Let's talk about Justice!
Bonjour à toutes et à tous,
Nous avions commencé à évoquer les différentes distinctions sur le fond desquelles il faut définir le Droit.
b) Le fait et le droit
Finalement ce que nous allons tenter de mettre à jour, c’est que le droit repose fondamentalement sur trois contradictions. Par « contradiction », il ne s’agit pas du tout d’entendre « absurdité » mais plutôt d’effets de nuances, de distinction, d’insinuation. Le droit est ce qui s’insinue dans la densité compacte des faits, des actes, des interactions et y crée cet appel d’air qu’est la perspective d’un devoir être. Comprendre le droit c’est se défaire d’assimilations rapides, trompeuses, et par là même inadmissibles. C’est justement cette idée même de non admissible qui met au premier plan le droit. L’être humain est une créature qui s’interroge sur son « ethos », c’est-à-dire pour laquelle l’action, la prise de position, l’engagement dans un projet n’est jamais simplement donné par les circonstances ou par la nature. Le droit implique la certitude qu’il existe en toute occasion une attitude droite à adopter et que cette attitude toute aussi appelée à s’imposer qu’elle soit par les circonstances ne peut pas être dictée par ces circonstances. Par conséquent le droit ne se soumet jamais simplement au fait, et cela nous fait donc comprendre la 3e contradiction qui finalement constitue la deuxième toile de fond du droit, « ce n’est pas parce que c’est (comme ça) que cela doit être (comme ça). »
Il faut prendre très au sérieux cette distinction qui nous permet de réaliser à quel point l’espace dans lequel nous évoluons au sein d’un état de droit est un espace symbolique, quelque chose qui finalement tiendrait dans une sorte de dimension parallèle, car enfin: voici, par exemple, une place dans laquelle il ne fait aucun doute que ma voiture peut se ranger mais ce « fait » est interdit par un panneau, par une indication qui découpe ainsi dans un espace donné des actes possibles et des actions impossibles.
Une autre image peut ici parfaitement convenir à nous faire comprendre exactement la teneur de cet espace, c’est celui de l’échiquier d’un jeu d’échecs. Le droit c’est cet ensemble de règles assez comparables à celles qui font de chaque position de chaque pièce qu’elle menace ou pas telle autre pièce en fonction de ce qu’elle est, de là où elle se trouvée etc. Aucun jeu ne serait possible si l’échiquier n’était qu’un espace de « rassemblement ». C’est finalement exactement ce que veut dire Aristote lorsqu’il compare un homme détaché de sa cité à « un pion isolé sur un jeu de tric-trac ». Le jeu d’échecs ne se réalise pas du tout sur l’échiquier physique mais dans cet échiquier mental que chacun des deux joueurs construit au fil des coups, échiquier complexe, rhizomique, probabiliste dans lequel figurent selon la puissance mentale du jouer les possibilités de coups à effectuer à l’avance. De la même façon, la ville, ou le paysage concret de l’espace social n’est pas le lieu où se fait la société, la communauté mais c’est plutôt dans l’efficience mentale par le biais de laquelle chaque citoyen laisse agit dans ses gestes, dans ses pensées et dans ses désirs les interdits des lois que s’effectue l’état des droit. Cela signifie que le droit est un peu comme cette fiction sans laquelle la notion même de cité ou d’Etat n’aurait au sens propre pas de « lieu d’être ». C’est parce qu’il y a la fiction du droit et que cette fiction est efficiente que l’Etat n’est pas une utopie (étymologiquement : absence de lieu). Cet aspect est fondamental mais il suppose que nous comprenions bien en quoi peut consister une fonction efficiente, comment le droit peut-il réguler réellement les relations humaines au sein d’un état tout en étant finalement une Fiction.
