Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-sœur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique, et comme Judith Butler le fait remarquer, est, dans la langue grecque « anti procréatrice » (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une œuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une œuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
Avec Œdipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Œdipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « œuvre ».
c) Etre-vers-la-mort (Heidegger 1889 - 1976)
Antigone est jeune. Elle se sait mortelle et avant d’aller défier Créon en enterrant son frère, elle défait un à un tous les liens qui pourraient la rattacher à un destin social, familial ou naturel. Elle se tourne exclusivement vers une cause politique qu’elle servira jusqu’à la mort. Sa puissance dans le face-à-face avec Créon et le fait que finalement elle va remporter ce duel s’appuie sur une mort qui dans son esprit est déjà une affaire conclue. Ce qui affronte le pouvoir politique de Créon, c’est une parole d’outre-tombe, parce qu’Antigone a déjà fait son deuil de tout accomplissement de soi dans la société selon les critères de cette société. Elle n’est plus citoyenne, femme, future épouse, future mère, mais comme le fait remarquer Judith Butler, elle reste une sœur. Elle est la voix pure, verticale et désintéressée de la « sororité » et c’est de sororité du genre humain dont il est ici question.
Il s’agit finalement de pousser
l’envie d’exister à une telle limite qu’elle dépasse l’envie de vivre et
s’appuie paradoxalement sur une dynamique d’une puissance inouïe en
tant qu’elle se nourrit de la certitude avérée, incontournable de la
mort. Face à la mort qui parle, on n’a pas d’autre alternative
que celle de la ramener à ce qu’elle est déjà et c’est bien ce que fait
Créon en condamnant Antigone à être enterrée vive. Mais c’est un
pléonasme puisque c’est bel et bien ce qu’elle était déjà: une parole
d’enterrée vive.
Or, il importe de considérer cette oeuvre de Sophocle et le personnage d’Antigone comme révélateurs d’une condition qui est nécessairement la notre, et ce à chaque instant. Nous n’existons qu’en étant continuellement adossés à cette possibilité qui se trouve être aussi une certitude, et cela jusqu’à ce que nous réalisions que vivre et mourir ne font qu’un, littéralement. La question de l’œuvre de notre vie se pose dés lors qu’au lieu de réfléchir à la question de savoir à quoi nous voulons consacrer notre vie, nous nous interrogeons plutôt sur la forme que doit revêtir notre mort, et cela sans héroïsme puisque de fait, cet instant durant lequel je vis est déjà en train de passer et il ne passe pas au gré d’un autre mouvement que celui-là même de ma mort. Nous sommes les auteurs de notre vie à notre corps défendant puisque nous ne vivons que pour mourir, mais c’est précisément en passant de ce corps défendant à un corps consentant que nous libérons pleinement notre autorité d’auteur parce que nous assumons alors cette dimension de pure gratuité que revêt une existence bien comprise.
Ceci pourrait être exprimé encore plus simplement: quelles sont les caractéristiques d’une œuvre d’art?
- Son unicité: elle n’est comparable à aucune autre œuvre et à aucun autre objet ou ustensile. Elle est créée par un artiste et n’aurait pas pu être créée par un autre.
- Son irrévocabilité: une œuvre d’art est parfaitement imprévisible, improgrammable et sous cette angle elle n’était possible nulle part avant d’être. Elle est impossible mais en même temps, il faut bien qu’elle soit possible puisque de fait, elle est. Une œuvre d’art est, au sens propre, une impossible possibilité.
Or ces trois caractéristiques de l’œuvre se retrouve trait pour trait dans les conditions données de notre existence dés lors que nous la fixons avec des yeux affûtés:
- Nous existons gratuitement parce que tout ce que je fais dans cette vie mortelle est déjà en train de se défaire. Ce que je vis est aussi ce que je me tue à faire, ce qui justifie de notre part une attention forte, quasiment sacrée à toute parcelle de notre existence qui acquiert ainsi un prix incalculable. Gratuité
- Notre rapport à la mort nous fait comprendre que nous sommes uniques pour la bonne et simple raison que personne ne peut mourir à notre place. L’être vers la mort nous situe à la place que nous ne pouvons échanger. Nous y sommes celui que nous sommes. Unicité
- La voix d’Antigone se situe dans cette improbable zone qui lui permet de parler vivante à partir d’une mort qu’elle a déjà actée. C’est finalement ce que nous faisons toutes et tous de façon moins assumée puisque l’avancée de cette mort à venir, toujours déjà là, menaçante et active, est exactement le mouvement même dans lequel nous nous accommodons d’une possibilité de vivre au fil d'une sorte de procrastination existentielle, de remise à plus tard d’une mort toujours déjà actée. C'est comme un DM dont on recule d'autant plus le moment de le faire que l'on sait la date de remise définitive et arrêtée. Irrévocabilité
Heidegger a donc raison d’insister sur cette dimension qui est celle de la plus grande lucidité qu’il nous soit donnée d’acquérir: « Tout enfant qui naît est assez vieux pour mourir » comme le dit Héraclite parce que vivre et mourir ne font qu’un. Exister est la ligne de faille et d’accomplissement de soi comme œuvre qui se dessine dans la fracture de ces deux notions contraires.
