Si
nous préférons le bien-être à la vérité, comme Cypher, comme le prisonnier de
la caverne de Platon, nous privilégions la satisfaction de nos plaisirs par
rapport à la jouissance authentique du bonheur parce que nous partons du
principe qu’il existe des sensations plus propices que d’autres à nous offrir
de la satisfaction, ce qui, à bien des titres semble évident. Mais c’est
précisément ce lien de la cause à l’effet, de la stimulation à la réponse, du
désir à sa satisfaction qui distingue le plaisir du bonheur, car ce dernier n’est
pas « causé ». Si nous pouvons déterminer la cause de notre bonheur,
alors ce n’est pas vraiment de bonheur dont il est question. Cela apparaît très
clairement dés qu’on y réfléchit un peu : si nous affirmons que nous
sommes heureux parce que nous avons des enfants, ou de l’argent ou du confort,
nous suggérons que notre bonheur ne tiendra que le temps d’avoir des enfants,
de l’argent, du confort et nous ne rendrons plus compte de la plénitude, du
ravissement, de l’immersion complète de notre être dans cette jouissance
continue, sans nuages ni limites que désigne vraiment le bonheur.
D’un
côté, nous réalisons donc que le bonheur désigne la capacité de se détacher de
toute expérience ponctuelle, définie, limitée, mais d’un autre, nous percevons
également que cette plénitude ne peut d’aucune façon se concevoir hors de la
réalité, dans un refuge virtuel et « maternant », parce qu’alors nous
perdrions de vue le fait que le bonheur désigne aussi le rapport avec
l’inattendu, l’improgrammable, la chance, la bonne fortune, la
« grâce ». C’est toute la complexité de cette notion : on ne
peut pas être heureux à cause de quelque chose ou de quelqu’un d’extérieur,
mais on ne peut pas non plus se refermer sur soi pour atteindre le bonheur car
le terme heur (chance) désigne un « contact » avec une dimension
qui dépasse du cadre de notre pouvoir. On pourrait dire qu’il est à la fois
impossible d’être heureux si l’on n’y met pas du « sien » mais aussi
que cet investissement, ce « travail sur soi » ne sert à rien s’il ne
s’exerce pas de façon continuelle sur ce qui nous arrive sans que l’on n’y
puisse rien. En un sens, être
heureux : c’est parce qu’on n’y peut « rien » qu’on y peut
« tout ».
Comment
comprendre cette formulation : il n’est au pouvoir d’aucun homme de faire
en sorte que les évènements qui lui arrivent soient exactement ceux qu’il
souhaite, et c’est précisément dans cette impuissance radicale à faire advenir
ce qu’il espère que se conçoit et s’affirme son aptitude à être heureux et il
se pourrait bien que cette aptitude dessine en vérité quelque chose qui
corresponde exactement à cette zone d’efficience, d’activation dans laquelle
nous consistons vraiment , voire exclusivement. Etre heureux, ce serait alors
jouir du pouvoir de reconnaître, à
l’occasion de ce qui nous arrive et à quoi nous ne pouvons rien changer
cette aptitude à la bonne tournure, au meilleur « angle de vie »
possible, à la bonne façon de prendre l’heur d’exister. Si mon meilleur ami
vient de se tuer dans un accident de voiture, je ne vais certainement être
heureux qu’il soit mort, mais je peux œuvrer à l’être « aussi là,
maintenant », malgré tout. Pourquoi ? Parce que c’est la seule partie
de cet événement qui dépende vraiment de moi, c’est même peut-être le seul
moyen pour moi d’être moi.
Cette
conception qui finalement est exactement celle que nous retrouvons dans le
bonheur des Stoïciens considéré comme « ataraxie » (absence de
troubles) nous permet de réaliser ce qui ne va pas du tout dans la machine de
Nozick, comme il l’a lui-même suggéré en défendant l’idée qu’il ne fallait pas
rentrer dans ce mécanisme. Nous ne paramétrerions certainement pas cette
machine pour éprouver les impressions correspondant à la mort de notre ami,
mais, de ce fait, nous n’alimenterions pas notre vie de cet élément de surprise
et d’inattendu à partir duquel être heureux devient une expérience réalisable.
Le bonheur ne désigne pas les évènements favorables qui nous arrivent mais l’aptitude
à se satisfaire des évènements tels qu’ils sont, et surtout à distinguer dans
tout événement ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. » C’est de
cette aptitude que découlent tous les conseils donnés par Epictète, philosophe
Stoïcien dans son Manuel :
« N'attends
pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir
ce qui arrive et tu seras heureux (…) Devant tout ce qui t'arrive,
pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire
face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la
tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On t'insulte ? Trouve
la patience. En t'exerçant ainsi tu ne
seras plus le jouet de tes représentations.