« Nul n’est censé ignorer la loi »: cet adage sans lequel aucune procédure juridique ne pourrait jamais être entreprise (puisque il suffirait à la personne accusée de dire « qu’elle ne savait pas » pour qu’elle soit relaxée) est en même temps une fiction dans la mesure où nous savons très bien qu’il est impossible de posséder une connaissance totale, exhaustive du code pénal et de toutes ces subtilités casuistiques. Personne ne connaît vraiment TOUT le droit, TOUTES les lois mais il faut que nous partions du postulat de cette omniscience de tout citoyen pour que le droit soit et pour que l’Etat soit. Le droit est donc bel et bien cette fiction dont l’efficience s’insinue dans ce qui est pour marquer la différence avec ce qui doit être. Il n’est pas de loi qui finalement s’appuie sur autre chose que cette différence par le biais de laquelle le fait ne suffit pas à valider la justification de ce qui est, encore faut-il que le droit impose le principe de ce qui doit être.
c) La distinction entre le droit positif et le droit naturel
Le Droit apparaît donc comme ce qui s’insinue dans la différence entre le réel et le devoir être. Mais d’où vient que le consentement à une réalité qui serait légitime du simple fait d’être ce qu’elle est nous semble aussi insupportable? Pourquoi n’acceptons-nous pas (ou faisons-nous mine de ne pas accepter) la réalité telle qu’elle est? Parce qu’il existe une norme au regard de laquelle certains réalités, certains faits nous semblent injustes et que nous nous disons que « les choses » ne devraient pas se produire comme ça. Cela revient à dire que si le droit nous apparaît de prime abord comme une instance absolument « non spontanée », construite de toutes pièces comme un. pacte, un artifice humain, il n’est pas exclu que ce soit finalement à partir d’une autre spontanéité, plus profonde, plus « viscérale » et c’e’st exactement dans la croyance en cette spontanéité que réside finalement la notion de « droit naturel ».
c) La distinction entre le droit positif et le droit naturel
Le Droit apparaît donc comme ce qui s’insinue dans la différence entre le réel et le devoir être. Mais d’où vient que le consentement à une réalité qui serait légitime du simple fait d’être ce qu’elle est nous semble aussi insupportable? Pourquoi n’acceptons-nous pas (ou faisons-nous mine de ne pas accepter) la réalité telle qu’elle est? Parce qu’il existe une norme au regard de laquelle certains réalités, certains faits nous semblent injustes et que nous nous disons que « les choses » ne devraient pas se produire comme ça. Cela revient à dire que si le droit nous apparaît de prime abord comme une instance absolument « non spontanée », construite de toutes pièces comme un. pacte, un artifice humain, il n’est pas exclu que ce soit finalement à partir d’une autre spontanéité, plus profonde, plus « viscérale » et c’e’st exactement dans la croyance en cette spontanéité que réside finalement la notion de « droit naturel ».
Qu’est-ce que le droit naturel? C’est la recherche de normes du droit valant indépendamment des conceptions différentes du droit qui existent déjà dans les Etats. C’est l’idée d’un droit qui existerait naturellement et pas du tout au terme d’un accord ou d’une convention. L’une des premières formulations du droit naturel se retrouve chez Aristote: « Il existe une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme la divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni contrat » Sans se consulter ni s’accorder entre eux par des paroles ou des écrits, tous les hommes ressentiraient en eux-mêmes, par eux-mêmes, individuellement et universellement le sentiment de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. L’exemple qui est le plus utilisé pour illustrer ce sentiment est celui d’Antigone, la fille d’Oedipe. Elle s’oppose à son oncle Créon, roi de Thèbes, en invoquant « les lois des Dieux » parce qu’il a interdit que l’on enterre Polynice, frère d’Antigone, dans la terre des ancêtres, sous le prétexte de sa haute trahison. Antigone accuse Créon d’imposer aux thébain des lois qui ne sont pas accord avec des lois plus anciennes, non écrites, immuables et inébranlables. Il faut faire très attention ici et comprendre que ce n’est pas en soi nom personnel qu’Antigone s’oppose à Créon. Ce n’est pas parce que Polynice est son frère, mais plus universellement parce qu’elle éprouve en elle la certitude qu’il n’est pas juste de refuser à tout homme l’inhumation. La loi selon laquelle tout homme décédé a le droit à une sépulture est une loi sacrée, humaine, pure, intuitive qui ne dépend ni de son sexe ni de sa nationalité.
