De
l’inconscient, nous pourrions dire que c’est une réalité qui nous
envoie exactement des signes de son existence et c’est le rôle de
l’analyste, voire du patient (s’il le peut) d’interpréter ces signes. La
matière noire, c’est une partie de l’univers qui échappe à la
visibilité de l’univers par lui-même, exactement comme l’inconscient
n’est pas décelable par le conscient, mais en même temps, c’est en nous,
cela ne tient qu’à nous de partir en quête de cette énergie sombre qui
s’active continument en nous-mêmes, et DE nous-mêmes. Ce n’est pas parce
que l’inconscient nous échappe qu’il n’est pas animé d’une spontanéité
qui paradoxalement nous est propre. De mon propre mouvement (n’oubliez
jamais que le sur-moi est une intériorisation de l’autorité parentale.
Le sur-moi, c’est aussi « nous ») je soustrais à ma propre conscience
des éléments déterminants.
4) « L’inconscient est structuré comme un langage » - Jacques Lacan
Pour bien se représenter cette honte, il suffit finalement de penser d’abord à ces mécanismes très conscients par le biais desquels nous nous interdisons parfois de nous laisser aller à des épanchements, à des déclarations, à des aveux de sentiments qui sont pourtant très puissants en nous mais dont l’expression nous placeraient socialement en fâcheuse posture. Nous formatons notre vie affective et la dynamique de nos attirances de façon parfois drastique jusqu’à n’aimer ou ne faire sembler d’aimer que les personnes qui nous sont autorisées.
C’est un peu le même processus qui est à l’œuvre dans la résistance mais inconscient. Cela signifie finalement que la résistance de la censure est telle que l’inconscient ne peut s’avancer que masqué, que la pulsion ou le souvenir refoulé doivent user de tous les stratagèmes possibles pour se manifester à nous. La pulsion du ça repoussée par le gardien ne peut pas envisager de forcer ce passage sans se grimer, sans se donner une autre apparence, et c’est sur ce point particulier que le travail de l’analyste est herméneutique c’est-à-dire qu’il consiste à interpréter les éléments manifestes du rêve, du lapsus ou du symptômes pour en deviner les significations cachées. Que Cecily ne puisse plus boire signifie qu’elle a vu le chien de sa gouvernante boire dans la timbale de son père, père avec lequel elle entretient une relation suffisamment trouble (comme toutes les filles selon Freud) pour qu’elle refuse de donner à ce souvenir un accès libre à sa conscience, que le président Schreber soit paranoïaque « signifie" qu’il est homosexuel.
L’hypnose révèle clairement le souvenir refoulé mais cette méthode ne convient pas à tous les patients et elles suscitaient beaucoup de méfiance de la part des médecins viennois. En fait il suffit de réfléchir pour réaliser qu’il existe dans la pensée une structure susceptible non seulement de valoir dans la conscience et dans l’inconscient mais aussi de créer un passage de l’un à l’autre par le biais de différentes figures ou opérations. Cette structure est évidemment celle de la langue. Quoi de commun aux rêves, au lapsus, aux pensées qui se manifestent à nous? La langue. Il existe en effet dans nos rêves des opérations de déplacements qui suivent la logique de figures rhétoriques comme la métaphore, la métonymie, ou le symbolisme.
A bien des titres, c’est finalement comme si nous allions au bout de l’expression: « qu’est-ce que ça veut dire? » Reprenons littéralement cette formulation: « qu’est-ce que le ça veut dire en moi? » Quelle forme imposée au sujet très, très tôt va exercer sur lui un pouvoir suffisamment envahissant pour que l’expression de ces pulsions sexuelles puissent s’y couler, s’y revêtir et épousant ainsi sa structure, la logique de ses déplacements, de ces glissements, de ses substitutions. Devant un rêve un trouble de comportement la question qu’il faut nous poser est donc celle-ci: qu’est-ce que le ça (refoulé) veut dire par là?
Avant de décrire une analyse de Freud dans laquelle cette structuration linguistique de l’inconscient apparaît pleinement il faut comprendre pourquoi Freud a vu incroyablement juste dans cette importance de la langue dans la constitution de notre psychisme humain:
« J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.
L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »
Dans son analyse (non psychanalytique) de l’enfant à la bobine, Freud fait preuve d’une lucidité philosophique indépassable. Observant son neveu dont il devait assurer la garde, Freud constate qu’il joue avec une bobine reliée à sa main par un fil. L’enfant jette la bobine en criant Hooo! Et il tire sur la ficelle pour la faire réapparaître en criant Haaa! L’enfant a deux ans et il déclenche des colères très graves quand sa mère s’absente, ce qui arrivait souvent. On pourrait dire en termes Deleuziens que le jeu est la manifestation effective de la quasi causalité de l’absence maternelle. La bobine est la mère mais, par cette dialectique de la disparition et de la réapparition, l’enfant est le maître de ce qu’il subit dans la réalité. Il exprime donc un désir de maîtrise du réel qui précisément lui fait défaut. Or l’analyse de Freud se porte également vers un second niveau de symbolisme: celui-là même de la langue maternelle. Oooh préfigure le terme allemand Fort qui signifie « loin » et « Haaa » annonce le « da » qui signifie « voici ». L’enfant ne se contente pas de simuler par le jeu la maîtrise qu’il n’a pas dans la vraie vie, il est aussi est train d’apprendre la langue, cette langue même qui une fois maîtrisée lui permettra d’appeler la mère, de lui exprimer clairement son mécontentement et de la faire apparaître en la nommant. Autrement dit ce n’est pas par le symbolisme qu’il acquiert le langage par le jeu , c’est par le jeu qu’il acquiert le symbolisme du langage. La maîtrise que l’enfant est en train de conquérir est absolument cruciale: non seulement la syllabe anticipe sur le mot, mais le rapport entre les situations réelles signifiées et les symboles signifiantes s’instaure très, très tôt. La pulsion du ça qui veut la mère est en train d’apprendre à symboliser, d’apprendre à parler.