Ne dis jamais, à propos
de rien, que tu l'as perdu ; dis : « Je l'ai
rendu. » Ton enfant est mort ? Tu l'as rendu. Ta femme est
morte ? Tu l'as rendue. « On m'a pris mon champ ! » Eh
bien, ton champ aussi, tu l'as rendu. « Mais c'est un scélérat qui me l'a
pris ! » Que t'importe le moyen dont s'est servi, pour le reprendre,
celui qui te l'avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en
revanche, prends-en soin comme d'une chose qui ne t'appartient pas, comme font
les voyageurs dans une auberge (…) Si tu souhaites que tes enfants, ta femme et
tes amis soient éternels, tu es un fou, car c'est vouloir que ce qui ne dépend
pas de toi en dépende ; que ce qui n'est pas à toi t'appartienne. De
même, si tu veux un serviteur sans défauts, tu es stupide, puisque tu voudrais
que la médiocrité soit autre chose que ce qu'elle est. Mais si tu veux
atteindre l'objet de tes désirs, tu le peux. Exerce-toi à ce qui est en ton pouvoir. »
Il semble difficile
de prêter attention à ces conseils sans y voir une incitation à se retenir
d’agir, en toute situation. Pourtant si nous nous appliquons vraiment à le
comprendre, nous réalisons qu’Epictète nous convie plutôt à ne pas
« ré-agir ». Il y a bien une forme d’abstention dans ces instructions
mais elle se concentre sur le mouvement qui nous conduit à intervenir pour
donner aux situations une tournure qui nous est favorable en fonction de nos
intérêts, de nos désirs. Nous sommes malheureux parce que nous ne cessons de
désirer que le monde soit autre chose que ce qu’il est mais d’où nous vient cette idée que le monde
aurait à être quelque chose d’autre que ce qu’il est effectivement
maintenant ? Comment faisons-nous pour ne pas réaliser qu’il y a
nécessairement dans le « maintenant » d’un monde présent en acte une
perfection absolue, indépassable ? Aucune personne sensée ne peut se
réjouir de l’atrocité de certains évènements historiques comme des génocides,
des camps, des tueries mais pouvons-nous « en deçà » de ces épisodes
tragiques percevoir qu’ils ont contribué, tout aussi horribles qu’ils soient, à
faire en sorte qu’un instant présent « soit », et qu’à ce titre, ils
participent à une perfection. Qu’il y ait des choses atroces dans le monde est
un fait mais qu’il y ait un monde « là » est une perfection et c’est
exactement ce que Voltaire, en écrivant les aventures de Candide pour se moquer
de Leibniz, n’a pas du tout compris.
Supposons qu’un homme
vive dans un seul et même instant la naissance de son enfant et la mort de son
épouse. Il lui est impossible d’affirmer qu’il aurait voulu que cet instant
n’arrive jamais puisque cela reviendrait à affirmer qu’il aurait souhaité que
son enfant n’existe pas. « Bien » et « pas bien » sont des
étiquettes, des représentations que nous collons artificiellement sur un
présent. La pensée selon laquelle sa femme n’aurait pas dû mourir est une
pensée vide qui ne s’appuie sur rien. Il n’existe nulle part le « devoir
être » différent d’une femme vivante maintenant. Nous n’avons rien d’autre
à désirer que ce présent tel qu’il est parce qu’il est bon qu’il soit. C’est le
sens profond de l’instruction d’Epictète : « Décide de vouloir
ce qui arrive et tu seras heureux. »
Si nous suivons
l’évolution du sens que le mot bonheur a traversé au fil de notre réflexion, de la machine de Nozick à l’ataraxie
Stoïcienne, nous réalisons à quel point nous sommes passés d’un extrême à
l’autre. Autant la machine à expériences du philosophe américain est comme un
ventre maternel à l’intérieur duquel tout est programmé (un « Tout
intérieur ») autant le bonheur stoïcien consiste dans l’ouverture et
l’acceptation sans condition d’une réalité instante, exhaustive et
improgrammable (un « Tout extérieur »). Il semble impossible, donc,
de préférer le bonheur à la vérité dans la mesure où, selon Epictète, le
bonheur désigne notre aptitude à consentir à la vérité « toute » d’un
Univers présent maintenant. Etre heureux, c’est dire « oui » à
ce qui est maintenant, c’est finalement maintenir ce « maintenant ».
