Essayer
de construire une réflexion sur l’acte de tricoter ou de tisser est une
démarche semée d’embûches parce qu’on s’aperçoit que les images, les
rapprochements, les figures mythologiques affluent à un rythme tellement élevé
qu’il en devient suspect. L’art de composer une trame, de lier entre eux les
fils de la narration, la référence aux moires qui tissent le cours et la fibre
même de nos vies, tout cela nous incite à conclure qu’il y a dans la gestuelle
de la fileuse et dans l’art du tricot la représentation la plus adéquate de ce
qui se fait, de ce qui arrive, de ce qui nous arrive, de ce qui se constitue
vraiment, insensiblement, inexorablement, de fil en aiguille, et c’est ainsi
qu’apparaît la tentation d’opposer au Dieu musclé, viril, imprécateur de la
chapelle Sixtine qui fait surgir Adam dans le prolongement de la baguette
magique de son doigt tendu, l’image de la tisseuse ou de la tricoteuse dont
l’ouvrage est moins une création qu’un arrangement, moins une production qu’une
combinatoire, moins un trait de génie qu’un jeu de patience. Tout un registre d’oppositions faciles se met ainsi en place tournant autour de la distinction
homme / femme, création / machination, discontinuité / continuité, le rapide /
le lent, manifeste / latent, le spectaculaire et la discrétion, le visible et
l’invisible, etc.
On comprend bien qu’il
faut sortir de ces ornières si l’on veut réfléchir vraiment sur l’acte de
tricoter mais en même temps, la rapidité avec laquelle les clichés, les figures
mythologiques, les héroïnes fileuses des contes et légendes viennent à la plume
de quiconque se donne comme sujet le travail du tissage ou du tricot doit
mobiliser notre attention. Nous savons bien que la capacité de notre pensée à
faire des rapprochements, des parallèles est en grande partie, pour ne pas dire
plus, liée au langage. Dans quelle mesure, la rapidité de l’image du travail du
fil et du tricot à attirer comme un vortex dans sa spirale toutes les
références à la notion d’ « ouvrage » ne manifesterait pas une
précipitation voire un effet de panique de la langue elle-même confrontée
qu’elle serait à l’activité la plus crue, la plus brute, la plus plastiquement
littérale, la plus radicalement inadéquate à la comparaison, à l’image, à la
métaphore ? En d’autres termes, ne
serait-ce pas parce que rien du filage ne se prête à la métaphore qu’on parle
métaphoriquement de filer la métaphore ? Contre quoi une personne qui
tricote s’immunise-t-elle, étant entendu que cette posture n’est d’aucune façon
un refuge ou une manière de fuir la réalité mais très exactement le contraire,
c’est-à-dire une descente heureuse dans l’enfer d’une littéralité sans nom,
sans image, ni postérité ?
Quelque chose du langage
nous a condamné à ne vivre que métaphoriquement et l’art du tricot, dans cette
sorte de consécration d’une activité plus manuelle que toute autre, en tant
qu’elle consiste dans l’activation incessante de cette connexion des nerfs
digitaux avec le nerf optique, s’exclue de cette efficience métaphorique
totalitaire du langage. Ce qu’effectue la gestuelle du tricotant, c’est
exactement la réalisation du fait que la vie n’est pas un roman, pas plus
qu’une trame mais au contraire qu’elle n’exécute que des décrochages, des
décalages (comme un art de l’évitement), c’est-à-dire du non-narratif absolu, de l’inénarrable au
sens pur du terme : non figuré, impropre à toute figuration.
Cette hypothèse pourrait
rapprocher l’art du tricot avec une technique littéraire que l’on appelle le
« cut-up », qu’on retrouve notamment chez William Burroughs dans
« le festin nu » et qui consiste à découper un texte original en
fragments aléatoires qui sont ensuite réarrangés pour produire un texte nouveau.
Dans le cinéma, on peut également penser à un film de Michaël Haneke :
« 71 fragments d’une chronologie du hasard ». Ce qui est intéressant
dans ces deux œuvres, c’est que le découpage des séquences, dans l’efficience
même de sa plus ou moins grande absurdité, manifeste la résistance d’une véritable
« texture » littéraire ou cinématographique, de la même façon qu’un
homme qui, dans le même instant, deviendrait simultanément « père et
veuf » parce que sa femme serait morte en couche, aurait accès à du
« temps nu », au-delà du bien et du mal car, conjointement et
brutalement, l’un et l’autre.
