1) L’étonnement et la curiosité à l’égard de ce que
l’on croyait savoir
La première chose qu’il est nécessaire d’intégrer, c’est que la philosophie n’est pas une matière qui aurait plus qu’une autre cette caractéristique de devoir être évaluée, jugée, éventuellement rejetée parce que l’on se dit que ce n’est pas votre tasse de thé, ou que chacun est libre d’avoir son opinion, etc. L’ambiguïté vient d’un mésusage de la philosophie qui est pour la majorité des gens réduite à une espèce de volonté d’affirmer ses options, de se ranger de tel ou tel côté, de dire ce qu’on pense alors que justement il s’agit d’abord de le penser. Elle est une matière comme une autre. Elle est « là ». Il faut faire avec, composer avec, réaliser vraiment en quoi elle consiste. Et de ce point de vue, Aristote est l’un des premiers philosophes à nous dire qu’elle réside d’abord dans un acte qui est celui de l’étonnement (« c’est l’étonnement qui poussa les premiers penseurs aux réflexions philosophiques »), c’est-à-dire à ne jamais considérer que le monde, la réalité ou soi-même sont des données qui vont de soi.
Rejeter la notion même de normalité - Voilà une première attitude déterminante qu’il va nous falloir cultiver sans retard, avec simplicité et constance. « Rien ne va de soi », rien n’est « normal ». Les évènements qui nous apparaissent comme les plus habituels, les plus évidents, les plus routiniers revêtent toujours une part d’inexplicable, d’inattendu, d’ahurissant. Que nous existions, c’est assez incompréhensible, c’est presque miraculeux, c’est quelque chose dont rien ni personne ne peut rendre compte avec la certitude d’avoir raison. Il est bien sûr très tentant, voire très rassurant de se prémunir contre cette épreuve de l’étonnement qui est le premier mouvement de la philosophie, son éveil, tout simplement parce que l’on peut ainsi se consacrer à des tâches dites essentielles: assurer son bien-être et celui de sa famille, veiller à bien vivre en court-circuitant tout questionnement sur ce que vivre « est ».
A bien des titres, c’est exactement ce que fait Cypher dans Matrix, nous faisons le choix du plaisir plutôt que celui du savoir, mais en même temps, nous savons que nous laissons tomber une partie de nous même qui nous donnerait de la solidité, de la verticalité, de l’ancrage. Nous faisons le choix d’une satisfaction immédiate plutôt que celui d’un aplomb, d’une lucidité, d’un savoir sur soi à partir duquel seul peut s’entendre un bonheur authentique. La philosophie n’est ni un savoir, ni un acte de foi, elle réside dans une attitude qui consiste à ne pas se raconter d’histoire et à admettre, à être à la hauteur de cette donnée complètement première, primaire, voire brute: aucune proposition certaine ne peut être défendue sur notre existence. Ce point est vraiment important, voire fondamental: la philosophie est vraiment très primaire, elle consiste à revenir à une approche primitive de l’existence. C’est par une sorte de retournement vraiment ironique, voire paradoxal que le sens commun est parvenu à la stigmatiser comme une discipline ardue, abstraite, éloignée de la réalité alors qu’elle a toujours consisté surtout dans une attitude qui consiste à tout remettre à plat, à tout resituer à la lumière de cette évidence de départ selon laquelle rien n’est si évident, facile, allant de soi, mais en même temps que rien ne soit aussi définissable et compréhensible qu’il paraît, c’est justement une évidence, une certitude première.
Etre à la hauteur de ce qui nous arrive pour en saisir la complexité, la richesse, la fécondité - Tout ce qui vient d’être dit, nous le retrouvons dans la formulation d’un philosophe d’aujourd’hui qui résume bien la philosophie: Baptiste Morizot dit qu’elle est une curiosité à l’égard de ce qu’on croyait savoir. Elle consiste à prendre en compte le fait que les choses sont toujours plus inexplorées, plus riches et plus nuancées qu’on ne pensait. C’est la raison pour laquelle, il faut toujours s’interroger sur soi avant de s’interroger sur le monde de façon à désamorcer à la racine toute illusion sur notre savoir, à tenir la bride de notre orgueil de faux savant. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux »: c’est bien cela que ça signifie. Socrate nous fait savoir que rien n’est pire que d’être dupe de sa propre ignorance. Il n’est peut-être rien que je puisse savoir avec une absolue certitude mais cette aptitude à m’interroger sur mon savoir, elle est bel et bien opérationnelle et il est certain qu’elle existe. Par conséquent je suis forcément « ça »: cette aptitude, et c’est elle qu’il faut que je cultive pour être toujours à la hauteur des évènements qui m’arrivent.
Connaître, c’est savoir qu’on ne sait pas - Il se peut que cette attitude vous décourage parce que vous la considérez comme vaine, inutile, décevante, caduque. Mais dés qu’on y réfléchit on se rend compte qu’elle n’est pas désavouée, y compris par les plus récentes découvertes de la science physique. Quand par exemple Heisenberg parle du principe d’indétermination, il désigne cette limite infranchissable entre deux propriétés physiques d’une même particule: sa position et sa faculté de mouvement. Plus on détermine précisément la position d’une particule, moins on peut définir avec justesse sa vitesse, ce qui revient exactement à dire que plus vous savez où elle est, moins vous pouvez savoir où elle est puisque cette particule n’est pas statique, et qu’elle est déjà en train d‘être ailleurs. Le degré d’exactitude de la determination de sa position est inversement proportionnel à celui de la connaissance de sa vitesse. Ce que l’on peut déterminer avec une précision vraiment certaine c’est là où elle n’est pas. C’est-à-dire que ce principe nous apprend quelque chose de certain et de précieux, de vraiment scientifique mais en même temps, ce qu’il nous apprend, c’est l’exactitude de la mesure au gré de laquelle on ne connaît pas la position de la particule. Nous constatons alors que l’une des plus anciennes et des plus célèbres affirmations de la philosophie est vérifiée par l’une des plus récentes découvertes de la physique quantique. Ce n’est pas rien de remettre souvent en question nos supposées certitudes et peut-être ne pouvons nous vraiment savoir quelque chose qu’en suivant exactement le mode d’affirmation de Heisenberg: savoir c’est simplement graduer son ignorance.