Il faut vraiment insister sur le fait que toute indignation contre la loi effective qui s’applique à tel moment en tel lieu et qui se voit imposée par une force publique n’est pas nécessairement issue du droit naturel. Quand nous nous estimons lésé par le jugement rendu par une cour de justice, ce n’est, la plupart du temps, pas du tout au nom du droit naturel mais plutôt parce que nous estimons que nous ne sommes pas vengés par cette décision, qu’elle n’impose pas assez à celui qui m’a fait du tort. Le droit naturel est un sentiment UNIVERSEL. Finalement il se rapproche assez de la Justice, telle qu’elle est décrite dans notre introduction. Le droit naturel c’est la croyance selon laquelle tout homme est naturellement porté à percevoir ce qui est juste. Cette croyance dans le droit naturel s’appelle le « jusnaturalisme ». Nous pouvons être tentés d’y adhérer parce que le sentiment de révolte que nous éprouvons comme Antigone à l’égard de ce qui nous semble injuste est si violent, si viscéral que nous le vivons comme une évidence qui a toujours existé en nous, qui est ancrée dans notre condition naturelle humaine.
Mais plaçons nous dans une hypothèse hautement surréaliste: quelle aurait été la réaction d’Antigone si l’on avait porté à sa connaissance les rites post mortem des tribus amérindiennes qui, loin d’enterrer leur morts, les installent sur un promontoire pour que leurs corps décomposés se dispersent plus vite à l’air libre? Le droit naturel s’oppose au droit coutumier ainsi qu’au droit positif. Le droit coutumier c’est un droit qui s’appuie exclusivement sur les traditions et les habitudes d’une société particulière. Le droit positif c’est le droit effectif tel qu’il est appliqué à un moment donné dans un pays donné. Le droit naturel (s’il existe) est inné, il s’enracine en l’être humain et pas dans le citoyen de telle ou telle nationalité, il est non écrit, intuitif (Aristote parle de « divination »), immuable (il ne change pas), universel. Le droit positif est acquis, il ne vaut que dans les limites d’un état, il est écrit, il évolue, il est appliqué par la force publique: on ne peut physiquement y déroger. Le droit coutumier c’est le droit qui a prévalu en Europe au moyen-âge, une sorte d’évidence portée et appliquée par les traditions religieuses, par les mentalités, par les traditions, et surtout par les coutumes d’une société. Mais qu’est-ce que la coutume? Il est peu de définitions qui puissent rivaliser avec la brièveté fulgurante et géniale de la définition de Pascal:
« Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
Il faut vraiment suivre le raisonnement de pascal avec attention pour bien en saisir la conclusion qui finalement consiste ni plus ni moins qu’à nier l’ancrage naturel d’une attitude, d’une règle ou d’un instinct supposé. On parle ainsi de l’amour « naturel » de l’enfant pour ses parents, comme si cet amour était génétique, lié à ses géniteurs biologiques. Or de fait tous les enfants n’aiment pas leurs parents, loin s’en faut. Comment cela peut-il s’expliquer? Par le fait que la coutume, l’habitude peut inspirer des sentiments qui ne sont pas naturels: la seconde nature détruit la première nature. Mais quelle est-elle cette première nature? Demande alors Pascal et sa réponse est le terme et l’idée essentielle de cette pensée: elle n’en est pas une: il n’y a pas de nature, il y a des coutumes, première ou seconde. L’idée qu’il y ait quoi que ce soit de naturel en l’homme est finalement réfutée par le fait que si c’était bel et bien dans la nature qu’était ancré l’amour des pères, il serait immuable, ancré, indéracinable. Or il l’est, cet amour n’est pas un sentiment naturel mais une coutume tenace sujette à des affaiblissements voire à la totale destruction. Rien n’est inné, naturel, tout est acquis, tout est affaire de coutume, d’habitudes, d’Habitus (de façons d’être) selon Bourdieu.
