Les deux questions qui se posent à une conscience sont au premier chef: qui suis-je? (ai-je un « moi »? Quelle est la part de l’éducation dans la construction de ce moi? » N’est-il pas un mythe, après tout?) Et que suis-je? Qu’est-ce qu’être un homme? Cette interrogation a besoin d‘être actualisée puisque nous vivons aujourd’hui une époque très riche et très critique de ce point de vue, notamment dans notre rapport à la nature, aux animaux.
Comme toujours, notamment en philosophie, il conviendra d’insister sur la difficulté à conclure au fil de toutes ces questions. Plusieurs institutions, par exemple, se passe le relais de cette tâche qui consiste à éduquer mais finalement, en savons-nous davantage sur ce sujet? Jusqu’à quel point pouvons-nous tenir l’idéal républicain de l’égalité dans une éducation publique? Tout ceci sera traité dans la première « sous- thématique » portant sur « Education, transmission et émancipation »
Puis nous nous interrogerons sur les expressions de la sensibilité (on perçoit bien à quel point Jean-Jacques Rousseau est vraiment l’auteur qui se trouve au carrefour de ce début de programme). Comment restituer le flux de ce qui est vécu? Peut-on faire partager ses expériences intimes à une autre personne? (peut-on exprimer exactement la façon dont nous éprouvons un sentiment? Quel est le rôle de l’artiste, de l’écrivain dans cette transmission possible ou impossible?
Enfin la dernière sous-thématique de cette première partie portera davantage sur le moi, son existence, sa structure, ses métamorphoses.
La seconde partie du programme s’intitule "l’humanité en question » dans laquelle on quitte le terrain de l’intimité du sujet du rapport de soi à soi pour traiter davantage la question de l’homme en général.
Dans la première sous-thématique nous évoquerons les ruptures, comment différents modèles techniques, scientifiques, idéologiques peuvent être ainsi conçus, suivis puis abandonnés, relégués, déchus? Comment l’absurde, la possibilité même d’une absence de sens de la vie humaine a-t-elle pu faire son apparition dans la littérature et l’art?
Puis nous aborderons l’une des parties les plus dramatiques, les plus sombres du programme avec la sous thématique de l’histoire et de la violence. Nous serons amenés à parler des horreurs de l’histoire anciennes et actuelles en abordant la question du sens de façon plus historique que simplement artistique.
La toute dernière sous-thématique sera vraiment en prise avec l’actualité, sur la question de la définition possible de l’homme, son rapport à la surhumanité, à l’anthropocène.
L’examen
Il sera comme l’année dernière sauf que vous disposerez de quatre heures et que l’épreuve aura un coefficient 16.
Le grand oral
L’épreuve
Le Grand Oral sera l’une des quatre épreuves communes que tous les élèves présenteront à la fin du mois de juin 2021. Sa durée sera de 20 mn précédés d’un temps de préparation par le candidat de 20 mn lui aussi.
Finalité de l'épreuve
L'épreuve permet au candidat de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante. Elle lui permet aussi de mettre les savoirs qu'il a acquis, particulièrement dans ses enseignements de spécialité, au service d'une argumentation, et de montrer comment ces savoirs ont nourri son projet de poursuite d'études, voire son projet professionnel.
Évaluation de l'épreuve
L'épreuve est notée sur 20 points.
Le jury valorise la solidité des connaissances du candidat, sa capacité à argumenter et à relier les savoirs, son esprit critique, la précision de son expression, la clarté de son propos, son engagement dans sa parole, sa force de conviction.
Format et déroulement de l'épreuve
L'épreuve, d'une durée totale de 20 minutes, se déroule en trois temps.
Le candidat effectue sa présentation du premier temps debout, sauf aménagements pour les candidats à besoins spécifiques. Pour les deuxième et troisième temps de l'épreuve, le candidat est assis ou debout selon son choix.
- 1er temps (5 mn) : Au début de l'épreuve, le candidat présente au jury deux questions.
Ces questions s'appuient sur l'enseignement de spécialité pour lequel le programme prévoit la réalisation d'une étude approfondie. Les candidats scolarisés peuvent avoir préparé cette étude individuellement ou avec d'autres élèves.