L’art du tricot pourrait à
sa façon retrouver cette pureté nue et neutre du temps, ce que Deleuze,
revenant aux grecs appelle l’Aïon (par opposition à l’Agôn) soit cette part de
l’événement qui ne se laisse pas épuiser par son actualisation :
« dans cet instant, se dit le père, mon fils est né et ma femme est morte
et les deux évènements s’effectuent dans une intrication structurelle
fondamentale. Tout ce qui arrive arrive par contraction. Je ne peux dissocier
la mort de ma femme de la naissance de mon fils qu’illusoirement,
métaphoriquement, linguistiquement, affectivement parce que ce qui fait ce
présent c’est l’intrication de l’un avec l’autre. Il n’y a rien dans le fait
d’être que des variantes de contraction, des intensités de maillage fluctuantes
et nous comprenons ainsi que ce que cet homme réalise, ce n’est pas qu’il vit
dans le flux d’une réalité qui tricote les évènements mais que le tricot est la
loi inconditionnelle de constitution structurelle des évènements.
La naissance du fils et la
mort de la mère ne se sont pas produits « dans » un instant qui était
là « avant » comme un verre attend d’être rempli. Ils
« sont » l’instant, comme un ouvrage dont chaque point de croisement
est déjà la condition de possibilité de tous les autres et réciproquement.
Personne n’a voulu « ça » mais personne ne peut vouloir ailleurs ni
vivre autrement que dans « ça ». Il n’y a rien à tisser, rien à
rendre compatible dans deux évènements de nature aussi opposée parce que ce qui
les conjoint, c’est exactement ce qui fait qu’ils sont advenus. Il n’y a pas
d’ironie du sort ni de coïncidences. Il n’y a que des incidences collatérales
et quelque chose de cette collatéralité correspond exactement à l’efficience de
ce fond de maillage des circonstances au regard duquel la gestuelle du tricot
est un art de la réitération. Le tricot c’est l’expression d’une sagesse
stoïcienne assimilant dans sa gestuelle qu’il n’y a vraiment rien à dire d’évènements
qui ne s’effectuent qu’en se dérobant à toute tentative de généralisation par
le langage et qui se redistribuent déjà comme une matière friable aux
possibilités infinies d’un nouvel arrangement.
Il est toujours possible
d’objecter que Burroughs « écrit », mais on peut tout aussi bien
relever qu’en ce moment j’essaie de décrire avec des mots un acte dont je
postule l’indicibilité, ce qui nous amène par A + B à déduire logiquement qu’en
effet je ne suis pas en train de tricoter. Or, c’est précisément tout ce qui
définit l’hypothèse de cette approche que de suggérer qu’il y a dans l’acte de
tricoter quelque chose de vertigineux, de monstrueusement
« physique » c’est-à-dire d’exclusivement physique, un retour à ce
que serait un corps avant d’être articulé et déformé par des déplacements et
des recoupements linguistiques. Peut-on
dire que ce qui s’active dans la gestuelle du tricotant, c’est le meurtre de la
métaphore, l’exclusion de la langue par un corps attentif en lui à ce qui y vit
sans image ni spectacularisation, la jouissance de la non figuration ?
Ce serait « l’activité infâmante » au sens étymologique du terme, par
excellence, (fama : renommée), sens que l’on retrouve chez Borges,
« Histoire de l’infâmie » et aussi chez Michel Foucault qui dans un
article : « la vie des hommes infâmes » décrit les
rencontres d’hommes ordinaires avec le pouvoir. L’homme infâme, pour Foucault,
c’est l’homme sans réputation, l’homme de la rue tiré de son obscurité par un
accident d’ordre administratif, judiciaire, bureaucratique et qui, dans la
plupart des cas ressortira broyé par la violence imprévue de cette exposition à
la lumière. Le philosophe est allé puiser dans les archives quelques-unes de
ces aventures tragiques. Si l’art de tisser et de tricoter fait signe de cette
recherche d’une littéralité sans métaphore, alors elle peut se concevoir comme
infâme, inénarrable, anonyme, c’est-à-dire indétectable à tout effet de
référence ou d’exemplarité. On serait alors tenté de parler de modélisation
sauf qu’il s’agirait d’une modélisation de rien ou plutôt de rien d’autre que
soi-même.