Conclusion
Nous sommes partis de la pluralité de sens que pouvait revêtir la notion d’auteur, celle-ci pouvant se décliner d’un point de vue métaphysique, moral, esthétique. Autant les prises de position de Descartes et de Jean-Paul Sartre en faveur de l’existence d’un libre arbitre prêtent à discussion, autant l’affirmation d’une nature fondamentalement esthétique de notre vie comme œuvre nous apparaît hors de doute. Toute existence humaine est nécessairement gratuite, unique et irrévocable, exactement comme toute œuvre d’art. Toutefois, ce n’est pas parce que notre vie est existentiellement une œuvre d’art que nous avons réalisé, compris qu’elle en est une, encore moins que nous en sommes les auteurs. Mais alors en quoi peut consister cette réalisation? La figure mythologique d’Antigone nous a permis de répondre à cette question: Nous sommes les auteurs de notre vie lorsque nous nous investissons nous-mêmes d’une autorité pure, verticale et parfaitement asociale. Il n’est pas nécessaire de réaliser cette assomption par la révolte. Elle peut parfaitement s’accomplir dans le silence d’une vie humble, habitée dans la pleine et entière conscience de ce qu’elle est, à savoir, comme Heidegger l’a parfaitement compris un "être vers la mort".
1) Définition: l’inconscient comme substantif et non comme adjectif
On
ne peut comprendre l’Inconscient, dans son sens le plus fort et le plus
déstabilisant qu’en le distinguant d’abord de l’ignorance et de
l’inconscience:
Ignorer c’est ne pas connaître et nous pourrions rajouter: « des
choses ou des doctrines, des théories « extérieures » à nous ». La
connaissance se distingue de la conscience et il est donc logique que
les contraires de chacune de ces notions soient eux aussi distincts.
Prendre connaissance de la pandémie n’est pas du tout la même chose
qu’en prendre conscience. Si je la connais, cela veut dire que j’en suis
informé, que j’essaie de comprendre ses mécanismes, mais elle demeure
extérieure à moi, comme un objet dont je suis libre d’entreprendre de la
connaître ou pas. Connaître une chose suppose la mise en œuvre d’un
savoir objectif à l’égard de cette chose sans qu’à aucun moment elle ne
devienne une affaire qui implique un rapport à soi-même. Je la connais,
je sais qu’elle existe, mais je peux parfaitement ne pas me sentir
concerné. Il en va évidemment tout autrement de la conscience que j’en
prends. Je réalise alors que cette pandémie existe sur un tout autre
plan que celui-là seul de l’objectivité. Je considère qu’elle n’est pas
seulement un élément extérieur sur lequel je pourrai objectivement
scientifiquement me pencher. Elle s’impose à moi comme une réalité à
l’égard de laquelle il faut que je m’engage, que je m’implique. Ça
devient mon problème. Autant la connaissance suppose donc un rapport
entre soi et une réalité extérieure, autant la conscience présuppose un
rapport à soi.
Si nous réfléchissons à cette première distinction entre
conscience et connaissance, nous comprenons pourquoi l’ignorance est
incroyablement moins déstabilisante, troublante que l’inconscient.
Autant il serait vraiment déraisonnable d’attendre d’un humain qu’il
connaisse « Tout », autant il peut sembler justifié qu’il soit conscient
de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait.
C’est finalement sur ce présupposé dont nous verrons qu’il est hautement
discutable que notre existence citoyenne, politique, sociale, morale,
légale se constitue. Tout citoyen a à répondre de ses actes pour la
bonne et simple raison qu’en tant qu’être conscient, il sait ce qu’il
fait. Si je suis conscient, je me rends compte de mes actes et de ce qui
se passe dans mon esprit, j’exerce une maîtrise sur eux. Je suis donc
libre de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, Par conséquent. Je suis
responsable aux yeux des autres, des lois, de la société en général, de
ce que je fais et de ce que je pense.
Il ne convient pas du tout de répondre trop facilement « oui » à cette possibilité, en particulier du point de vue de Sigmund Freud lui-même, c’est-à-dire du théoricien de cet inconscient psychique car il existe selon lui une différence entre l’acte de reconnaître l’existence de cet inconscient et le fait de lui céder ou du moins de lui accorder tout pouvoir sur l’individu, et c’est bien là l’enjeu de ce que l’on appelle la psychanalyse. Pour le dire en d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a de l’inconscient dans la psyché de tout individu qu’il serait impossible de faire émerger certains éléments de cet inconscient à la conscience et de gagner ainsi une forme de maîtrise de soi ou du moins de lucidité sur soi. Avec Freud, comme nous le verrons, nous sommes confrontés à un tout autre « connais-toi toi-même » que celui de Platon ou de Socrate. Pour les deux philosophes grecs, cette maxime signifiait « ne te prends pour ce que tu n’es pas , ne tombe pas dans la démesure de te croire plus que tu n’es et de ne pas t’occuper de ton âme », en premier lieu. Pour Freud, se connaître soi-même signifie d’abord: « accepte de reconnaître qu’il existe en toi une part de toi qui échappe à ton contrôle et essaie de la faire advenir à la surface de ra parle (talking cure) pour comprendre les ressorts qui sommeillent en toi.