( Deuxième partie) Mais cela signifie-t-il qu’il faille
préférer la vérité au bonheur, comme semble l’affirmer Antigone qui, dans la
pièce de Jean Anouilh, aspire à une certitude infaillible, pure, débarrassée de
toutes les compromissions auxquelles nous contraint la volonté de jouir d’un
petit bonheur « sécurisé » : « Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il
faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils
trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop
exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je
refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau
si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit
aussi beau que quand j'étais petite ou mourir. »
Avec cette héroïne qui parle déjà
d’outre-tombe, nous comprenons le rôle déterminant de la certitude : nous
avons besoin de fonder nos vies sur des certitudes pour être heureux et la
vérité ne se manifeste jamais autrement à nous que dans l’expérience d’une
évidence qui nous permet de jouir de la certitude d’être dans le vrai. Antigone
sait qu’elle a raison de vouloir enterrer Polynice, Créon le sait aussi, mais
il est en charge de la ville de Thèbes et le rôle d’un dirigeant est aussi de
donner à son peuple ce que l’on pourrait appeler des certitudes commodes,
arrangées, du genre de celles qui simplifient les situations complexes. Il faut
que la paix civile puisse se bâtir sur le cadavre du « vaincu », non
pas qu’il soit forcément plus traître que son adversaire mais tout simplement
parce qu’il a été vaincu. Antigone ne peut se convaincre du bien-fondé de cet
arrangement. En elle, la certitude d’être dans le vrai est plus forte que la nécessité
« politique » de donner aux citoyens des « certitudes
arrangées ». Le devoir de faire
régner dans la cité une atmosphère harmonieuse et pacifiée prime pour Créon sur
la décision que l’intégrité commanderait. Nous savons bien que la paix des
familles ainsi que celle de toutes les collectivités humaines se bâtit souvent
sur des secrets bien enterrés. Mais Antigone, comme son père, refuse ce genre
de compromissions. Une paix civile fondée sur un mensonge est fragile parce
qu’elle se prive de la possibilité de résister à d’autres mensonges : ceux
qu’il est possible de formuler pour la déstabiliser.
La préférence que nous devons accorder à
la vérité par rapport au bonheur s’appuie également sur la nécessité de faire
primer la vérité de raison sur la vérité de cœur, car aussi justifiée que
puisse nous sembler la parole d’Antigone, elle n’en défend pas moins une vérité
d’ordre affectif, un intérêt « personnel », subjectif, celui d’une
sœur qui veut enterrer son frère. Les deux idéaux du bonheur et de la vérité
entrent en concurrence parce qu’ils sont tous les deux
« inconditionnés », c’est-à-dire qu’on ne peut pas les soumettre à
une autre finalité. Il est impossible de les instrumentaliser. C’est parce qu’elle est vraie qu’une
proposition vraie doit être défendue et non parce qu’elle est susceptible de
rendre heureux celles et ceux qui la croient, sans quoi les hommes ne
diraient que ce qui les arrangent.
Mais c’est exactement toute la
question : les conclusions des travaux scientifiques ont-ils pour objectif
de nous dire la vérité sur le monde qui nous entoure on de nous en donner une
interprétation qui nous rassure en brossant le tableau de phénomènes dont la
connaissance nous donne le contrôle ? Jusqu’à quel point notre curiosité
peut-elle l’emporter sur notre aspiration à la tranquillité, à la
sérénité ? Demandons-nous à la science de nous dire le vrai ou de nous
construire la vision d’un univers humainement contrôlable ?
Il ne fait pas de doute que
l’on retrouve l’esprit d’Œdipe, du déchiffreur d’énigmes dans toute enquête scientifique.
De ce point de vue, le travail de recherche d’Ignace Semmelweis visant à
analyser les causes du décès de patientes atteintes de fièvre puerpérale après
leur accouchement est exemplaire On y relève notamment l’exigence pure d’un
raisonnement logique. Tout ce qui arrive ne peut se produire qu’en tant qu’il
est provoqué par des causes et c’est bien le rôle du savant que de distinguer
dans tous les phénomènes des rapports de cause à effet. C’est exactement ce que
le physicien Laplace veut dire lorsque il affirme : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet
de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une
intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la
nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si
d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse,
embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de
l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour
elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Il n’y a
pas de place pour le hasard dans une telle conception de la réalité. C’est
d’ailleurs celle que nous retrouvons dans le personnage du
« Mérovingien » (Matrix 2). La science nous décrit un idéal de
rationalité au sein duquel, en droit, rien jamais ne se produisant sans cause,
tout est potentiellement prévisible et connaissable. L’irrationnel, l’affectif,
la croyance, l’imprévisible n’ont ici aucun droit de cité et l’on réalise à
quel point le bonheur dont nous avons vu qu’il était étymologiquement lié à la
chance, à la bonne fortune, est ici exclu. La vérité en physique réside dans la
compréhension des lois auxquelles se soumettent les phénomènes. Si les faits qui constituent la réalité
n’étaient pas reliés les uns aux autres par des chaînes de causalité
implacables et discernables par l’homme, on ne voit pas sur quoi reposerait la
science, c’est-à-dire le savoir (scio en latin).
C’est à la
lumière de cette perspective que se pose la question de savoir au nom d’un
impératif de quelle nature il nous reviendrait de préférer le bonheur à la
vérité. Si c’est un impératif d’objectivité, la réponse est évidemment
« non », si c’est un impératif d’ordre éthique (c’est-à-dire relatif
à la conduite qu’il nous faut adopter), la réponse est peut-être différente.
Convient-il de faire droit à notre aspiration au bonheur dans le mouvement même
de notre recherche du vrai, laquelle est fondamentalement liée à notre statut
d’ « Homo sapiens », d’être pensants ? Sommes-nous fondamentalement
voués à la connaissance de la vérité ou naturellement tournés vers l’accomplissement
de notre bonheur ? La réponse à la question dépend du sens que nous
assignons à ce « Faut-il ? »: ontologique ou éthique ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire