalculable. Fondamentalement, quelque chose de l’existence incite à une forme de déférence, de reconnaissance pure, gratuite, sans exigence de retour. C’est finalement ce qui prête à toute attitude de réflexion, de simple attention une dimension suspensive, une forme d’« Epoche », une forme de recueillement, « cueillir à nouveau ». La philosophie n’est pas la religion mais elle n’est pas non plus la science. Il s’agit finalement d’installer a priori une distance réflexive à l’égard de ces évidences premières auxquelles nous accordons habituellement d’autant moins d’attention qu’elles constituent de fond d’efficience radical à partir duquel notre présence au monde se réalise. Cela signifie que la philosophie se situe donc entre deux postures radicalement opposées: la foi radicale qui accepte ce qui est sans questionnement et le scientisme qui aspire à une transparence rationnelle du réel.
C’est la démesure de l’homme (ubris) que celle qui aspire à faire rentrer dans des critères d’utilité purement humains des phénomènes qui relèvent du vivant, du cosmos, et c’est précisément dans cette perspective distancée et « désintéressée » qu’il convient de se situer pour faire de la philosophie.
C’est la démesure de l’homme (ubris) que celle qui aspire à faire rentrer dans des critères d’utilité purement humains des phénomènes qui relèvent du vivant, du cosmos, et c’est précisément dans cette perspective distancée et « désintéressée » qu’il convient de se situer pour faire de la philosophie.
Cela induit une certaine capacité d’attention à tout ce qui est, indépendamment de ce à quoi ça peut servir. En fait la pratique de la philosophie présuppose que nous puissions détacher de notre implication dans la vie une capacité de regard ou d’attention qui ne soit pas exclusivement portée vers la subsistance mais plutôt par un désir d’exister, de célébrer, de s’affirmer, d’exprimer un certain style d’existence qui serait comme une trace, comme l’inscription d’une singularité dans le monde. Or ce désir d’existence se porte intuitivement vers chaque instant tel qu’il est vécu, en lui-même. Il s’agit de porter vers le fait d’exister une attention aussi neutre que désintéressée. C’est comme si nous manifestions que nous sommes capables pendant un temps donné de nous mettre à part de toute dimension exclusivement sociétale ou économique de notre vie pour la considérer en elle-même comme un pur phénomène. Cela signifie que toute considération d’un moment présent ou d’une période de temps que nous n’aborderions qu’en tant qu’elle servirait à autre chose que lui-même ou elle-même raterait quelque chose de cet état d’esprit neutre. Il existe en l’homme des préoccupations utilitaires qui le conduisent à poser chaque instant comme le tremplin d’un autre, à instaurer dans le temps une relation de moyens à fins entre le présent et le futur. Pourtant nous savons bien qu’en soi, aucun instant ne saurait être le moyen d’un autre. L’utilité d’un moment par rapport à un autre est le fait d’une occupation, du recouvrement de la temporalité pure par une tâche humaine, rationnelle, intéressée.
Or il existe des tâches, des occupations qui tout en étant humaines ne servent à rien d’autre qu’elles-mêmes et s’insinuent dans le temps en s’adaptant parfaitement à cette temporalité pure, à cette assomption d’un présent vécu comme présent. L’éternel retour de Nietzsche permet précisément de distinguer non seulement ces occupations des autres mais aussi de différencier les hommes qui peuvent les exercer, les comprendre des autres qui, selon lui resteront toujours des esclaves, des hommes-ressources comme dans Matrix. On peut toujours se dire que je fais ceci pour pouvoir après faire cela, viendra nécessairement dans nos vies un moment où nous réaliserons qu’il n’est pas un instant de nos existences qui ne vaillent en soi, par lui-même, en lui-même. Mais chaque instant est finalement de cette nature, chaque instant doit être appréhendé comme la boucle d’un retour éternel et une vie vraiment réussie est une vie dont chaque instant a été acceptée comme « positif », digne d’avoir été vécu en soi. Ce que je fais, je le fais pour ne pas en sortir. Tel est l’un des sens principaux de l’éternel retour de Nietzsche:
"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
Il faut vraiment prêter une grande attention aux dernières phrases de cet extrait. On peut toujours, comme le font finalement la plupart des hommes, adopter la stratégie de l’évitement: je fais telle chose mais ce n’est pas pour elle-même que je la fais, je l’accomplis en vue d’autre chose. Mais on dit alors clairement non à l’éternel retour, on remet à plus tard le moment d’exister en se contentant de survivre, de gagner sa croûte, comme on dit. Pour dire oui à l’Eternel retour, il faut passionnément aimer la vie et s’aimer soi-même. Vient toujours le moment de vivre le présent comme l’éternel moment, ou, en d’autres termes vient toujours l’instant de lucidité où l’on se rend compte que ni le passé, ni le futur n’existe, ce qu’il y a c’est du présent toujours. Ce qui se fait ne se fait qu’au présent, et c’est ça la leçon de l’éternel retour.
En un tout autre sens, nous retrouvons cette distinction entre ces deux façons de vivre l’instant présent dans la différence que faisait Aristote entre deux types de travaux:
La poieisis désigne l’action de fabriquer un produit fini, grâce à un savoir-faire qui est utilisé pour produire autre chose que lui-même. On fait quelque chose mais en vue d’autre chose. Aujourd’hui, nous dirions que le travail à la chaîne est de la poiesis. Ce que l’on fait ne se suffit pas en soi-même, c’est en vue d’autre chose qu’on le fait.
La praxis caractérise au contraire l’activité qui est à en elle-même, en elle-même sa propre fin. Si on fait ce que l’on fait, c’est pour être en train de la faire. On n’en sort pas, finalement. Par exemple la politique au sens grec du terme « politeia » (polis: cité) se fait par soi, pour soi. On s’y accomplit en l’accomplissant.
Dans l’Odyssée, nous pouvons lire un excellent exemple de transformation de poiesis en praxis avec le subterfuge de Pénélope qui, pour échapper aux prétendants, tisse une toile mais défait la nuit ce qu’elle a fait le jour, comme si l’on pouvait simplement tisser pour tisser, agir pour agir. Dans la mise en oeuvre de cette suspension, c’est tout le temps héroïque de l’épopée qui est mis en échec: qu’il faille aller très loin pour se couvrir de gloire par des actions guerrières, c’est ce qu’une femme va interrompre en appliquant l’état d’esprit de la Praxis à une action que l’on placerait plutôt du côté de la poiesis.
En fin de compte, ce travail de distinction qu’opère l’éternel retour entre les esclaves et les surhommes pour reprendre une terminologie Nietzschéenne qui a fait l’objet de nombreux malentendus rejoint très exactement une différenciation conceptuelle fondamentale dont nous ne sommes pas du tout sortis. Il est certain que la pratique de la philosophie est absolument vaine, caduque pour toute personne qui, sur terre, ne s’efforce que de subsister, de répondre simplement aux besoins vitaux, aux impératifs de confort qui se situe sur ce même plan, que de vivre ou de survivre mais quiconque s’applique moins à vivre qu'à exister, c’est-à-dire à s’affirmer, à signer son mode d’être, à le revendiquer en tant que style d’existence ne peut que trouver dans la philosophie le prolongement idéal, évident de son choix Il est finalement question de faire de son existence une œuvre plutôt que de faire de sa vie la programmation d’une fonction.
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