Les questions présentées par le candidat lui permettent de construire une argumentation pour définir les enjeux de son étude, la mettre en perspective, analyser la démarche engagée au service de sa réalisation ou expliciter la stratégie adoptée et les choix opérés en termes d'outils et de méthodes.
Les questions sont transmises au jury par le candidat sur une feuille, signée par le professeur de la spécialité concernée et portant le cachet de l'établissement d'origine du candidat.
Le jury choisit une des deux questions. Le candidat dispose de 20 minutes de préparation pour mettre en ordre ses idées et réaliser, s'il le souhaite, un support qu'il remettra au jury sur une feuille qui lui est fournie. Ce support ne fait pas l'objet d'une évaluation. L'exposé du candidat se fait sans note.
Le candidat explique pourquoi il a choisi de préparer cette question pendant sa formation, puis il la développe et y répond.
Le jury évalue les capacités argumentatives et les qualités oratoires du candidat.
- 2e temps (10 mn) : temps d’échange avec le jury : Le jury interroge ensuite le candidat pour l'amener à préciser et à approfondir sa pensée. Il peut interroger le candidat sur toute partie du programme du cycle terminal de ses enseignements de spécialité et évaluer ainsi la solidité des connaissances et les capacités argumentatives du candidat.
- 3e temps (5 mn) : Le candidat explique en quoi la question traitée éclaire son projet de poursuite d'études, voire son projet professionnel. Il expose les différentes étapes de la maturation de son projet (rencontres, engagements, stages, mobilité internationale, intérêt pour les enseignements communs, choix de ses spécialités, etc.) et la manière dont il souhaite le mener après le baccalauréat.
Le jury mesure la capacité du candidat à conduire et exprimer une réflexion personnelle témoignant de sa curiosité intellectuelle et de son aptitude à exprimer ses motivations.
Exemples en HLP tirés du manuel Nathan:
S'instruire aide-t-il à devenir adulte?
Quelle place peut être faite à la sensibilité dans l'éducation?
Comment faire partager aux autres l'expérience intime de soi-même?
Que peut la littérature face à la violence de l'histoire?
La littérature peut-elle dire l'innommable?
Utopie/dystopie : où va le monde?
Le dictateur: constructions et déconstructions d'une figure
Peut-on rompre avec les modèles du passé?
Les expressions de la sensibilité
Le héros romantique
1) Analyse de la toile: « le rêveur » de Caspar David Friedrich
- Il est solitaire et a horreur de la foule. Le romantisme suppose un rapport de soi à soi, une écoute et une considération de ses états d’âme, de sa sensibilité. La solitude
- Il recherche quelque chose d’absolu, de « sans limites », une forme de plénitude, des lieux qui n’invitent pas du tout à l’action mais à une forme de rêverie, de contemplation, comme s’il s’agissait d’être KO debout devant une puissance qui nous dépasse (le numineux). Cela induit une sorte de panthéisme. L’infini
- De ce fait, il trouve dans la nature, dans les lieux édifiants, voire écrasants une sorte de miroir idéal de son âme. La nature
Kierkegaard peut être considéré comme le philosophe romantique:
« Quel profit pour moi d’une vérité qui se dresserait nue et froide, productrice plutôt d’un grand frisson d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant et c’est cela à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif comme les déserts d’Afrique aspirent après l’eau…c’est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d’en arriver par là à baser ma pensée sur quelque chose non pas d’objectif, qui n’est pas moi, mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde croulait. »
De la même façon, il n’est pas vraiment question pour Friedrich de peindre le paysage tel qu’il est, mais de peindre l’homme qui contemple le paysage nous contemplons l’homme qui lui-même contemple, mais finalement il fixe moins la nature qu’il ne prête lui-même attention à ses rêveries. Comme Kierkegaard, Friedrich ne cherche aucune une vérité objective, froide mais une forme d’immersion dans un paysage qui crée une atmosphère nostalgique, contemplative, pure et grâce à laquelle rien ne distrait plus l’âme de se plonger en elle-même dans une sorte d’abîme. L’idée est finalement la suivante: pour explorer tout ce que notre âme revêt de réellement infini (la croyance), il faut se mettre en situation d’éprouver de la nature ce qui touche au sublime. Il n’est plus rien de la société des hommes qui puisse faire écho à la soif de plénitude du héros romantique qui trouve donc dans la nature autre chose qu’un refuge: un miroir.