Un autre argument de Pascal contre le droit naturel consiste à poser que s’il existait nous vivrions toutes et tous la différence entre les droits positifs des états comme quelque chose d’inadmissible, d’inacceptable. Or ,de fait, c’est bien ainsi que le droit positif est rendu:
« Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard, qui a semé les lois humaines, en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y en a point (de générale).
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? »
Comme à son habitude, Pascal ne manque point de cynisme mais son ironie est « porteuse », dense, blessante comme le sont toujours les vérités contenues parfois dans certaines insultes. Nous faisons tous comme si nous nous comportions avec justice parce que nous respectons les lois, ou certains principes de vie que nos parents nous ont inculqués? Nous pensons de bonne foi que cette justice est fondée universellement, naturellement. Il va de soi que l’on doit respecter sa mère, que l’on doit porter assistance aux faibles, que la femme est en tous points l’égale de l’homme, etc. Mais en même temps, nous savons bien que d’autres sociétés ou civilisations ne suivent pas nécessairement ces règles et qu’elles ne sont pas universelles, preuve qu’elles constituent seulement des coutumes valant ici mais invalides ici et en réalité aucune loi générale ne semble pouvoir s’appliquer universellement dans tous les pays. Nous pouvons bien y réfléchir mais même le « tu ne tueras point » n’est pas observable par le militaire en temps de guerre. Rien ne s’impose à l’homme comme principe de vie du simple fait de sa nature.
Un jus naturaliste comme Montesquieu peut nous opposer l’argument suivant: "Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on ait tracé la cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. »
Ici encore il faut bien entendre le raisonnement de l’auteur qui consiste à faire un parallèle entre la définition conceptuelle d’un cercle et l’intuition du droit naturel. Il est tout aussi impossible à un élève de géométrie de tracer physiquement un cercle sans avoir déjà en lui la définition pure du cercle qu’il l’est à un juriste de faire une loi sans avoir en lui le sentiment pur, naturel du juste. Il y a des idées innées dans la géométrie comme l’idée d’une figure dont tous les points sont à égale distance du centre et une idée innée de ce qui est juste en fonction de laquelle on peut édicter des lois. Mais en réalité, la formule de Montesquieu ne tranche aucunement la vraie question, car comment l’idée de cercle est-elle apparue dans l’esprit humain? Ne serait-ce pas finalement un fait d’expérience plus que par une sorte de pressentiment universel de la figure du cercle. Les hommes chaque jour voit se lever un cercle doré et peut-être est-ce à partir de sensations physiques, concrètes, particulières qu’ils conçoivent des idées universelles, abstraites, des concepts. Le cercle est peut-être né par convention en ce sens que les hommes ont décidé de créer l’idée d’une figure dont tous les points sont à égale distance du centre, tous hommes les hommes d’une certaine contrée décident de faire appliquer certaines lois qui ne seront pas celles d’une contrée voisine, à partir de quoi se créent des habitudes différentes créant des territoires distincts et ainsi de suite.
Comme on le voit la notion de droit naturel est à la fois très tentante et très problématique: tentante parce que nous avons envie d’avoir des arguments contre des conceptions culturelles selon lesquelles il serait juste, par exemple de lapider des femmes adultères (talibans) et problématique parce que la question se posent de savoir si ce n’est pas en tant qu’européen que j’ai cette envie. Sur cette question il faut lire le cours de l’année dernière sur ce blog: Si le droit est relatif aux temps et aux lieux, faut-il renoncer à l’idée d’une justice universelle?