Le ça « parle », l’exigence de satisfaction des pulsions sexuelles revêt une forme expressive linguistique. En même temps que le sujet conscient apprend à parler, il fourbit sans le savoir les armes dont vont se servir les pulsions refoulées pour le tourmenter. Apprendre à parler c’est armer son pire ennemi de structures linguistiques, sémantiques et syntaxiques grâce auxquelles il va réapparaître sous l’apparence d’un symptôme ou d’un rêve dont la transformation lui aura été dictée par la langue. Par conséquent, l’acquisition de sa langue par le sujet détermine déjà les modalités de la perte de maîtrise de sa pensée, de la façon dont il va se laisser déborder par des manifestations inconscientes et éventuellement pathologiques. Nous maîtrisons bien quelque chose par l’acquisition de la langue comme l’enfant par le symbolisme de son jeu mais cette maîtrise a une contrepartie terrible: nous serons traversés manipulés comme des pantins par des effets de déplacements métonymiques et des tournures linguistiques dont le ça refoulé se servira pour s’exprimer.
Il est vraiment très probable que Freud lui-même n’ait pas perçu l’incroyable portée de ces observations, leur profondeur philosophique et linguistique. Il est vrai que l’analyse que l’on peut faire a posteriori est de nature à éclairer la psychanalyse sous l’angle de la linguistique et peut-être à lui faire perdre quelque chose de l’aura que son fondateur souhaitait lui donner. Il n’en est pas moins exact que grâce à Jacques Lacan, notamment ces rapports entre psychanalyse et linguistique sont d’une profondeur abyssale.
Se pourrait-il que la notion même d’inconscient revienne finalement en dernière instance à l’emprise que la langue maternelle a sur ses « sujets », terme qu’il faut réellement prendre ici au sens de « assujettis ». Cette part obscure dont il nous bien reconnaître en nous l’efficience ne serait elle pas exactement ce pouvoir que les structures et les tournures de la langue maternelle nous imposent de façon absolument autoritaire et sans que nous puissions vraiment nous en détacher dans la mesure exacte où c’est précisément par ces structures imposées qu’en même temps nous libérons un certain pouvoir sur les situations que nous vivons exactement comme le neveu de Freud? En fait, le médecin autrichien n’aurait-il pas découvert à son insu cette part d’influence qu’une pensée structurée par la langue impose à ses sujets les contraignant à agir et à penser d’une façon toujours préalablement formatée par des opérations de classement et de recoupement linguistiques?
Ce que cela supposerait alors, c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Cela voudrait dire alors c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Nous ne sommes pas tant torturés par notre passé, par nos traumatismes enfantins que par la forme linguistique qu’ils se voient obligés de revêtir pour se rappeler à nous. Nous sommes traumatisés par de la métonymie et par de la métaphore (figures de la langue) davantage que par un passé qui nous hanterait. Cette hypothèse n’est pas seulement très intéressante, elle est aussi très crédible. Mais pour la saisir dans toute son ambiguïté, dans l’intensité dramatique de son double jeu, il convient de bien saisir ce qui se passe pour l’enfant à la bobine: il réalise, par le jeu, tout le bénéfice qu’il peut retirer de sa puissance symbolique. Eloigner tous ces jouets, les dissimuler à son regard, c’est mimer le phénomène de l’absence de ce à quoi il tient et qui lui est retiré. Le symbole permet à l’enfant de s’insinuer dans les plis d’une réalité qu’il percevait jusqu'alors comme un bloc sans faille et intégralement voué à l’écraser. Quelque chose de l’aventure humaine pointe insensiblement, quelque chose comme le pouvoir par lequel de l’action humaine va « s’effectuer » grâce à la symbolisation. L’homme est fondamentalement un animal symbolique et c’est exactement ce que le jeu de l’enfant signifie résume et illustre à la perfection.
Mais qu’est-ce qui nous permet d’être aussi affirmatif dans cette conclusion? Deux choses: le mimétisme et les interjections ah! et oh! qui prouve que le symbolisme est déjà en train de se transformer en acquisition de la langue maternelle.
- Le mimétisme: que fait l’enfant après tout? Il répète, il imite ce jeu dialectique de présence et d’absence dont il voit sans fin se reproduire l’alternance. Les objets et les personnes ne cessent finalement de « clignoter » autour de lui, provoquant continument ces mouvements successifs de désespoir et de jouer qui tissent alors la trame de ces états d’âme. Mais voilà que par le jeu mimétique il se donne une capacité dont il était privé jusqu’alors, celle d’être l’orchestrateur de ces mouvements de disparition et d’apparition. Sans vouloir abuser de ce terme, il devient par le jeu la quasi-causalité de situations dont il était préalablement la victime passive.
- L’acquisition de la langue: le fait que le lancement de la bobine soit accompagné du o-o-o-o et celui de sa réapparition par a-a-a-a n’est pas anodin. L’enfant comprend que l’opposition des tonalités ouvertes (a) et fermées (o) correspond à des alternances d’états et ce n’est pas autrement qu’un sujet apprend sa langue maternelle (on comprend ainsi que tout enfant apprend moins des mots que des différences vocales ou sonores qui renvoient elle-mêmes à des différences de situations).
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