La philosophie et la science ont donc ce point commun de se distinguer radicalement de toute affirmation tranchée, définitive, péremptoire. Elles désignent toutes les deux des attitudes qui consistent à partir du principe de la complexité, de la richesse de leurs objets plutôt que de tomber dans l’illusion d’un savoir « acquis », dogmatique. Et c’est d’autant plus intéressant, important que nous vivons aujourd’hui une époque dans laquelle les réseaux sociaux donnent à chacun la prétention de poser de façon sectaire et catégorique, créant par là même une adhésion politique à des positions sans nuance et que paradoxalement les évènements auxquels nous sommes confrontés mettent en valeur et au premier plan la complexité des phénomènes. Le réchauffement climatique, par exemple, est une donnée scientifique avérée qui nous invite à réviser totalement nos modes de vie, à être le plus sensible possible aux nuances auxquelles il nous faut les uns et les autres être attentifs désormais et, en même temps à remettre en questions nos certitudes anciennes. Il n’a jamais été aussi urgent et nécessaire pour l’humanité qu’aujourd’hui de revenir à cette humilité, à cet étonnement de la philosophie qui nous situe d’abord comme des êtres vivants ayant à créer un type d’habitat et des habitudes de vie dans le monde, comme n’importe quel autre animal et pourtant jamais, nous n’avons été confrontés à une telle violence, à un tel parti pris dans les assertions, dans les a priori sectaires et sans nuances. Jamais l’humanité n’a semblé aussi désemparée, aussi déstabilisée, aussi « en jeu », aussi perdue qu’aujourd’hui et en même temps, jamais elle n’a été confrontée à l’exigence quasi physique de le faire. Jamais l’univers, les conditions climatiques ne nous ont autant mis en situation de remettre en cause des certitudes anciennes donc de faire de la philosophie, et jamais les institutions, les mentalités, les technologies, les structures économiques et politiques en place n’ont semblé aussi éloignées de cette pratique, rendant parfois inaudibles un discours raisonnable.
Je ne vois pas comment nous pourrions passer à côté de cette aubaine: faire de la philosophie quand les conditions climatiques, biologiques, phylogénétiques, environnementales, animales de l’habitat terrestre « deviennent » de la philosophie. La majorité de la population humaine ne veut pas d’une humanité philosophe, mais la vie, elle le réclame en nous imposant de mettre en question nos certitudes les plus enracinées. « Faire preuve de curiosité à l’égard de ce que nous croyions savoir », c’est à cela que nous invite une planète en mutation qui nous met absolument en demeure de l’habiter autrement. C’est une pratique de la philosophie à laquelle aucun des penseurs anciens n’a été confronté avec cette violence mais en même temps ce qu’il nous disent, notamment les stoïciens nous aident à composer avec ce qui advient, tout simplement parce que la philosophie se définit aussi comme une attention au présent. C’est comme s’ils nous avaient préparé à ce que nous avons, nous, à effectuer réellement, maintenant.
En d’autres termes, c’est le moment ou jamais pour nous de saisir le sens de ce que la philosophie a toujours été, « vraiment », depuis l’antiquité, parce qu’aujourd’hui, ce qui nous en est montré par les médias est un dévoiement de la chose philosophique. Si la philosophie était cette espèce de déversement haineux auxquels se sont livrés la plupart de nos intellectuels français contre Greta Thunberg, alors, en effet, ce ne serait vraiment pas le moment de philosopher, mais ce n’est pas ça la philosophie. Notre aptitude à remettre en cause nos présupposés, nos préjugés, à explorer la complexité d’une réalité qui se manifeste clairement et urgemment à nous comme multiple, inattendue, complexe, riche, c’est exactement cela la philosophie et il se trouve que c’est aussi ce qu’il faut impérativement rendre opérationnels. Bref, pour le dire clairement, nous avons à revenir sur les traditions et les habitudes d’une humanité qui a longtemps cru que la vie était humaine avant tout, que l’homme était une créature élue, que l’homme était le destin et le seul avenir de la terre pour considérer aujourd’hui que la vie n’est pas qu’humaine. Il ne s’agit pas du tout d’affirmer que seule la philosophie est requise par la situation. C’est totalement faux, nous avons besoin d’autres conceptions économiques, sociétales, politiques, scientifiques mais en tant que discours interrogeant fondamentalement la nature de nos certitudes et nous invitant à les sonder, la philosophie est l’attitude incontournable de départ. Savoir ce que c’est qu’exister, c’est un projet à redéfinir incessamment et pour nous urgemment.
Pour bien faire comprendre cette idée, on peut évoquer une distinction que fait la philosophie sur la « nature ». Nature vient du latin Natura qui signifie le fait de naître. Spinoza distingue la nature naturée et la nature naturante. Il y a les choses que la nature a faites: les organismes, les fleurs, les petits oiseaux, les arbres, etc. Et puis il y a la nature naturante, à savoir l’acte de faire naître et de faire croître, de faire évoluer. C’est de celle-ci que Spinoza dit qu’elle est finalement « Dieu »: « Deus sive Natura ». Si on ne considère la nature qu’en tant que nature naturée, alors en effet, la nature est une réalité inerte, malléable, utilisable, corvéable à merci et figée dans la répétition pure de cycle, mais ce que nous vivons, c’est que la nature est « naturante », qu’elle est une puissance, qu’elle est effectivement le principe même de naissance et de croissance de tout ce qui est, et, dés lors, que toutes nos actions ont à prendre place dans cette efficience évolutive là. Pour bien saisir la situation que nous vivons, il faut saisir cette nuance. Nous avons des choses à faire et nous avons des personnes à être mais seulement à partir de ce qui nous a fait être, à savoir la nature naturante. En d’autres termes il va nous falloir composer, trouver des solutions nouvelles à une situation nouvelle, pour une humanité qui n’a jamais été autant au seuil d’une condition inconnue. C’est une tâche aussi inédite, complexe, angoissante que littéralement fascinante, fabuleuse, quasi miraculeuse, au sens où il va peut-être falloir accomplir des miracles.
Mais c’est là un terme dont il faut se méfier parce que précisément la philosophie n’est pas la religion et qu’il n’est pas ou plus question de faire naître de l’espérance. Par miracle, ce qu’il faut entendre, c’est qu’à bien des égards la situation est désespérée mais qu’en même temps, elle ne le sera que si nous trouvons le temps de désespérer, temps que nous n’avons pas. La philosophie ne nous propose donc ni rite, ni prière, ni foi pour agir mais simplement une sagesse, telle que nous la retrouvons chez les Stoïciens lorsqu’il nous invitent à « être à la hauteur de ce qui nous arrive ». Un bon exemple de stoïcisme nous est donné par le guitariste Django Reinhardt dont la roulotte a brûlé et qui est sorti gravement brûlé de l’incendie. Deux doigts de sa main étaient endommagés à vie mais il a alors créé un nouveau style de jeu créant ainsi ce que l’on a appelé la guitare manouche. Il a été à la hauteur de ce qui lui est arrivé. Cela signifie créer, inventer parce qu’en fait ce qui nous arrive est toujours une nouvelle situation. Dés qu’on n’invente rien, on est en dessous de ce qui nous arrive. Cela nous fait réaliser à quel point de nombreuses questions ne se situent pas à cette hauteur effectivement. Comment être à la hauteur de ce qui nous arrive quand ce qui nous arrive est une transformation radicale et irréversible du climat, donc des milieux (érosion, fonte des glaciers, hausse du niveau des océans, donc des rapports avec les autres espèces animales et végétales), donc des conditions premières d’habitat et de consommation? C’est une condition profondément stoïcienne qui se pose à nous avec une urgence qui n’était pas celle des Stoïciens. Ce qu’il nous revient de faire c’est finalement d’être encore plus stoïcien que les stoïciens eux-mêmes, et rien ne saurait donner à l’étude philosophique des Stoïciens plus de justesse, plus de puissance, plus de nécessité.
Un signe qui ne trompe pas par rapport à cette urgence et à cet impératif se manifeste précisément dans le fait que la philosophie n’est plus vraiment appelée dans les débats publics, non seulement parce que les débats « publics » n’existent plus vraiment, à cause des conditions imposées par les réseaux sociaux, mais aussi parce que la philosophie n’est plus cette façon un peu éloignée de se poser des questions gentiment parce que « c’est intéressant ». La philosophie est bien une discipline questionnante mais ce qu’elle a de questionnant se justifie aujourd’hui de ceci que la vie humaine est en question.
C’est particulièrement vrai de la pandémie qui pose de façon à la fois magistrale et tragique la question philosophique de nos rapports avec les animaux. Le coronavirus est né finalement de deux circonstances qui sont toutes les deux le fait de l’homme: la déforestation d’abord et ensuite le fait qu’ont été mis en présence des espèces animales qui ne sont pas naturellement vouées à se rencontrer, et cela s’est fait dans des marchés vente d’animaux en Chine. Cela veut dire que le coronavirus a été causé par l’habitude humaine de mettre sur le marché de la consommation des espèces animales rares. Or ce qui est vraiment troublant dans les débats publics d’aujourd’hui, c’est qu’ils portent sur des interrogations de type social, économique, médical, faut-il confiner, porter le masque, chercher le vaccin, etc? Autant de questions importantes pour l’homme mais pour autant qui ne vont pas au coeur du problème parce qu’elles ne posent pas la question de l’homme, du type de comportement de l’homme à l’égard des animaux, surtout des animaux sauvages à l’origine du problème alors même que c’est exactement là-dessus qu’il faut travailler si nous voulons espérer une amélioration de notre condition. Ici encore le philosophe Baptiste Morizot nous éclaire considérablement: « Dans notre culture, le rapport aux animaux a été infantilisé, alors que la relation à l’animalité est constitutive de notre humanité dans ce qu’elle a de plus sain. Nous partageons avec eux une ascendance, l’énigme d’être vivant et la responsabilité de cohabiter décemment. Le mystère d’être un corps, un corps qui interprète le monde est partagé par tout le vivant: c’est la condition vitale universelle. C’est peut-être elle qui mérite d’appeler le sentiment d’appartenance le plus puissant. »
La philosophie est une curiosité à l’égard de ce que l’on croyait savoir et ce que l’on croyait savoir c’est que les animaux constituaient finalement une espèce de réserve, de fond de ressource inerte dans lequel l’homme pouvait puiser à volonté, autant qu’il le voulait. Mais voilà que nous prenons contact avec des notions de « territoires », avec la complexité de mises en relation « permises » ou pas, avec l’idée selon laquelle la nature n’est pas moins politique, ni complexe que la société humaine. Et cela ne signifie pas du tout qu’il faudrait revenir en arrière et vivre à l’âge des cavernes mais qu’il faut simplement redéfinir nos rapports avec les animaux, avec la nature parce qu’elle est d’abord naturante et pas naturée.
Avec beaucoup de calme, d’humilité, de rigueur, de constance, et sans agressivité, il faut pratiquer la philosophie comme un sport de combat parce qu’ « il nous faut des armes » comme le dit le philosophe Gilles Deleuze. Il faut se doter des moyens de comprendre et d’agir ce qui se passe aujourd’hui, non seulement parce que notre situation est « critique » mais aussi parce que les corps de métier qui sont censés nous permettre de le faire sont aujourd’hui, je pense aux instances politiques et médiatiques, sont elles aussi en crise, en difficulté, travaillées par des intérêts qui parfois les empêche de saisir le présent de la situation.
Il n’est pas du tout question de déduire de tout ceci que nous allons travailler la philosophie dans une optique militante, revendicative ou idéologique. C’est même le contraire de cela. Les circonstances nous interdisent de pratiquer la philosophie de façon éthérée, idéale, confuse, rêveuse. Ça n’a jamais été le cas, mais aujourd’hui, ce n’est absolument pas une option. Mon objectif en vous parlant ainsi de faire de la philosophie aujourd’hui est simplement de vous installer dans le cours, et de vous y installer aujourd’hui, de vous faire comprendre que l’injonction d’Epicure selon laquelle il faut faire de la philosophie au présent est à prendre très sérieusement, non seulement parce qu’en effet nous ne vivons qu’au présent mais aussi parce que le présent que nous vivons, nous, est vraiment fascinant, ouvert, critique, crucial. Il faut que le cours de philosophie soit pour nous l’occasion de nous forger des armes, cela signifie qu’il doit nous permettre d’être à la hauteur de ce qui nous arrive et cela ça veut dire que je me propose de vous offrir à chaque heure que nous passerons ensemble un espace neutre dans lequel vous et moi allons faire notre possible pour nous détacher des influences agressives qu’elles viennent des parents, des amis, des pseudo amis de Facebook, de tels ou tels courants de pensée. Penser par soi-même est un travail extrêmement difficile qui n’est peut-être réservé qu’à quelques uns et je n’aurai pas la prétention de savoir le faire. Par contre, je sais que c’est possible et mon métier consiste à vous faire réaliser que c’est possible.
l’on croyait savoir
La première chose qu’il est nécessaire d’intégrer, c’est que la philosophie n’est pas une matière qui aurait plus qu’une autre cette caractéristique de devoir être évaluée, jugée, éventuellement rejetée parce que l’on se dit que ce n’est pas votre tasse de thé, ou que chacun est libre d’avoir son opinion, etc. L’ambiguïté vient d’un mésusage de la philosophie qui est pour la majorité des gens réduite à une espèce de volonté d’affirmer ses options, de se ranger de tel ou tel côté, de dire ce qu’on pense alors que justement il s’agit d’abord de le penser. Elle est une matière comme une autre. Elle est « là ». Il faut faire avec, composer avec, réaliser vraiment en quoi elle consiste. Et de ce point de vue, Aristote est l’un des premiers philosophes à nous dire qu’elle réside d’abord dans un acte qui est celui de l’étonnement (« c’est l’étonnement qui poussa les premiers penseurs aux réflexions philosophiques »), c’est-à-dire à ne jamais considérer que le monde, la réalité ou soi-même sont des données qui vont de soi.
Rejeter la notion même de normalité - Voilà une première attitude déterminante qu’il va nous falloir cultiver sans retard, avec simplicité et constance. « Rien ne va de soi », rien n’est « normal ». Les évènements qui nous apparaissent comme les plus habituels, les plus évidents, les plus routiniers revêtent toujours une part d’inexplicable, d’inattendu, d’ahurissant. Que nous existions, c’est assez incompréhensible, c’est presque miraculeux, c’est quelque chose dont rien ni personne ne peut rendre compte avec la certitude d’avoir raison. Il est bien sûr très tentant, voire très rassurant de se prémunir contre cette épreuve de l’étonnement qui est le premier mouvement de la philosophie, son éveil, tout simplement parce que l’on peut ainsi se consacrer à des tâches dites essentielles: assurer son bien-être et celui de sa famille, veiller à bien vivre en court-circuitant tout questionnement sur ce que vivre « est ».
A bien des titres, c’est exactement ce que fait Cypher dans Matrix, nous faisons le choix du plaisir plutôt que celui du savoir, mais en même temps, nous savons que nous laissons tomber une partie de nous même qui nous donnerait de la solidité, de la verticalité, de l’ancrage. Nous faisons le choix d’une satisfaction immédiate plutôt que celui d’un aplomb, d’une lucidité, d’un savoir sur soi à partir duquel seul peut s’entendre un bonheur authentique. La philosophie n’est ni un savoir, ni un acte de foi, elle réside dans une attitude qui consiste à ne pas se raconter d’histoire et à admettre, à être à la hauteur de cette donnée complètement première, primaire, voire brute: aucune proposition certaine ne peut être défendue sur notre existence. Ce point est vraiment important, voire fondamental: la philosophie est vraiment très primaire, elle consiste à revenir à une approche primitive de l’existence. C’est par une sorte de retournement vraiment ironique, voire paradoxal que le sens commun est parvenu à la stigmatiser comme une discipline ardue, abstraite, éloignée de la réalité alors qu’elle a toujours consisté surtout dans une attitude qui consiste à tout remettre à plat, à tout resituer à la lumière de cette évidence de départ selon laquelle rien n’est si évident, facile, allant de soi, mais en même temps que rien ne soit aussi définissable et compréhensible qu’il paraît, c’est justement une évidence, une certitude première.
Etre à la hauteur de ce qui nous arrive pour en saisir la complexité, la richesse, la fécondité - Tout ce qui vient d’être dit, nous le retrouvons dans la formulation d’un philosophe d’aujourd’hui qui résume bien la philosophie: Baptiste Morizot dit qu’elle est une curiosité à l’égard de ce qu’on croyait savoir. Elle consiste à prendre en compte le fait que les choses sont toujours plus inexplorées, plus riches et plus nuancées qu’on ne pensait. C’est la raison pour laquelle, il faut toujours s’interroger sur soi avant de s’interroger sur le monde de façon à désamorcer à la racine toute illusion sur notre savoir, à tenir la bride de notre orgueil de faux savant. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux »: c’est bien cela que ça signifie. Socrate nous fait savoir que rien n’est pire que d’être dupe de sa propre ignorance. Il n’est peut-être rien que je puisse savoir avec une absolue certitude mais cette aptitude à m’interroger sur mon savoir, elle est bel et bien opérationnelle et il est certain qu’elle existe. Par conséquent je suis forcément « ça »: cette aptitude, et c’est elle qu’il faut que je cultive pour être toujours à la hauteur des évènements qui m’arrivent.
Connaître, c’est savoir qu’on ne sait pas - Il se peut que cette attitude vous décourage parce que vous la considérez comme vaine, inutile, décevante, caduque. Mais dés qu’on y réfléchit on se rend compte qu’elle n’est pas désavouée, y compris par les plus récentes découvertes de la science physique. Quand par exemple Heisenberg parle du principe d’indétermination, il désigne cette limite infranchissable entre deux propriétés physiques d’une même particule: sa position et sa faculté de mouvement. Plus on détermine précisément la position d’une particule, moins on peut définir avec justesse sa vitesse, ce qui revient exactement à dire que plus vous savez où elle est, moins vous pouvez savoir où elle est puisque cette particule n’est pas statique, et qu’elle est déjà en train d‘être ailleurs. Le degré d’exactitude de la determination de sa position est inversement proportionnel à celui de la connaissance de sa vitesse. Ce que l’on peut déterminer avec une précision vraiment certaine c’est là où elle n’est pas. C’est-à-dire que ce principe nous apprend quelque chose de certain et de précieux, de vraiment scientifique mais en même temps, ce qu’il nous apprend, c’est l’exactitude de la mesure au gré de laquelle on ne connaît pas la position de la particule. Nous constatons alors que l’une des plus anciennes et des plus célèbres affirmations de la philosophie est vérifiée par l’une des plus récentes découvertes de la physique quantique. Ce n’est pas rien de remettre souvent en question nos supposées certitudes et peut-être ne pouvons nous vraiment savoir quelque chose qu’en suivant exactement le mode d’affirmation de Heisenberg: savoir c’est simplement graduer son ignorance.
La philosophie et la science ont donc ce point commun de se distinguer radicalement de toute affirmation tranchée, définitive, péremptoire. Elles désignent toutes les deux des attitudes qui consistent à partir du principe de la complexité, de la richesse de leurs objets plutôt que de tomber dans l’illusion d’un savoir « acquis », dogmatique. Et c’est d’autant plus intéressant, important que nous vivons aujourd’hui une époque dans laquelle les réseaux sociaux donnent à chacun la prétention de poser de façon sectaire et catégorique, créant par là même une adhésion politique à des positions sans nuance et que paradoxalement les évènements auxquels nous sommes confrontés mettent en valeur et au premier plan la complexité des phénomènes. Le réchauffement climatique, par exemple, est une donnée scientifique avérée qui nous invite à réviser totalement nos modes de vie, à être le plus sensible possible aux nuances auxquelles il nous faut les uns et les autres être attentifs désormais et, en même temps à remettre en questions nos certitudes anciennes. Il n’a jamais été aussi urgent et nécessaire pour l’humanité qu’aujourd’hui de revenir à cette humilité, à cet étonnement de la philosophie qui nous situe d’abord comme des êtres vivants ayant à créer un type d’habitat et des habitudes de vie dans le monde, comme n’importe quel autre animal et pourtant jamais, nous n’avons été confrontés à une telle violence, à un tel parti pris dans les assertions, dans les a priori sectaires et sans nuances. Jamais l’humanité n’a semblé aussi désemparée, aussi déstabilisée, aussi « en jeu », aussi perdue qu’aujourd’hui et en même temps, jamais elle n’a été confrontée à l’exigence quasi physique de le faire. Jamais l’univers, les conditions climatiques ne nous ont autant mis en situation de remettre en cause des certitudes anciennes donc de faire de la philosophie, et jamais les institutions, les mentalités, les technologies, les structures économiques et politiques en place n’ont semblé aussi éloignées de cette pratique, rendant parfois inaudibles un discours raisonnable.
2) La question de l’homme « aujourd’hui » où l’homme est en question
Pour des humains comme nous, mis en situation vous par le lycée et moi par mon métier, de faire chaque semaine de la philosophie, ces conditions de notre actualité qui sont sans équivalent dans l’histoire de l’homme, nous placent dans une posture à la fois extrêmement délicate, difficile, austère parce que de nombreux médias et une certaine utilisation des réseaux sociaux sont dans la dénégation de ce qui nous arrive et en même temps dans une configuration littéralement idéale pourquoi? Parce que la philosophie est la discipline qui depuis sa naissance met en question ce que c’est qu’être humain et que précisément ce que nous vivons c’est physiquement, actuellement, en direct, la mise en question par l’univers, par l’évolution climatique et énergétique de notre planète, de ce que c’est qu’être humain. C’est comme si ce lieu commun selon lequel faire de la philosophie était une espèce de rêverie très éloignée de nos préoccupations réelles, concrètes, quotidiennes était définitivement laminé par une situation brute au sein de laquelle ce que c’est qu’être homme est authentiquement, planétairement en question. Celles et ceux qui sont aujourd’hui en train de nier la gravité de la situation et de nous proposer finalement comme solution d’accélérer le mouvement même qui nous rapproche de la catastrophe sont les mêmes que celles et ceux qui condamnaient la philosophie comme discipline abstraite et spéculative.Je ne vois pas comment nous pourrions passer à côté de cette aubaine: faire de la philosophie quand les conditions climatiques, biologiques, phylogénétiques, environnementales, animales de l’habitat terrestre « deviennent » de la philosophie. La majorité de la population humaine ne veut pas d’une humanité philosophe, mais la vie, elle le réclame en nous imposant de mettre en question nos certitudes les plus enracinées. « Faire preuve de curiosité à l’égard de ce que nous croyions savoir », c’est à cela que nous invite une planète en mutation qui nous met absolument en demeure de l’habiter autrement. C’est une pratique de la philosophie à laquelle aucun des penseurs anciens n’a été confronté avec cette violence mais en même temps ce qu’il nous disent, notamment les stoïciens nous aident à composer avec ce qui advient, tout simplement parce que la philosophie se définit aussi comme une attention au présent. C’est comme s’ils nous avaient préparé à ce que nous avons, nous, à effectuer réellement, maintenant.
En d’autres termes, c’est le moment ou jamais pour nous de saisir le sens de ce que la philosophie a toujours été, « vraiment », depuis l’antiquité, parce qu’aujourd’hui, ce qui nous en est montré par les médias est un dévoiement de la chose philosophique. Si la philosophie était cette espèce de déversement haineux auxquels se sont livrés la plupart de nos intellectuels français contre Greta Thunberg, alors, en effet, ce ne serait vraiment pas le moment de philosopher, mais ce n’est pas ça la philosophie. Notre aptitude à remettre en cause nos présupposés, nos préjugés, à explorer la complexité d’une réalité qui se manifeste clairement et urgemment à nous comme multiple, inattendue, complexe, riche, c’est exactement cela la philosophie et il se trouve que c’est aussi ce qu’il faut impérativement rendre opérationnels. Bref, pour le dire clairement, nous avons à revenir sur les traditions et les habitudes d’une humanité qui a longtemps cru que la vie était humaine avant tout, que l’homme était une créature élue, que l’homme était le destin et le seul avenir de la terre pour considérer aujourd’hui que la vie n’est pas qu’humaine. Il ne s’agit pas du tout d’affirmer que seule la philosophie est requise par la situation. C’est totalement faux, nous avons besoin d’autres conceptions économiques, sociétales, politiques, scientifiques mais en tant que discours interrogeant fondamentalement la nature de nos certitudes et nous invitant à les sonder, la philosophie est l’attitude incontournable de départ. Savoir ce que c’est qu’exister, c’est un projet à redéfinir incessamment et pour nous urgemment.
Pour bien faire comprendre cette idée, on peut évoquer une distinction que fait la philosophie sur la « nature ». Nature vient du latin Natura qui signifie le fait de naître. Spinoza distingue la nature naturée et la nature naturante. Il y a les choses que la nature a faites: les organismes, les fleurs, les petits oiseaux, les arbres, etc. Et puis il y a la nature naturante, à savoir l’acte de faire naître et de faire croître, de faire évoluer. C’est de celle-ci que Spinoza dit qu’elle est finalement « Dieu »: « Deus sive Natura ». Si on ne considère la nature qu’en tant que nature naturée, alors en effet, la nature est une réalité inerte, malléable, utilisable, corvéable à merci et figée dans la répétition pure de cycle, mais ce que nous vivons, c’est que la nature est « naturante », qu’elle est une puissance, qu’elle est effectivement le principe même de naissance et de croissance de tout ce qui est, et, dés lors, que toutes nos actions ont à prendre place dans cette efficience évolutive là. Pour bien saisir la situation que nous vivons, il faut saisir cette nuance. Nous avons des choses à faire et nous avons des personnes à être mais seulement à partir de ce qui nous a fait être, à savoir la nature naturante. En d’autres termes il va nous falloir composer, trouver des solutions nouvelles à une situation nouvelle, pour une humanité qui n’a jamais été autant au seuil d’une condition inconnue. C’est une tâche aussi inédite, complexe, angoissante que littéralement fascinante, fabuleuse, quasi miraculeuse, au sens où il va peut-être falloir accomplir des miracles.
Mais c’est là un terme dont il faut se méfier parce que précisément la philosophie n’est pas la religion et qu’il n’est pas ou plus question de faire naître de l’espérance. Par miracle, ce qu’il faut entendre, c’est qu’à bien des égards la situation est désespérée mais qu’en même temps, elle ne le sera que si nous trouvons le temps de désespérer, temps que nous n’avons pas. La philosophie ne nous propose donc ni rite, ni prière, ni foi pour agir mais simplement une sagesse, telle que nous la retrouvons chez les Stoïciens lorsqu’il nous invitent à « être à la hauteur de ce qui nous arrive ». Un bon exemple de stoïcisme nous est donné par le guitariste Django Reinhardt dont la roulotte a brûlé et qui est sorti gravement brûlé de l’incendie. Deux doigts de sa main étaient endommagés à vie mais il a alors créé un nouveau style de jeu créant ainsi ce que l’on a appelé la guitare manouche. Il a été à la hauteur de ce qui lui est arrivé. Cela signifie créer, inventer parce qu’en fait ce qui nous arrive est toujours une nouvelle situation. Dés qu’on n’invente rien, on est en dessous de ce qui nous arrive. Cela nous fait réaliser à quel point de nombreuses questions ne se situent pas à cette hauteur effectivement. Comment être à la hauteur de ce qui nous arrive quand ce qui nous arrive est une transformation radicale et irréversible du climat, donc des milieux (érosion, fonte des glaciers, hausse du niveau des océans, donc des rapports avec les autres espèces animales et végétales), donc des conditions premières d’habitat et de consommation? C’est une condition profondément stoïcienne qui se pose à nous avec une urgence qui n’était pas celle des Stoïciens. Ce qu’il nous revient de faire c’est finalement d’être encore plus stoïcien que les stoïciens eux-mêmes, et rien ne saurait donner à l’étude philosophique des Stoïciens plus de justesse, plus de puissance, plus de nécessité.