Ce n’est pas du tout que cette activité
manquerait de technique, de précision ou de savoir-faire, bien au contraire. Ce
serait plutôt qu’à mesure que se déploie ce chevauchement d’aiguilles et de
fils quelque chose de la trame des mots se ferait dépasser voire doubler par
l’épreuve immédiate et réelle de ce que Deleuze définit comme l’aïon. Se
pourrait-il que quelque chose de la gestuelle du tissage et du tricot soit
comme la modélisation la plus pure de l’épreuve que nous faisons du temps, mais
d’un temps non plus linéaire, comme celui que nous ordonnons en fonction de
notre naissance et de notre mort à venir mais plutôt comme la texture même du
collatéral, de la concomitance, étant entendu que tenir les aiguilles en ce
sens là, ce serait non pas tisser des mailles mais moduler ces variantes de
contraction sous la puissance desquels un ici et maintenant s’effectue comme
présent. Quand on voit quelqu’un tricoter, malgré la justesse et la précision
de ce moteur à pistons des aiguilles et du fil, on a souvent l’impression d’un
tâtonnement comme s’il était impossible qu’une activation digitale aussi
fébrile s’effectue, sans épouser à l’aveugle les contours invisibles de
hiéroglyphes en trois dimensions déjà tracés. Si c’est bien de l’écriture de
l’Aïon dont il serait ici question alors les mouvements du tricotant suivraient
les contours palpitants d’un éternel présent.
Il pourrait sembler
contradictoire pour éprouver cette hypothèse de faire appel à la mythologie
puisque nous avons choisi de considérer comme suspect cette profusion de
références au tissage, mais en même temps, nous savons historiquement que le
mythe est la première modalité de pensée humaine. Mythos, c’est le balbutiement
du logos. Le langage permet d’exprimer l’étonnement ancestral de l’homme face
au phénomène du monde et le mythe est la première tentative de réponse à cet
étonnement. Or l’étymologie se mêle étroitement à la mythologie pour attirer
notre attention sur l’une des trois Moires. Les divinités grecques qui décident
de notre sort sont Clotho, celle qui file, Lachésis, fille d’Ananke : la
nécessité, celle qui enroule le fil de nos vies le répartit et enfin Atropos,
l’implacable qui le coupe. Tropos signifie en grec, le changement, ce qui peut
changer. Atropos est la déesse dont les décrets ne peuvent être changés, pas
même par Zeus.
En d’autres termes, ce qui
nous est donné par Clotho est travaillé par Lachesis qui modèle notre vie et
clôturé par Atropos qui en coupe le fil. Mais tropos désigne aussi le tour, la
manière, la figure. Dans la Bible, le terme tropos est répété à 13 reprises et
est traduit par « comme, de la même manière que ». On retrouve
évidemment en français « tropos » dans les tropes, les figures de
style. Sous cet angle l’évolution linguistique du terme tropos est particulièrement
intéressante. C’est comme si le rôle réservé à la troisième Moire ne résidait
pas seulement dans l’implacabilité du destin qui va nous arracher à la vie mais
aussi étymologiquement dans la littéralité d’un tissage qui nous immunise
contre l’effet de semblance et de figuration de la trope, des déplacements du
signe, de la comparaison des images. Le psychanalyste Jacques Lacan défend
cette idée selon laquelle nous sommes pris dans les filets du langage, victime
des déplacements de sens des mots, capturés par le fil des associations
métonymiques et métaphoriques. Et cette conception qui occupa une grande place
dans le structuralisme de la philosophie des années 70 vaut d’être considérée à
la lumière de cette troisième divinité des Moires.