Si nous reprenons chacun de ces trois points, nous réalisons non seulement que le droit évidemment fait l’objet de nuances, de distinctions mais qu’en un sens, il réside tout entier dans ce que l’on pourrait appeler un art de la nuance, un sens de l’ambiguïté qu’il est impossible de saisir sans convenir qu’il est à la fois profondément nécessaire et indiscutablement problématique dans sa nature même. Mais c’est peut-être d’abord cette question de la nécessité qui nous intéresse au plus haut point. Nous nous posons continuellement la question: « de quel droit…? » Comme si l’efficience physique ne suffisait pas à justifier un acte. L’être humain pose comme source de légitimité des actions humaines le droit. Où vas-tu chercher le droit de faire telle ou telle chose? Il y a là une question de « cohésion », d’intégrité de l’attitude, de l’ethos. Au-delà de la question de savoir si nous avons l’aptitude physique d’accomplir tel ou tel geste se pose la question de savoir si nous pouvons l’assumer, le revendiquer, nous y accomplir nous-mêmes en le faisant.
Sous une toute autre forme, nous retrouvons un peu ce que nous avions déjà développé dans le cours sur Autrui, à savoir la notion d’ipséité tel que Paul Ricoeur la conçoit. Tout sujet humain a une épaisseur éthique à conquérir, à tenir, à supporter. Si je promets quelque chose à quelqu’un je consiste tout entier dans cette capacité à tenir ma parole, à me porter garant d’Autrui, à ne pas me dérober devant cet appel à lui porter secours s’il est menacé (38 témoins). De quel droit fais-tu cela? De cette nécessité à exister, à jouir de cette consistance éthique authentique grâce à laquelle répondant d’autrui, répondant à autrui, je sais, je sens que je suis totalement légitimé à agir. Mais ne sommes-nous pas en train d’évoquer un devoir, une sorte de dette première, fondamentale, étrangement toujours préalablement contractée à l’égard de l’humanité d’autrui, comme ci chacune, chacun de nous naissait en situation de débiteur à l’égard de l’humanité de mon prochain (voire de la vie)? Nous savons bien que pour de nombreux chrétiens, leur existence même se conçoit dés l’abord dans sa factualité même comme une dette contractée à Dieu lui-même. Mais n’est-ce pas finalement une sorte de représentation religieuse d’une efficience morale, d’un devoir dont nous sentons toutes et tous la puissance à l’égard de toute être humain?
Il faut vraiment insister sur le fait que toute indignation contre la loi effective qui s’applique à tel moment en tel lieu et qui se voit imposée par une force publique n’est pas nécessairement issue du droit naturel. Quand nous nous estimons lésé par le jugement rendu par une cour de justice, ce n’est, la plupart du temps, pas du tout au nom du droit naturel mais plutôt parce que nous estimons que nous ne sommes pas vengés par cette décision, qu’elle n’impose pas assez à celui qui m’a fait du tort. Le droit naturel est un sentiment UNIVERSEL. Finalement il se rapproche assez de la Justice, telle qu’elle est décrite dans notre introduction. Le droit naturel c’est la croyance selon laquelle tout homme est naturellement porté à percevoir ce qui est juste. Cette croyance dans le droit naturel s’appelle le « jusnaturalisme ». Nous pouvons être tentés d’y adhérer parce que le sentiment de révolte que nous éprouvons comme Antigone à l’égard de ce qui nous semble injuste est si violent, si viscéral que nous le vivons comme une évidence qui a toujours existé en nous, qui est ancrée dans notre condition naturelle humaine.