3) La toute petite « grande question » ou
« La philosophie est un sport de combat »
En fait, ce qu’il se passe, c’est que notre tendance paresseuse à remettre à plus tard les grandes questions philosophiques: « comment vivre? Qu’est-ce qu’être humain? Que signifie le fait d’être sur terre? » sont aujourd’hui devenues des questions très concrètes, très urgentes, à moins de croire que l’on s’en sortira chacun de son côté. La philosophie est, en effet, un discours à vocation universaliste, dans lequel on parle de "l’Homme », de « l’humanité », du sens de l’existence humaine, de Dieu, de la religion, etc. Ce sont de grandes questions à la fois par leur amplitude et par leur pseudo « hauteur de vue » ou si l’on préfère par des sujets que nous pensions « abstraits », pas vraiment au goût du jour, éloigné des petites questions modestes de notre quotidien: quel temps fait-il? Qu’allons-nous manger aujourd’hui? Faut-il mettre le chauffage? Tu vas voter quoi aux prochaines élections? Mais, en fait, il est aujourd’hui impossible de poser ces petites questions sans qu’elles rejoignent les grandes. Les questionnements réputés les plus abstraits, les plus généraux, les plus « élevés », entre guillemets, sont devenus les plus concrets parce que nous avons fait de l’acte de vivre une question, quelque chose qui ne va plus de soi, qui doit être interrogé, interpelé, solutionné. Nous ne faisons plus de la philosophie « pour nos loisirs », nous sommes confrontés à la nécessité de vivre philosophiquement la réalité parce que la complexité de ce que c’est qu’avoir à vivre humainement s’impose maintenant à nous plus urgemment qu’à aucune génération précédente.« La philosophie est un sport de combat »
Un signe qui ne trompe pas par rapport à cette urgence et à cet impératif se manifeste précisément dans le fait que la philosophie n’est plus vraiment appelée dans les débats publics, non seulement parce que les débats « publics » n’existent plus vraiment, à cause des conditions imposées par les réseaux sociaux, mais aussi parce que la philosophie n’est plus cette façon un peu éloignée de se poser des questions gentiment parce que « c’est intéressant ». La philosophie est bien une discipline questionnante mais ce qu’elle a de questionnant se justifie aujourd’hui de ceci que la vie humaine est en question.
C’est particulièrement vrai de la pandémie qui pose de façon à la fois magistrale et tragique la question philosophique de nos rapports avec les animaux. Le coronavirus est né finalement de deux circonstances qui sont toutes les deux le fait de l’homme: la déforestation d’abord et ensuite le fait qu’ont été mis en présence des espèces animales qui ne sont pas naturellement vouées à se rencontrer, et cela s’est fait dans des marchés vente d’animaux en Chine. Cela veut dire que le coronavirus a été causé par l’habitude humaine de mettre sur le marché de la consommation des espèces animales rares. Or ce qui est vraiment troublant dans les débats publics d’aujourd’hui, c’est qu’ils portent sur des interrogations de type social, économique, médical, faut-il confiner, porter le masque, chercher le vaccin, etc? Autant de questions importantes pour l’homme mais pour autant qui ne vont pas au coeur du problème parce qu’elles ne posent pas la question de l’homme, du type de comportement de l’homme à l’égard des animaux, surtout des animaux sauvages à l’origine du problème alors même que c’est exactement là-dessus qu’il faut travailler si nous voulons espérer une amélioration de notre condition. Ici encore le philosophe Baptiste Morizot nous éclaire considérablement: « Dans notre culture, le rapport aux animaux a été infantilisé, alors que la relation à l’animalité est constitutive de notre humanité dans ce qu’elle a de plus sain. Nous partageons avec eux une ascendance, l’énigme d’être vivant et la responsabilité de cohabiter décemment. Le mystère d’être un corps, un corps qui interprète le monde est partagé par tout le vivant: c’est la condition vitale universelle. C’est peut-être elle qui mérite d’appeler le sentiment d’appartenance le plus puissant. »
La philosophie est une curiosité à l’égard de ce que l’on croyait savoir et ce que l’on croyait savoir c’est que les animaux constituaient finalement une espèce de réserve, de fond de ressource inerte dans lequel l’homme pouvait puiser à volonté, autant qu’il le voulait. Mais voilà que nous prenons contact avec des notions de « territoires », avec la complexité de mises en relation « permises » ou pas, avec l’idée selon laquelle la nature n’est pas moins politique, ni complexe que la société humaine. Et cela ne signifie pas du tout qu’il faudrait revenir en arrière et vivre à l’âge des cavernes mais qu’il faut simplement redéfinir nos rapports avec les animaux, avec la nature parce qu’elle est d’abord naturante et pas naturée.
Avec beaucoup de calme, d’humilité, de rigueur, de constance, et sans agressivité, il faut pratiquer la philosophie comme un sport de combat parce qu’ « il nous faut des armes » comme le dit le philosophe Gilles Deleuze. Il faut se doter des moyens de comprendre et d’agir ce qui se passe aujourd’hui, non seulement parce que notre situation est « critique » mais aussi parce que les corps de métier qui sont censés nous permettre de le faire sont aujourd’hui, je pense aux instances politiques et médiatiques, sont elles aussi en crise, en difficulté, travaillées par des intérêts qui parfois les empêche de saisir le présent de la situation.
Il n’est pas du tout question de déduire de tout ceci que nous allons travailler la philosophie dans une optique militante, revendicative ou idéologique. C’est même le contraire de cela. Les circonstances nous interdisent de pratiquer la philosophie de façon éthérée, idéale, confuse, rêveuse. Ça n’a jamais été le cas, mais aujourd’hui, ce n’est absolument pas une option. Mon objectif en vous parlant ainsi de faire de la philosophie aujourd’hui est simplement de vous installer dans le cours, et de vous y installer aujourd’hui, de vous faire comprendre que l’injonction d’Epicure selon laquelle il faut faire de la philosophie au présent est à prendre très sérieusement, non seulement parce qu’en effet nous ne vivons qu’au présent mais aussi parce que le présent que nous vivons, nous, est vraiment fascinant, ouvert, critique, crucial. Il faut que le cours de philosophie soit pour nous l’occasion de nous forger des armes, cela signifie qu’il doit nous permettre d’être à la hauteur de ce qui nous arrive et cela ça veut dire que je me propose de vous offrir à chaque heure que nous passerons ensemble un espace neutre dans lequel vous et moi allons faire notre possible pour nous détacher des influences agressives qu’elles viennent des parents, des amis, des pseudo amis de Facebook, de tels ou tels courants de pensée. Penser par soi-même est un travail extrêmement difficile qui n’est peut-être réservé qu’à quelques uns et je n’aurai pas la prétention de savoir le faire. Par contre, je sais que c’est possible et mon métier consiste à vous faire réaliser que c’est possible.