Friedrich disait: « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. » Et c’est vraiment ce qu’illustre ce tableau, jusque dans la situation du personnage, qui est assis sur une fenêtre. Il joue clairement le rôle d’un médiateur comme très souvent dans les toiles de Friedrich où le personnage est de dos ou en retrait. Ce n’est pas tant son apparence à lui qui nous intéresse que cette sorte de mise en rapport d’une pensée et d’un paysage. Nous ne sommes finalement pas très loin de ces éléments ou de ces phénomènes naturels comme le feu, la mer, la surface miroitante d’un étang qui exerce sur le spectateur un effet hypnotique (Bachelard). Ce n’est pas encore l’impressionnisme de Monet et des nymphéas où précisément il n’est question que d’imposer à l’oeil cette ascèse presque insoutenable de la restitution d’un dynamisme pur du réel, de la fugacité de l’instant.
Mais il s’agit bien de rendre compte d’un abandon, d’un lâcher prise, d’une nostalgie, d’un rêve dans l’instant duquel l’Homme n’est plus contraint d’être poli, hypocrite, de suivre les conventions de la vie sociale et perçoit quelque chose de lui qui est en résonance avec la puissance de la nature. L’homme s’abime dans la contemplation du paysage et ce terme est important: « s’abimer ». On se donne le droit de se laisser porter par un flux de temporalité qui n’est plus du tout celui de l’organisation sociale et qui, en un sens, n’est plus tout à fait de la temporalité comme dirait Bergson mais de la durée, du mouvement pur. Il existe un rapport entre cette ivresse sans alcool que procure ce lâcher prise, cette immersion dans un paysage et l’épreuve d’une continuité sans succession qui s’effectue dans la musique.
L’urgence de faire, d’agir ou de « sembler occupé » n’est plus efficiente ici. Le héros romantique est entièrement dans le trouble d’un mouvement plus pur, d’une évolution plus subtile des transformations du paysage (c’est exactement ce qui se passe dans un coucher de soleil: on ne se rend pas compte du mouvement de la nuit tombée précisément parce que ce mouvement n’est pas celui d’un passage d’une réalité à une autre, d’un instant à un autre instant mais suit le dynamisme au gré duquel c’est insensiblement que l’on passe d’un instant à un « autre »).
De tous les points de vue, le héros romantique n’est aucunement soucieux de «faire société ». Nous savons tous qu’il est presque honteux de rester là sans rien faire dans un lieu fréquenté par d’autres personnes. Dans une fête ou dans une cour de lycée, il faut manifester qu’on n’est pas désœuvré, seul, qu’on a des amis, en regardant son portable, en envoyant des messages, etc. Aujourd’hui plus qu’à aucune autre époque, nous sommes connectés à un réseau, nous « communiquons » même si finalement le contenu importe peu. Même quand nous évoquons notre vie personnelle, c’est au travers d’un travail de représentation dans lequel ce qui importe est moins la justesse de l’autoportrait que son attractivité voire son approbation par les autres. En fait, cette attitude est souterrainement justifiée, commandée par un postulat, par une prise de position philosophique selon laquelle nous n’avons pas vraiment à chercher le « moi » ailleurs que dans cette parution d’images de soi, d’activité filmée, de mise en scène de soi. Il importe finalement assez peu que nous soyons heureux , l’important est que nous paraissions l’être en persuadant les autres par une multiplicité d’images, de photos, de récits de soi que nous sommes épanouis. Fatalement cette projection continue se construit au gré des modes, des mentalités et des impératifs de l’époque. Une expérience n’est pas ratifiée parce qu’elle est vécue mais parce qu’elle est « parue ». Ce n’est même pas que nous n’ayons pas de profondeur, c’est tout simplement que nous ne croyons pas à cette authenticité. Nous sommes acteurs de notre auto-portrait, nous créons de toutes pièces l’image de celui ou celle que nous souhaitons être aux yeux des autres, mais cette apparente liberté cache en réalité une dépendance totale et aliénante à des usages, à des normes, à des codes qui sévissent au sein d’un groupe.