L’assimilation de notre
destin au travail des tisseuses est peut-être toute autre chose qu’une image,
ou bien si elle en est une, il n’est pas impertinent de penser qu’elle pourrait
l’être comme le point d’épuisement de l’image même, du « tour », de
la manière, de la comparaison, de la trope. Et le travail du fil apparaîtrait
dés lors comme l’exclusion de notre vie de la sphère de la figuration, du
figuré, du fictif, de la figura, au sens de visage. Atropos est donc bien avant
tout la déesse implacable celle dont le geste final ne peut être changé mais
elle représente aussi le point de rupture du mythe, Le moment où il est temps
de faire comprendre aux hommes, au sein même d’un discours dont la finalité est
de tout expliquer par des histoires qu’il est des choses sur lesquelles on ne
peut plus se raconter d’histoires. Avant d’être bouleversées par les fantaisies
des Dieux de L’Olympe, nos vies sont constituées par le fil rompu d’ Atropos.
Elle est ce point de fuite, de délitement, par le biais duquel le mythe se
dérobe à lui-même et nous allons voir que toutes les héroïnes travaillant le
fil sont dans les mythes des mises en échec du processus narratif, un peu comme
des tunnels qui dans la masse même des images, des exploits et des métaphores
avantageuses creusent une brèche vers la « sortie », celle d’une vie
purement littérale, prise « à la lettre » mais pas la lettre des mots
qui racontent une histoire, plutôt celle des hiéroglyphes en trois dimensions
que le mouvement des aiguilles du tricotant est toujours en train d’esquisser.
La figure (humaine cette
fois) qui illustre le plus manifestement cette évasion du travail du fil dans
le mythe et hors de lui est évidemment Pénélope. Elle représente la victoire
absolue d’une conception de la durée fondée sur l’Aîon par opposition à celle
des Prétendants (mais aussi de tous les héros en général) qui se déploie au gré
de l’Agôn. Contrairement à ce que pensait Achille, l’exploit ne consiste pas à
rester dans les mémoires, à marquer suffisamment les esprits par ses actes pour
devenir une figure pérenne et légendaire, au sens propre : « digne
d’être lu ». L’exploit c’est plutôt « l’infâmie ». Percer à jour
les ressorts de toute action en travaillant la réversibilité de l’ouvrage, une
réversibilité inhérente à l’ouvrage même. Ce n’est pas que l’on puisse toujours
défaire ce que l’on a fait comme le prouve le subterfuge de Pénélope, c’est
plutôt que ce qu’on fait n’est vraiment fait que pour autant qu’il se défait,
et donc qu’un métier à tisser sous-jacent, « subtil » (c’est-à-dire
sous la toile) trame et complote toujours dans l’ombre de celui auquel on
s’attelle. Travailler sur ce métier là, c’est précisément se tuer à la tâche,
c’est-à-dire non pas s’activer pour en finir mais plutôt s’activer parce que ça
n’en finit pas, toucher du doigt la gratuité profonde et inéluctable de tout
instant, de tout acte, et c’est dans la clandestinité de ce secret là que
Pénélope dépasse ou outrepasse Homère lui-même (qu’elle le double) pour
« tisser » l’Odyssée, ou plutôt pour activer, dans l’Odyssée, un
processus de délitement complet de l’épique, du « sublime », de
l’épopée.
C’est à la toile de
Pénélope que l’odyssée s’achève (ou qu’elle commence mais c’est la même chose)
et c’est tout le reste qui n’est que subterfuge parce qu’il « faut
bien » qu’il y ait une histoire, que l’héroïsme viril reprenne apparemment
le dessus, qu’une servante trahisse sa maîtresse, que les prétendants mettent
Pénélope en demeure de choisir, qu’elle ait, grâce à Athéna l’idée de l’arc et
des anneaux de haches et qu’enfin Ulysse revienne pour tuer tout le monde sans
quoi ce ne serait pas « digne d’être lu », c’est-à-dire légendaire.
Dans le film de Wim
Wenders, « les ailes du désir », Homère, que le réalisateur fait
revenir à la Bibliothèque de Berlin, dit : « Il n’y a que des
épopées de la guerre mais pourquoi pas une épopée de la paix ». Pénélope
lui répond : " Parce que ce ne serait pas une épopée". La paix
est infâme et il faut travailler de prés la trame de la toile pour éprouver
l’absolue légèreté de toute action, de tout événement. Rien ne s’inscrit nulle
part. Nos actions ne se gravent pas dans le marbre de la mémoire des hommes.
Tout ce qui se fait peut s’éclairer aussi bien sous la lumière du commencement
que s’obscurcir dans l’ombre de la fin. Si nos vies suivaient un plan linéaire
avec un début et une fin, alors là oui ! Ce serait grave, mais ce plan est
une illusion de l’Agôn, Achille croit que l’on se souviendra de lui parce qu’il
a tué Hector, mais Pénélope active clandestinement le vrai métier à tisser de
l’Aîon au regard duquel Achille, Hector, Hélène « tout ça », c’est
des histoires ! C’est l’écume de la vague, c’est la fiction dont nous nous
berçons pour oublier qu’en-deçà des évènements qui « arrivent », il y a la dynamique inexorable de la
collatéralité des incidences. Ce n’est pas ce qui se produit qui est
« fatal », inévitable, irréversible dans l’esprit de cette
collatéralité, pas même la texture dans laquelle cela se produit, c’est plutôt
la dynamique au fil de laquelle c’est toujours en train de se produire.
L’irréversible, Atropos, Pénélope c’est la réalisation de ceci qu’exister, ça ne cesse jamais d’être.
La mort de la femme, la naissance de l’enfant, ce sont des « aléas »,
aussi difficiles que cela puisse être à avaler pour ce père veuf. Déjà
l’existence est en train de tisser « dans cela » autre chose que
« cela », nouvel ouvrage de points remarquables tissés à partir des
anciens tout aussi remarquables mais déjà dépassés par cette redistribution
inédite, par cette tisseuse délirante et atropique qui n’invente jamais rien
mais modélise sans jamais faiblir des
patrons d’agencements collatéraux inattendus.
Les héros et les
prétendants veulent des honneurs et des exploits pour briller avant de mourir
parce qu’ils ne conçoivent la vie que linéaire avec un début et une fin, donc
Pénélope leur fixe un terme, une échéance : la fin du linceul de Laërte
mais elle sait bien déjà qu’on ne tisse pas davantage pour le plaisir d’aboutir
au produit fini qu’on ne vit vraiment pour accomplir des exploits. Exister,
c’est tenir, se maintenir dans le flux hasardeux d’un ouvrage toujours
approximatif, toujours en chantier. Il n’y a rien à broder de mémorable sur la
toile parce qu’il ne se produit jamais rien de nécessaire ni d’édifiant.
Pénélope n’a rien à célébrer, juste à épaissir le cours du temps, à suspendre
la linéarité glorieuse et compétitive de l’agôn, à neutraliser le flux des
impatiences et les avidités pour que quelque chose d’un temps sans attente, ni
espoir, ni exigence, quelque chose d’un temps pur, physique, réductible à
l’espace à de la pure plasticité puisse affleurer à la surface de l’autre.
Sur ce point, toute
personne s’attelant à son tricot partage avec Pénélope une sorte de
désintéressement profond à l’égard du produit fini, non pas que ce dernier soit
vraiment indifférent mais on ne peut vraiment s’y mettre que maille après
maille, et c’est toujours par le biais d’une modalité presque inadvertante que
le pull ou l’écharpe « paraît ». D’autre part, quand on voit
quelqu’un tricoter, on perçoit bien que l’on est en face d’une modalité de
présence tout-à-fait étonnante, à savoir une sorte de connexion des nerfs
digitaux et du nerf optique qui tout en semblant décrire le mouvement de
renfermement sur soi d’une boucle est étonnamment attentive à quelque chose. Faire
du tricot c’est être aux aguets comme un chasseur sauf que le gibier, c’est la
forêt. Ce n’est pas vers l’intérieur que l’attention se porte ni sur tel ou tel
épisode de sa vie mais plutôt vers ce qui dans le mouvement d’un ouvrage de
maille pointe vers la possibilité physique d’un espace
« rabattable ». On peut tricoter un anneau de Moebius mais on ne peut
le dessiner qu’imparfaitement et cela suffit à nous faire comprendre que la
pratique du tricot est probablement l’une des explorations les plus subtiles
d’un espace tridimensionnel.