4) Les trois engagements (Etre « là », Déjouer les postures,Etre ensemble (politique))
Pour ce faire, j’aurai besoin de trois engagements de votre part qui constituent à la fois des attitudes, des « consignes », si l’on veut, mais aussi, pour peu que l’on y prête vraiment attention, des façons d’être qui correspondent à ce que l’époque actuelle exige aussi de nous:
- En premier lieu, j’attends de vous que vous soyez « là ». Votre attention totale m’importe davantage que la découpe de votre silhouette à votre place. Ce n’est pas votre présence physique qui m’importe mais votre implication. Vous n’êtes pas là pour vous occuper ou pour vous remplir la tête mais pour vous préoccuper et vous rendre attentif, concerné par tout ce qui se dira. Ne laissez rien passer, particulièrement en terme de vocabulaire. Etre là, en fait, ça se travaille, c’est une question d’intensité, de plus ou moins. Le blog vise entre autres choses, à nous permettre d’être tous là au même moment, de nous rendre attentif à la prise de parole, que ce soit la mienne ou la votre parce que quelque chose passe par la parole qui échappe à l’écriture. C’est l’avertissement du pharaon Thamous au Dieu Teuth dans le Phèdre de Platon. Vous serez interrogés et notés au début de chaque cours sur le précédent pour vous entraîner à cette attention. Ne considérez pas que la présence soit une simple condition de départ: pour faire de la philosophie il faut être présent au cours. Toute la philosophie est une pratique qui peut-être se réduit à réaliser toute l’excellence et la profondeur de ce qui constitue vraiment la présence.
- En premier lieu, j’attends de vous que vous soyez « là ». Votre attention totale m’importe davantage que la découpe de votre silhouette à votre place. Ce n’est pas votre présence physique qui m’importe mais votre implication. Vous n’êtes pas là pour vous occuper ou pour vous remplir la tête mais pour vous préoccuper et vous rendre attentif, concerné par tout ce qui se dira. Ne laissez rien passer, particulièrement en terme de vocabulaire. Etre là, en fait, ça se travaille, c’est une question d’intensité, de plus ou moins. Le blog vise entre autres choses, à nous permettre d’être tous là au même moment, de nous rendre attentif à la prise de parole, que ce soit la mienne ou la votre parce que quelque chose passe par la parole qui échappe à l’écriture. C’est l’avertissement du pharaon Thamous au Dieu Teuth dans le Phèdre de Platon. Vous serez interrogés et notés au début de chaque cours sur le précédent pour vous entraîner à cette attention. Ne considérez pas que la présence soit une simple condition de départ: pour faire de la philosophie il faut être présent au cours. Toute la philosophie est une pratique qui peut-être se réduit à réaliser toute l’excellence et la profondeur de ce qui constitue vraiment la présence.
- En second lieu il faut saisir que la pratique de la philosophie n’est pas une posture. Il n’est pas question de s’envoyer les uns aux autres des images de nous, des pseudos, des apparences ou des signes de connivence voire de compromission, ni de prendre la posture du révolté, de l’indigné, de l’insoumis. Je suis comme ça, moi comme ça: tout ceci ne présente aucun intérêt. Nous avons tellement pris l’habitude d’affirmer des points de vue pour être seulement admis dans des cercles d’amis, de connaissances, comme des mots de passe qui permettent de rentrer dans des sectes, que nous finissons par ne plus vraiment savoir ce que c’est que penser une situation. Vous devez respecter et suivre des méthodes pour faire des dissertations, pour présenter l’épreuve mais vous n’avez pas à « faire patte blanche » pour être admis ou admise dans un réseau. Il n’existe aucune raison d’être fiers ou honteux de quoi que ce soit. Il s’agit de faire faire silence un moment au jeu des images et des étiquettes. Le père se comporte souvent d’une façon qui correspond moins à ce qu’il est qu’à ce qu’il pense devoir être en tant que père et le fils ou la fille lui répond de la même façon, de telle sorte qu’il ne se produit pas de rencontre. Ici doivent et peuvent se faire des rencontres par tous les biais possibles mais toujours au gré simple d’un régime authentique. Cela signifie aussi que nous n’avons pas le temps de jouer au désespéré, au pessimiste. Cette nécessité d’être présent sans jouer une posture nous est également imposée par le temps présent.
- Politique, individuation et rencontre: Enfin, la troisième modalité d’attitude que je souhaiterai vous voir adopter consiste à revenir concrètement au vrai sens du terme « politique ». Peut-être avez-vous vu « la vague » de Dennis Gansel, film dans lequel un enseignant décide de faire l’expérience du totalitarisme dans le cadre de la classe. Si l’expérience va tourner au vinaigre, c’est notamment parce qu’en fait il voulait faire une démonstration par l’absurde, montrer à quel point cette passion pour la servitude volontaire et pour la dictature est efficiente en chacune et en chacun de nous. Mais il n’est pas question pour nous de faire la même chose. Il s’agit de redonner du sens à la notion de politique en partant de son origine. Comme le fait remarquer Hannah Arendt, la politique est simplement l’exercice d’une liberté collective par le biais de laquelle une cité, un groupe se donne les moyens de faire advenir quelque chose: une décision, un projet, un chantier de construction par la parole et par l’action. C’est ça la politique, l’idée selon laquelle une assemblée d’hommes liés par des valeurs communes décident de faire advenir quelque chose dans le monde, l’idée que l’action humaine peut créer quelque chose. La politique à son origine c’était finalement l’idée selon laquelle un « commencement » humain était possible. Or ce que nous vivons aujourd’hui, c’est ce que l’on appelle le mondialisme, à savoir que l’économique ou du moins un certain type d’économie détruit totalement le politique, l’idée même de nation, c’est-à-dire de cité. Ce qui nous lie est notre dépendance à des produits, à des marques et non notre implication active dans un projet commun. Il n’y a plus de place pour la délibération. Dés que l’on parle de prise de décision politique, on est renvoyés à des impératifs économiques. Et cela c’est un malentendu profond qui circule dans l’opinion publique à savoir que la politique serait corrompue ou pervertie alors qu’en réalité il n’y a plus de politique et il faut qu’il y en ait une, tout simplement parce qu’il faut qu’il y ait des initiatives, des créations. Cela ne signifie pas que nous allons faire de la politique au sens idéologique du terme mais que nous allons simplement considérer le politique comme la modalité même, la condition de toute entreprise philosophique.