Pour le héros romantique, c’est très exactement le contraire, il n’est pas actif, il recherche même dans la nature une forme de confrontation avec une puissance qui le dépasse ou du moins par rapport à laquelle il se sent faible, « petit »; Ici nous voyons bien que le personnage est dans une sorte d’expectative, dans l’encadrement d’une fenêtre qui fait de lui un « observateur » mais son regard n’est pas attaché à quelque chose du paysage. Il se laisse gagner par une atmosphère qui révèle en lui qu’il est par quelque biais rattaché à du divin, à de l’absolu. Se sentir vivant lui semble plus important que se sentir intégré parce que cette intégration est toujours soumise à conditions. Il faut sans cesse faire « patte blanche », alors que le sentiment d’exister tel qu’il se manifeste à nous dans cette immersion au sein des puissances naturelles est sans conditions.
Il convient donc de bien saisir le paradoxe du héros romantique qui ne porte attention à l’extérieur qu’en tant que cette immersion dans un paysage lui fait ressentir un vertige , un étourdissement ou, comme ici une rêverie qui sont intérieurs et manifeste une parenté profonde, ancienne, originelle avec la vie.
Si nous essayons de relever avec précision les différents éléments du tableau, nous remarquerons:
Que c’est la fin du jour et que la silhouette du personnage se détache sur le fond dégradé d’un coucher de soleil, ce qui accentue évidemment la sensation de nostalgie, ce moment où nous ne sommes pas ou plus dans l’activité des heures ouvrables. La silhouette d’arbres plutôt hauts nous laisse deviner la présence d’une forêt, d’un lieu un peu sauvage et désert dans lequel l’homme a essayé de s’implanter mais où la nature a repris ses droits.
Qu’il est dans les ruines, dans les vestiges d’une présence humaine ancienne et révolue mais qu’en même temps, on perçoit bien à la forme de l’ouverture que c’est un ancien monastère, ou une église. (rapport au divin). Le cadre de la fenêtre redouble celui de la toile si bien que le regard est évidemment attiré d’emblée par le coucher du soleil et les arbres, par l’extérieur. L’intérieur étant plongé dans l’ombre. Entre l’ombre et la lumière déclinante, le héros romantique s’installe dans une rêverie qui semble s’imposer: rien n’est vraiment à mettre en œuvre ici: le souille se couche et l’homme a renoncé à habiter ce lieu. Le personnage finalement occupe peu de place. Il apparaît un peu comme l’acteur présent d’un passé humain qui n’est plus de mise.
Dans quelle situation sommes nous placés, nous: spectatrices et spectateurs? Nous sommes dans l’ombre, un peu exclus d’une scène dont nous éprouvons bien qu’elle nous place comme une présence indésirable, de telle sorte que soit nous sommes tentés de nous retirer, de laisser là le héros romantique dans sa rêverie, dans son efficience pensive, soit nous allons jusqu’au bout du postulat romantique et considérons que ce qui est à l’extérieur est à l’image de ce qui est en train de se passer à l’intérieur. Dans cette rêverie, quelque chose d’un pur sentiment d’exister prend forme et puissance. Le spectacle de la nature, de la nature naturante est formellement identique, notamment par cette perception intime d’une autre durée, d’une existence ressentie dans toute son authenticité, dans son exactitude.
2) Faire droit à la sensibilité et à l’indicible
Historiquement, le romantisme est un mouvement qui apparut à la fin du 18e siècle en Allemagne et en Angleterre. Il consiste essentiellement dans une réaction visant à contrarier le primat de la raison sur la sensibilité qui caractérise les Lumières et notamment la philosophie d’Emmanuel Kant. Autant le mouvement des Lumières se définit par la mise au premier plan de la raison, de l’humanité, de l’universalité, de la liberté et d’une forme d’ « activité » fondée sur la volonté (pour Emmanuel Kant une action morale ne peut être fondée que sur une « bonne intention » et celle-ci ne peut consister que dans une volonté pure, c’est-à-dire débarrassée de tout intérêt égoïste, personnel, sensible. Une action est donc morale quand celui qui l’accomplit suit une maxime universelle, c’est-à-dire que le principe de son action peut « faire monde » ou en d’autres termes, quand on peut vouloir que tous les hommes la réalisent également), autant le romantisme insiste au contraire sur l’importance de la sensibilité, de l’individu, de la subjectivité, de la contemplation « passive, attentive et attentiste ». La plupart des philosophes des Lumières croient et oeuvrent en vue d’un progrès de l’humanité, Le mouvement romantique invite au contraire l’individu à se renfermer sur soi, ou du moins à chercher en soi, plutôt que dans la sociabilité et le rapport aux autres une forme d’accomplissement. C’est pourquoi le romantisme célèbre davantage la nature que l’humanité ou la société.