C’est de cela même que
l’art du tissage et du tricot est la tentative de neutralisation, à savoir du
fait que nous vivons dans l’espace plus que dans le temps, en tout cas de la
représentation agonistique, linéaire, sociale du temps. Dés qu’on y réfléchit,
on comprend que notre jugement sur des moments de notre existence ou sur les
évènements qui nous arrivent vient de ce que nous les situons sur un axe
temporel linéaire. Pour réussir sa vie, il faut que sa vie s’étende devant soi
ou derrière soi si on pense qu’on l’a déjà réussie, mais dans tous ces cas de
figure, on manque la seule réalité ultime, indiscutable, à savoir qu’on est
d’abord et finalement seulement « enveloppée » dedans. Tout ce qu’on
peut faire dans cette perspective, c’est s’y maintenir « maintenant »,
compenser les chocs, neutraliser les flux. Le bien, le mal, la vie réussie, la
vie ratée, tout cela ce sont des réflexions d’après coup, de gens pressés (et
pas assez compressés) qui pensent qu’il y a toujours mieux à faire que de
tricoter, sans s’apercevoir que ce sont eux les vrais oisifs. La pratique du tricot, c’est l’activation
d’un jeu d’alternances collatérales dans un espace tridimensionnel éprouvant
dans l’efficience même de son ouvrage la résistance d’une texture qui est le
réel même et dont on pourrait dire qu’il est constitué d’externalités
« neutres » (par opposition aux externalités positives ou négatives
dont on parle en économie).
Quand on voit quelqu’un
écrire, on n’ose pas le déranger parce qu’on se dit que cette personne est en
train de penser à ce qu’elle dit et surtout parce qu’elle en train de créer du
sens, des figures de sens, des tropes dans une dimension signifiante. Quand on
voit quelqu’un tricoter, on a bien affaire à une agitation digitale concentrée,
précise, technique, mais dépourvue de sens, de portée symbolique. Cette
personne fait une activité manuelle qui va aboutir à un pull, mais évidemment
tout change dés que l’on pense à ce que Pénélope nous a fait découvrir à savoir
qu’une personne tricotant est attentive à tout sauf au produit fini.
Nous voilà donc en face
d’une pure gestuelle, un peu comme les compulsifs du Komboloï (chapelet "profane"), mais c’est, en
fait très différent, car l’utilisateur de komboloï tripote un chapelet en
faisant autre chose alors que le tricotant ne fait que ça, comme l’écrivant.
Plus encore, le tricot et l’écriture partagent au moins trois
caractéristiques : la pointe, la courbe (la boucle) et la trace, d’une
trace qui ne se détache jamais vraiment de son stylo, qui le suit à la trace, comme
on pourrait le dire de glyphes ou de hiéroglyphes qu’il ne suffirait pas
d’avoir tracés pour en avoir vraiment fini avec eux. La maille est dans le
sillage d’une aiguille qu’elle ne quitte pas alors que le caractère est comme
une empreinte isolée de son pas. L’écriture est donc toujours déjà du futur
passé : ce que j’écris, parce que je l’écris est déjà écrit. Il est
logique que le personnage d’Achille vienne à l’écriture parce qu’il n’y a
qu’elle qui puisse accomplir son souhait de vivre dans les mémoires. L’ouvrage
du tricotant, par contre, est comme une boucle qui ne cesse de s’enrouler en
une multiplicité de petites boucles qui ne sont jamais vraiment bouclées avant
que l’ouvrage ne soit terminé (et la grande boucle bouclée). Lorsque un
tricotant reprend aujourd’hui l’ouvrage qu’il avait laissé la veille, il
reprend le fil d’une continuité authentique au regard de laquelle il n’y a pas
plus d’hier que de demain parce que c’est toujours la même boucle que je vais
me contenter de complexifier, d’enrouler davantage et qui finalement n’en finit
pas de se resserrer. Et c’est exactement cela l’aîon, la perception dans le
temps qu’il n’y a ni avant ni après dans le temps mais juste un éternel présent
dans l’espace.