5) Etre élève / Etre humain
Pour résumer ce propos d’introduction, nous allons nous efforcer de jouer sur deux tableaux qui sont plus que compatibles: indissociables. La philosophie est à la fois une matière comme une autre avec un coefficient, des techniques, des méthodes, des exercices. Elle a toujours été aussi et cela, depuis le début, une pratique permettant d’être à la hauteur de ce qui nous arrive maintenant, et il se trouve que notre présent à nous est réellement fascinant, crucial, critique. Une discipline qui pose la question de l’homme se trouve doublement sollicitée par une époque qui met l’homme en question. Nous travaillerons continuellement sur ces deux registres de telle sorte que c’est aussi bien en tant qu’humains qu’en tant qu’élèves que vous êtes sollicités et que la distinction entre les deux enfin s’annule, devient poreuse, caduque. Le fait de concevoir la pratique de la philosophie de cette façon a plusieurs implications:
Je peux bien comprendre qu’en tant qu’élèves, la philosophie vous intéresse plus ou moins, mais il me sera difficile d’accepter qu’en tant qu’êtres humains, vous vous désintéressiez de ce qui est en train de se passer, à savoir la contrainte imposée de transformer le mode de vie humain, de créer des façons d’être nouvelles. Cela signifie que je serai constamment attentif à votre implication, à la fois en vous interrogeant oralement au début de chaque séance, au moins pendant le premier trimestre, en vous donnant des exercices, écrits, oraux, en vous faisant rédiger des dissertations.
D’autre part, le fait de travailler continuellement sur un blog me permet de m’adapter davantage aux capacités de chacune et de chacun d’entre vous. Il est comme une toile de fond sur laquelle est publié tout ce que nous ferons, voire plus si le cours suit une piste qui n’avait pas été anticipée. Lire le blog permet aussi de s’immerger dans un certain type d’écriture qui sera plus ou moins plaisant mais qui sera, sans aucun doute de la philosophie, c’est-à-dire une tentative de réflexion neutre, universelle, argumentative, illustrée portant sur une question. Le blog constitue aussi une sorte de miroir dans le reflet duquel on peut se faire une idée de l’émulation d’une classe parce que nous pourrons y faire paraître des articles, des travaux, des essais d’écriture libre.
Enfin le masque que nous portons, aussi pénible soit-il est comme un rappel constant des nouvelles conditions dans lesquelles il va nous falloir chacune et chacun de nous concevoir ce que c’est que vivre humainement, vivre décemment. Nous sommes contraints à plus de distanciation, ce qui signifie qu’il y a quelque chose dans les conditions qui nous sont imposées qui nous contraint à nous accommoder d’une forme de solitude, au moins spatiale. Si nous ne faisons pas preuve de précipitation dans le désir de compenser cette solitude par une immersion totale dans les réseaux sociaux, cette solitude peut être mise à profit et la philosophie est une pratique qui ne peut pas vraiment se concevoir à plusieurs. C’est justement cela la politique, la capacité de toute une communauté de créer une collectivité d’individus, de personnes indivisibles capables individuellement de se centrer, de savoir ce qu’ils sont , ce qu’ils veulent, ce qu’ils pensent. Pour mettre totalement à profit ces circonstances, il convient de ne pas nous juger, d’oser penser, écrire, parler, précisément parce que la philosophie est un discours visant à l’individuation des êtres humains.
6) Les oursons métis
Nous terminerons ce cours d’introduction par une histoire que l’on peut trouver dans un livre de Baptiste Morizot qui s’intitule « pister les créatures fabuleuses ». Dans cette description qui finalement raconte la naissance d’une nouvelle espèce, il y a à la fois une forme de curiosité qui illustre à la perfection l’attitude philosophique et une sorte d’invitation faite à votre génération de devenir déjà les enseignants de la mienne. Cela peut sembler paradoxal, mais ce qui se dit dans ce paradoxe correspond vraiment à la coloration que je souhaiterai donner à cette année.
Dans le grand nord canadien, des grizzlys sont poussés par le changement climatique à remonter vers le nord parce qu’il fait trop chaud dans la forêt. Pour la même raison des ours polaires vivant dans l’arctique sont obligés de descendre vers le sud parce que leur milieu à eux est en train de changer, de fondre. Ces deux espèces d’ours très différents se croisent donc dans tous les sens du terme/ ils se rencontrent, se plaisent et font des enfants qui sont donc une espèce hybride. Or il faut savoir que de nombreux animaux hybrides ne sont pas fertiles, ne créent aucune lignée et finalement disparaissent très rapidement mais pas eux. Ce sont des oursons à la fourrure blanche et aux pattes brunes qui en un certain sens sont doublement fabuleux: d’une part parce qu’ils sont une pure création née des circonstances, d’autre part parce qu’ils sont réels, ce n’est pas de la fantasmagorie. Les inuits appellent cette nouvelle espèce les nanoulaks.
Leur existence même décrit une attitude, presque un impératif. Nous verrons que chez certains auteurs comme Kant, la morale, le devoir sont considérés comme des idéaux, des normes vers lesquelles il faut tendre, mais ce qui est absolument fabuleux chez les nanoulaks, c’est que le simple fait qu’ils soient, qu’ils existent, manifestent sans discussion l’effectivité brute du changement climatique et une attitude au sens où il n’est pas question non plus pour nous de nous désoler, de faire des sermons écologistes. Le nanoulak est vraiment à la hauteur de ce qui nous arrive parce qu’il est la consécration physique, biologique et génétiquement viable de ce qui se produit.
Mais là ne s’arrête pas la leçon que l’existence des nanoulaks nous adresse. Il se trouve que les unions sont toujours entre une femelle polaire et un mâle grizzly et chez les ours c’est la mère qui se charge de l’éducation. Par conséquent, on voit peu à peu s’opérer ce glissement dans le temps. Si la maman transmet bien les enseignements de base dans les tout premiers âges, c’est l’enfant qui grâce à l’héritage génétique de son père va apprendre à la mère à se débrouiller dans un nouveau milieu où elle n’est pas capable de trouver sa nourriture;
« Lorsque la pêche en mer typique des ours polaires n’est plus possible, la maman ourse polaire se retrouve avec un petit qui sait se nourrir de plantes et d’oiseaux. Ce n’est donc pas seulement la mère ourse polaire qui enseigne à son petit des techniques pour lui apprendre à vivre, mais c’est aussi l’ourson qui est capable de la guider dans un monde nouveau et complètement incertain. »
Ces oursons métis sont en un sens la représentation parfaite de ce qui vous définit: VOUS. Vous héritez de traditions qui vous ont été transmises et dont la réalisation se révèlent déjà à très court terme impraticable. Il va vous falloir incarner de nouvelles façons d’être à la fois vivant et humain. Cela signifie qu’ils nous incombent à nous, la génération de vos parents et de vos « anciens » de vous aider d’abord à être à la hauteur d’un présent peut-être plus difficile et complexe qu’aucun de ceux qu’ont eu à affronter nos ancêtres et de vous écouter ensuite, de vous laisser devenir ce que vous êtes, et d’être les éduqués après avoir été les éducateurs.
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