Mais si l’on approfondit ce point, on réalise que ce n’est pas du tout de sa part une forme de paresse ou de découragement à l’égard de l’organisation politique qui le détache de cette préoccupation. Dans cette solitude et cette immersion au coeur de ses états d’âme, le héros romantique fait l’expérience d’un sentiment d’existence si plein et si absolu qu’il n’est rien d’une utilisation banale de la langue qui puisse réellement l’exprimer. Il est nécessaire d’affûter autant notre usage des mots que sa sensibilité pour faire signe d’une expérience intime qui fondamentalement ne pourra jamais être retranscrite en l’état.
Le propre d’une langue est, en effet, de découper nos sensations selon les contours de termes et de notions communes, de telle sorte que « grosso modo », nous puissions faire groupe autour d’idées générales partagées. Toute communauté se constitue sur le fond d’un postulat qui consiste à poser que nous pouvons nous entendre sur une version à peu prés identique de ce qu’est la joie, la peine, l’amour, la tristesse, etc. Pourtant dés lors que nous cessons un peu de « communiquer » et que, comme le héros romantique, nous nous efforçons de ressentir au plus prés le sentiment en lui-même, nous percevons que ce n’est jamais aussi simple, jamais aussi énonçables. Qui de nous ‘a jamais éprouvé ce sentiment profond de ratage quand il essaie d’expliquer à quelqu’un une émotion, un affect particulier. Nous laissons échapper un qualificatif, nous percevons bien que l’autre approuve par un signe de tête mais nous avons aussi envie de lui dire:
« - Attends, ce n’est pas ça. C’est plus complexe que ça…Il faudrait dire aussi cela et puis cela et utiliser telle image…(bref écrire quasiment un livre, un poème, une musique)
Qu’est-ce qu’un artiste? Une personne qui ne se satisfait pas de cette apparence de communauté, de ce mensonge de la compréhension, de l’entente par les mots et qui décide soit par la musique, la peinture, à savoir des arts qui n’utilisent pas la langue, soit par l’écriture, de simplement faire signe de l’indicible grâce à une utilisation originale, inattendue, poétique et stylisée des mots, lesquels sont alors travaillées à contre emploi de ce qu’ils sont censés être. Le romantique ne croit pas à la communication des idées mais plutôt à une communion des âmes qui, à l’occasion de l’écoute ou de la lecture des mots d’un autre, perçoit au-delà de ces mots eux-mêmes le flux authentique et nostalgique d’une expérience moins partagée que vécue dans une plénitude forcément identique parce que « totale ». Les mots ne sont dés lors que des « marche-pieds », des tremplins, des vecteurs, mais l’originalité et la beauté stylistique avec lesquelles ils sont travaillées par l’auteur fait signe de l’unicité pure, indicible du sentiment.
Le héros romantique est donc nécessairement taciturne, silencieux parce qu’en un sens, seule la profondeur du silence peut faire écho à la nature indicible du sentiment ressenti. Si le poète romantique écrit néanmoins, c’est avec ce souci quasi désespéré de pointer comme un doigt levé vers la lune qui n’est pas la lune l’extrême richesse et complexité de sentiments que la grossière découpe des mots ne peut pas exprimer adéquatement. Cette richesse et cette complexité des expériences vécues est en chacune et en chacun de nous mais seuls les artistes sont assez téméraires pour tenter l’impossible, c’est-à-dire pour exprimer de l’inexprimable.
L’adversaire le plus déclaré du romantisme, à ce titre, c’est le penseur convaincu qu’il n’est rien de nos sentiments qui soient constitués d’autre chose que de mots. Nous ne serions pas « tristes » si n’existait pas, pour le dire, le mot: « tristesse ». C’est par pure conformité à des mots que nous éprouvons des sentiments. Il existe bien des changements, des variations de flux et d’intensité de notre perception du réel, mais leur richesse, leur subtilité viennent exclusivement des mots et ils ne sont par eux-mêmes que des états larvaires, frustres, pauvres. Le sentiment n’existe qu’à partir du moment où il est « dit », baptisé. Avant, il n’est rien qu’un ressenti vague frustre et primitif. Ce que le romantique vénère, de ce point de vue, c’est de la langue balbutiée, inaudible, immature.