Mais plaçons nous dans une hypothèse hautement surréaliste: quelle aurait été la réaction d’Antigone si l’on avait porté à sa connaissance les rites post mortem des tribus amérindiennes qui, loin d’enterrer leur morts, les installent sur un promontoire pour que leurs corps décomposés se dispersent plus vite à l’air libre? Le droit naturel s’oppose au droit coutumier ainsi qu’au droit positif. Le droit coutumier c’est un droit qui s’appuie exclusivement sur les traditions et les habitudes d’une société particulière. Le droit positif c’est le droit effectif tel qu’il est appliqué à un moment donné dans un pays donné. Le droit naturel (s’il existe) est inné, il s’enracine en l’être humain et pas dans le citoyen de telle ou telle nationalité, il est non écrit, intuitif (Aristote parle de « divination »), immuable (il ne change pas), universel. Le droit positif est acquis, il ne vaut que dans les limites d’un état, il est écrit, il évolue, il est appliqué par la force publique: on ne peut physiquement y déroger. Le droit coutumier c’est le droit qui a prévalu en Europe au moyen-âge, une sorte d’évidence portée et appliquée par les traditions religieuses, par les mentalités, par les traditions, et surtout par les coutumes d’une société. Mais qu’est-ce que la coutume? Il est peu de définitions qui puissent rivaliser avec la brièveté fulgurante et géniale de la définition de Pascal:
« Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
Il faut vraiment suivre le raisonnement de pascal avec attention pour bien en saisir la conclusion qui finalement consiste ni plus ni moins qu’à nier l’ancrage naturel d’une attitude, d’une règle ou d’un instinct supposé. On parle ainsi de l’amour « naturel » de l’enfant pour ses parents, comme si cet amour était génétique, lié à ses géniteurs biologiques. Or de fait tous les enfants n’aiment pas leurs parents, loin s’en faut. Comment cela peut-il s’expliquer? Par le fait que la coutume, l’habitude peut inspirer des sentiments qui ne sont pas naturels: la seconde nature détruit la première nature. Mais quelle est-elle cette première nature? Demande alors Pascal et sa réponse est le terme et l’idée essentielle de cette pensée: elle n’en est pas une: il n’y a pas de nature, il y a des coutumes, première ou seconde. L’idée qu’il y ait quoi que ce soit de naturel en l’homme est finalement réfutée par le fait que si c’était bel et bien dans la nature qu’était ancré l’amour des pères, il serait immuable, ancré, indéracinable. Or il l’est, cet amour n’est pas un sentiment naturel mais une coutume tenace sujette à des affaiblissements voire à la totale destruction. Rien n’est inné, naturel, tout est acquis, tout est affaire de coutume, d’habitudes, d’Habitus (de façons d’être) selon Bourdieu.
Un autre argument de Pascal contre le droit naturel consiste à poser que s’il existait nous vivrions toutes et tous la différence entre les droits positifs des états comme quelque chose d’inadmissible, d’inacceptable. Or ,de fait, c’est bien ainsi que le droit positif est rendu:
« Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard, qui a semé les lois humaines, en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y en a point (de générale).
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? »
Comme à son habitude, Pascal ne manque point de cynisme mais son ironie est « porteuse », dense, blessante comme le sont toujours les vérités contenues parfois dans certaines insultes. Nous faisons tous comme si nous nous comportions avec justice parce que nous respectons les lois, ou certains principes de vie que nos parents nous ont inculqués? Nous pensons de bonne foi que cette justice est fondée universellement, naturellement. Il va de soi que l’on doit respecter sa mère, que l’on doit porter assistance aux faibles, que la femme est en tous points l’égale de l’homme, etc. Mais en même temps, nous savons bien que d’autres sociétés ou civilisations ne suivent pas nécessairement ces règles et qu’elles ne sont pas universelles, preuve qu’elles constituent seulement des coutumes valant ici mais invalides ici et en réalité aucune loi générale ne semble pouvoir s’appliquer universellement dans tous les pays. Nous pouvons bien y réfléchir mais même le « tu ne tueras point » n’est pas observable par le militaire en temps de guerre. Rien ne s’impose à l’homme comme principe de vie du simple fait de sa nature.
Un jus naturaliste comme Montesquieu peut nous opposer l’argument suivant: "Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on ait tracé la cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. »
Ici encore il faut bien entendre le raisonnement de l’auteur qui consiste à faire un parallèle entre la définition conceptuelle d’un cercle et l’intuition du droit naturel. Il est tout aussi impossible à un élève de géométrie de tracer physiquement un cercle sans avoir déjà en lui la définition pure du cercle qu’il l’est à un juriste de faire une loi sans avoir en lui le sentiment pur, naturel du juste. Il y a des idées innées dans la géométrie comme l’idée d’une figure dont tous les points sont à égale distance du centre et une idée innée de ce qui est juste en fonction de laquelle on peut édicter des lois. Mais en réalité, la formule de Montesquieu ne tranche aucunement la vraie question, car comment l’idée de cercle est-elle apparue dans l’esprit humain? Ne serait-ce pas finalement un fait d’expérience plus que par une sorte de pressentiment universel de la figure du cercle. Les hommes chaque jour voit se lever un cercle doré et peut-être est-ce à partir de sensations physiques, concrètes, particulières qu’ils conçoivent des idées universelles, abstraites, des concepts. Le cercle est peut-être né par convention en ce sens que les hommes ont décidé de créer l’idée d’une figure dont tous les points sont à égale distance du centre, tous hommes les hommes d’une certaine contrée décident de faire appliquer certaines lois qui ne seront pas celles d’une contrée voisine, à partir de quoi se créent des habitudes différentes créant des territoires distincts et ainsi de suite.
Comme on le voit la notion de droit naturel est à la fois très tentante et très problématique: tentante parce que nous avons envie d’avoir des arguments contre des conceptions culturelles selon lesquelles il serait juste, par exemple de lapider des femmes adultères (talibans) et problématique parce que la question se posent de savoir si ce n’est pas en tant qu’européen que j’ai cette envie. Sur cette question il faut lire le cours de l’année dernière sur ce blog: Si le droit est relatif aux temps et aux lieux, faut-il renoncer à l’idée d’une justice universelle?
Si nous reprenons chacun de ces trois points, nous réalisons non seulement que le droit évidemment fait l’objet de nuances, de distinctions mais qu’en un sens, il réside tout entier dans ce que l’on pourrait appeler un art de la nuance, un sens de l’ambiguïté qu’il est impossible de saisir sans convenir qu’il est à la fois profondément nécessaire et indiscutablement problématique dans sa nature même. Mais c’est peut-être d’abord cette question de la nécessité qui nous intéresse au plus haut point. Nous nous posons continuellement la question: « de quel droit…? » Comme si l’efficience physique ne suffisait pas à justifier un acte. L’être humain pose comme source de légitimité des actions humaines le droit. Où vas-tu chercher le droit de faire telle ou telle chose? Il y a là une question de « cohésion », d’intégrité de l’attitude, de l’ethos. Au-delà de la question de savoir si nous avons l’aptitude physique d’accomplir tel ou tel geste se pose la question de savoir si nous pouvons l’assumer, le revendiquer, nous y accomplir nous-mêmes en le faisant.
Sous une toute autre forme, nous retrouvons un peu ce que nous avions déjà développé dans le cours sur Autrui, à savoir la notion d’ipséité tel que Paul Ricoeur la conçoit. Tout sujet humain a une épaisseur éthique à conquérir, à tenir, à supporter. Si je promets quelque chose à quelqu’un je consiste tout entier dans cette capacité à tenir ma parole, à me porter garant d’Autrui, à ne pas me dérober devant cet appel à lui porter secours s’il est menacé (38 témoins). De quel droit fais-tu cela? De cette nécessité à exister, à jouir de cette consistance éthique authentique grâce à laquelle répondant d’autrui, répondant à autrui, je sais, je sens que je suis totalement légitimé à agir. Mais ne sommes-nous pas en train d’évoquer un devoir, une sorte de dette première, fondamentale, étrangement toujours préalablement contractée à l’égard de l’humanité d’autrui, comme ci chacune, chacun de nous naissait en situation de débiteur à l’égard de l’humanité de mon prochain (voire de la vie)? Nous savons bien que pour de nombreux chrétiens, leur existence même se conçoit dés l’abord dans sa factualité même comme une dette contractée à Dieu lui-même. Mais n’est-ce pas finalement une sorte de représentation religieuse d’une efficience morale, d’un devoir dont nous sentons toutes et tous la puissance à l’égard de toute être humain?
C'est tout pour aujourd'hui!
A demain
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