De fait, tricoter est un
acte qu’il nous est ainsi possible de définir comme l’exploration tous azimuts
de l’espace car contrairement à l’écriture qui ne se déploie que linéairement
dans un espace à deux dimensions : hauteur et largeur, le tricot parcourt
aussi bien le dessus et le dessous que le droite et la gauche ainsi que
l’envers et l’endroit. La pointe de l’aiguille est bien plus qu’une tête
chercheuse, elle est une tête fouailleuse, une sonde dont l’agitation suscite,
autant qu’elle le teste, ce que l’espace « peut ». Or, il y a
vraiment quelque chose de cette agitation que le simple spectateur de
tricoteuses et tricoteurs à l’ouvrage perçoit comme neutralisation,
neutralisation de ce que l’espace rend possible, neutralisation aussi de la
terreur qui nous saisit quand nous réalisons qu’il n’existe aucune possibilité
d’être ailleurs que dans l’espace. L’espace est notre prison, mais en même
temps c’est une prison muable dont une simple gestuelle suffit à bouleverser
les murs, c’est-à-dire à transgresser la notion de murs. Sous cet angle, le
tricot c’est un peu le passe-muraille de Marcel Aymé. C’est la fin du plan et
le triomphe du volume, ou plutôt ce qui nous fait toujours passer du premier au
deuxième.
Dans le moment de cette
réalisation, il n’y a plus de temps à perdre, au sens propre, parce qu’il n’y a
pas de temps du tout, c’est-à-dire que la compréhension du fait que l’espace
est notre prison signifie que nous ne faisons jamais rien dans le temps en
réalité. L’Aîon, c’est la perception d’un présent qui dure toujours et le tricot,
le tissage, c’est l’écriture qui correspond à ce présent là, c’est-à-dire à
l’exhaustivité de cet espace là pleinement compris pleinement vécu pleinement
lui-même.
On nous
« bassine » sans arrêt avec l’irréversibilité du temps mais on
devrait pouvoir y opposer la réversibilité du tricot parce que c’est
précisément l’activité dont la manifestation travaille et révèle la
réversibilité de l’espace, et donc celle de l’éternel retour de nos prétendues
destinées qui sont plutôt des bobines roulées par Lachesis que des lignes
droites à vecteur orienté vers la terre promise d’une retraité bien méritée.
Tricoter c’est en quelque sorte machiner de l’espace parce que c’est la seule
matière qu’on puisse machiner et en même temps la seule dimension à l’intérieur
de laquelle machiner « se peut ». Cela signifie que la pratique du tricot peut se définir comme une
écriture à trois dimensions qui a renoncé à la profondeur de sens pour lui
préférer une profondeur de champ et l’on comprend ainsi pourquoi Pénélope
est comme ce point de fuite de l’Odyssée par lequel tout le récit se délite, se
défait. Plus rien n’est narrable à partir d’elle parce qu’elle a révélé la
dimension « infâme » de la réalité, soit la réversibilité de l’espace
et c’est par rapport à cette éternelle réversibilité là que tout est précieux,
unique, rare, sacré, parce que présent.
Tant que l’on croit au
temps, à l’agôn, on écrit pour « dire des choses », envoyer du sens,
des messages qui donnent à penser, qui sont édifiants exemplaires, etc,
histoire de ne pas mourir idiots. Mais dés que l’on a cessé d’entretenir cette
illusion et qu’on écrit de fil en aiguille par le tissage ou le tricot, on n’a
pas la prétention de signifier quoi que ce soit, on dessine dans l’espace des
figures qui à mesure se tressent comme des volumes et puis c’est tout, mais il
n’est pas exclu qu’il y ait dans la candeur de cette action sans mémoire ni
sens l’expression d’un « connais toi toi-même
aphasique » autrement plus puissant que celui-là même de Socrate. Dans
l’exercice infiniment pratique de cette pure exhaustivité de l’espace, on a
peut-être touché du bout de l’aiguille la vérité d’une existence dans laquelle
la mort ne peut pas même valoir à titre de préoccupation, d’un présent sans
bord extérieur, d’une attention au réel suffisamment forte pour que les Dieux
eux-mêmes soient mis en échec devant l’efficience humaine d’une authentique
atropie, absence de trope, de figuration, de mythologie, de croyance.
L'idée d'opposer la trame d'un fil à la verticalité d'un pouvoir surnaturel qui viendrait guider nos vies par une Providence (un trait de génie), bienveillante de préférence, permet bien de rendre compte de la complexité même de notre existence comme enchevêtrement d'événements, rencontres dont on peut se demander si elles sont vraiment fortuites. Mais cette trame est-elle la cause ou la conséquence de nos rencontres? Est-ce que je ne suis pas toujours déjà disponible aux rencontres que je fais, mon présent n'étant pas totalement saturé par mon quotidien, le cours de mes pensées ou mes activités plus authentiques peut-être?