Il importe également de bien saisir la différence entre l’inconscient et l’inconscience, laquelle désigne simplement un moment d’absence, une folie passagère. On peut agir de façon insouciante, inconsciente tout simplement par manque de concentration. Etre inconscient en ce sens là, c’est simplement manquer de conscience. Le substantif, comme son nom l’indique pose , au contraire, qu’il y a un inconscient substantiel, positif. Il existe en chacun de nous une force qui s’active et qui crée positivement de l’opacité, de la méconnaissance de moi à moi-même. C’est exactement comme découvrir qu’un inconnu habite dans votre maison, à votre insu. Quand on dit de quelqu’un qu’il fait preuve d’inconscience, on signifie seulement qu’il n’a pas mesuré le risque ou la gravité d’une situation. C’est un usage affaibli qui repose simplement sur l’idée selon laquelle nous serions fondamentalement et originellement, naturellement, génériquement conscients et l’inconscience ne définit alors que des moments durant lesquels cette surveillance de la conscience « cède », un peu par faiblesse, par manque de « tenue ». Nous pourrions donc parler de cette catégorisation comme du sens premier de ce qu ‘être inconscient signifie, c’est aussi le sens affaibli qui ne nous intéresse pas. A bien y réfléchir nous pouvons affirmer qu’il existe 4 sens de ce qu’être inconscient veut dire:
a) Être inconscient
- Celui que nous venons de voir et dont il ne sera pas question dans ce
cours: on est inconscient quand on se laisse aller, quand on ne
maintient pas le principe de cette auto-surveillance de la conscience à
l’égard de nos actes.
b) Les petites perceptions chez Leibniz (1746 - 1616). On peut également parler d’ « inconscient physique ». Leibniz n’utilisait pas ce terme mais il a évoqué ces « petites perceptions » que nous enregistrons sans vraiment nous en rendre compte. Dans les nouveaux essais sur l’entendement humain (écrit en 1704 et publiés en 1765), Leibniz prend l’exemple de la mer. Sur une plage, nous entendons le bruit de la mer. Pour qu’il insiste ainsi à nos oreilles, il faut bien que quelque chose se soit manifesté à nous, quelque chose que nous avons assimilé, réceptionné. On peut dire tout simplement qu’un milieu nous impacte en nous envoyant des stimuli que nous percevons grâce à nos capteurs sensoriels. En l’occurrence nous parlerons ici du mugissement des vagues. C’est un bruit assourdissant. Pourquoi? Parce qu’il est composé de cette incroyable et incomptable profusion de gouttelettes de chaque vague qui s’abattent sur le rivage. Leibniz fait ici valoir un raisonnement apparemment simple mais dont les conséquences sont pourtant très troublantes. J’entends une totalité et je dis consciemment:" j’entends le bruit de la mer", mais comment pourrais je entendre ce tout sans en percevoir aussi chacune des infimes parties puisque de fait ce tout est composé d’une multitude de parties? Des parties au tout, nous passons d’un format de choses que nous percevons inconsciemment à une autre dimension de ces mêmes choses mais que nous percevons consciemment.
Qu’est-ce Mark Zuckerberg finalement? Un ado timide, craintif et refermé sur lui qui est parvenu à faire de son complexe relationnel un mode de relation médiatisé et virtuel à Autrui, entrainant ainsi dans sa perception psychotique de l’être humain des millions d’abonnés. Comment s’opère cette hiérarchisation si cruciale dont dépend notre être: surhomme (Van Gogh) ou esclave (Zuckerberg) ? Par deux étapes: la première nous menant du petit moi au Soi et la seconde du Soi au moi supérieur, c’est-à-dire au moi créateur. Qu’est-ce que le petit moi? C’est ce que l’on pourrait appeler cette membrane offerte à tous les coups de l’extérieur, aux influences, aux chocs, aux mouvements d’adhésion. Notre petit moi c’est ce qui nous fait plier à la moindre tentation addictive et nous rallier aux troupeaux de tous les addicts à Netflix, Amazon, FaceBook, etc. La tentation est donc grande et toujours menaçante de passer de cet être de surface à un être totalement superficiel. C’est ce qui arrive si nous ne passons par le Soi: « Sens et esprit ne sont qu’outils et jouets, derrière eux se cache encore le Soi. Le Soi cherche aussi avec les yeux des sens, il écoute aussi avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche: il compare, soumet, conquiert, détruit. Il règne et il est aussi le maître qui règne sur l’esprit. Derrière tes pensées et sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu, il s’appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. »
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