Un argument plaide néanmoins en faveur du romantisme, c’est ce surcroît d’attention qu’il porte au réel et cela au fil des expériences les plus courantes et les plus quotidiennes. Le romantique est un infatigable déchiffreur de signes toujours à l’affût de ce qu’un détail peut recéler secrètement d’exaltation, de prétexte à une rêverie, à une contemplation, à une exploration silencieuse. Il ne partage pas les préoccupations communes de la population: gagner de l’argent, réussir socialement sa vie, avoir un plan. Épargne retraite mais ce n’est pas par amour de l’attraction ou pour se réfugier dans la fiction. Il est au contraire sensible aux nuances les plus subtiles de la réalité. C’est parce qu’il est plus en phase avec la réalité qu’il apparaît paradoxalement aux yeux des personnes impliquées dans les soucis prosaïques de la vie ordinaire comme « décalé ».
Gustave Flaubert n’est pas du tout un écrivain romantique. Il est plutôt considéré comme participant du mouvement réaliste, et pourtant c’est bien sous sa plume que nous pouvons trouver l’illustration parfaite d’’une exaltation romantique des sentiments. A la fin de l’Education sentimentale, Madame Arnoux et Frédéric Moreau qui ont été très liés sans jamais être amants se retrouvent après une longue période d’éloignement. C’est presque une vieille dame qui avoue son amour à un homme mûr (mais plus jeune). Madame Arnoux était marié. Elle ne fut jamais infidèle à son mari. Frédéric et elle ont donc alimenté leur amour réciproque de signes, de promesses, de suppositions, d’interprétations continuelles d’expressions et de gestes ébauchés. Dans cet aveu très tardif, ils évoquent à la fois la relation qu’ils auraient pu entretenir et celle qui les a effectivement « unis ». Le sentiment déclaré est donc à la fois nostalgique souffrant et finalement entier parce que chacun des deux sait bien qu’une relation réelle les aurait plongé dans une succession de compromissions, de médiations, de petits arrangements au coeur de laquelle ils n’aurait pas pu étancher leur désir d’un amour sans limite. Frédéric et Madame Arnoux sont des romantiques qui ont paradoxalement trouvé dans leur façon de ne pas vivre leur relation le seul moyen de la faire exister authentiquement.
Ce décryptage rétroactif de tous ces signes qu’ils se sont envoyés l’un à l’autre durant leur fréquentation constitue le modèle même de la relation romantique par excellence: souffrante, non satisfaite, mélancolique, mais infiniment sensible, discrète, attentive, impliquée, féconde en ce sens qu’elle requiert un engagement sans limites de deux intériorités. Frédéric et Madame Arnoux misent ensemble sur la plénitude et la constance d’un sentiment d’autant plus puissant qu’il ne se sera que ressenti et quand il sera avoué, la couleur blanche des cheveux de Madame Arnoux dit assez clairement l’essence purement et exclusivement nostalgique de cet amour là. Il faut longuement réfléchir à l’échange de ces deux personnages
Nous nous serons bien aimés
Sans nous appartenir pourtant!
N’est-ce pas précisément parce qu’ils ne se sont pas appartenus l’un à l’autre qu’ils se sont authentiquement aimés? N’est-ce pas ce prétendu sentiment d’appropriation de l’âme et du corps de la personne aimée qui contient en germe la promesse de son usure, de sa détérioration, et finalement de sa fin ?
« Elle s'étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
-- Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d'amour dans les livres.
-- Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir , dit Frédéric. Je comprends Werther, que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
-- Pauvre cher ami !
Elle soupira ; et, après un long silence :
-- N'importe, nous nous serons bien aimés.
-- Sans nous appartenir, pourtant !
-- Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
-- Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
-- Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l'avait découvert.
-- C'est un soir que vous m'avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : " Mais il m'aime, il m'aime !... " J'avais peur de m'en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j'en jouissais comme d'un hommage involontaire et continu.
Il ne regretta rien. Ses souffrances d'autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses. »
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