RépondreSupprimerL'acte de tricoter n'est, à mon sens, pas seulement une confuse association d'idées, arbitraire et signifiante à la fois. Sinon la "toile" qu'est Internet serait à elle seule une oeuvre : or cette trame qu'est le Web n'a ni auteur, ni forme déterminée, ni but, ni efficience. Elle est le résultat technique, l'apparence technique d'une activité qui elle-même éventuellement peut relever du tissage, du texte – textus, le tien ou le mien - plus décousu! - par exemple!
Le filage me semble être l'activité même de la pensée réfléchie, mais là tu fais un choix, que je partagerais aussi, d'une pensée d'abord sans image. C'est, au fond, l'activité technique elle-même que tu interroges. Aristote dirait une disposition à produire accompagnée de règle vraie - Ethique à Nicomaque, VI, 4. Or, pour lui cette disposition est un mode du discours apophantique ( qui ne peut être faux) elle relève donc paradoxalement du langage, contrairement à ce que tu défends. Il n'y a pas de rationalité hors du langage pour lui de ce point de vue. Tu décris plutôt une gestuelle pure, est-elle pour autant sans intériorisation selon toi?
Ce serait une activité indéfinie mais qui me relie en quelque sorte à l'existence?
La texture d'un film ou d'un texte si elle relève de l'arbitraire, serait nue si elle écarte ou rend impossible les représentations figées de la réalité, les figures, les modèles ou archétypes moraux au fond?
Mais dans l'exemple de l'homme qui perd sa femme en couche, n'y a-t-il pas un duplicité? Certes, on peut considérer que c'est au même moment que l'homme devient père et voeuf, mais la relation qui le lie à son fils et celle qui le lie à, ou le délie de sa femme n'est-elle qu'une seule et même relation?
Est-ce que ce n'est pas une manière métaphorique de les considérer, une manière d'hypostasier le temps même? (Cela étant dit indépendamment de tout jugement sur chacun des événements).
En revanche il me semble bien qu'il y ait dans cette activité du tricot un remède contre une pratique spéculaire (cela dit Stalone aussi tricote! Mais je ne sais s'il le fait encore, la mode du tricot des people est peut-être déjà passée)
Essaies-tu de décrire une activité sans réflexivité? Sans intériorisation consciente?
Une légende sans héros?
L'idée qu'on est enveloppé dans sa vie me fait penser à la conception leibnizienne de la vie ou plutôt de la mort comme enveloppement de la vie qui elle s'est développée jusqu'à son terme. On retrouve je crois l'idée que tu avances d'une contraction dans la notion complète de la monade.
suite au prochain commentaire!
Cette conception se passe de sujet, de subjectivité et me semble bien compatible avec la conception que tu avances du réel comme constitué d'externalités "neutre", non investies par des représentations, des figures, des affects.
RépondreSupprimerAu fond ce que tu décris ne relève-t-il pas du jeu qu'il faudrait, selon toi alors, distinguer de l'activité technique. Faire une construction en lego selon un modèle, faire un puzzle ne serait pas différent du tricot : une activité manuelle réitérable, normée, disciplinant le corps à ses propres règles, sans fin temporelle mais dont le terme est le pull, le vaisseau spatial Millenium de Star War ou la Madeleine Pénitente de George de la Tour.
Ce qui me semble difficile à comprendre dans ta conception d'un "connais-toi toi-même aphasique" c'est l'idée que cette connaissance est inconsciente d'elle-même, insignifiante, anecdotique en quelque sorte. Comment cette connaissance de soi n'est-elle pas un repli sur soi, une fermeture (au moins aux autres, au monde) au réel? Essaies-tu ainsi d'inverser l'argument du divertissement pascalien? Le divertissement que critique Pascal est-il selon toi ce "connais-toi toi-même aphasique?
Merci en tout cas pour ce texte très riche et stimulant!
S. M.
Je vous remercie pour cette réflexion tellement stimulante. J'écris en ce moment un texte sur le geste de tricoter, et vous lire se révèle très nourrissant, même si je ne vous suis pas dans toutes vos conclusions.
RépondreSupprimerJe vais revenir, c'est sûr, sur votre blog. Y a-t-il une adresse pour vous contacter? Merci.