(Troisième partie) Voulons-nous
mener une vie bonne ou une vie « vraie » ? Sommes-nous sur terre
pour jouir du fait de vivre ou pour comprendre ce que nous y faisons, connaître
celui que nous sommes ? L’idéal de tout bonheur est l’épanouissement,
l’accomplissement de l’être heureux et l’idéal de toute vérité est la
transparence : celle du monde, de la pensée et de soi-même. Mais au nom de
quel idéal « faudrait-il » préférer le bonheur à la vérité ?
Quelque chose tourne en rond dans cet énoncé : la réponse dépend de ce qui
est sous-entendu dans ce « faut-il ». Aucun impératif ne se conçoit
autrement qu’à partir d’une « valeur ». Le problème est donc moins
celui de savoir ce que nous devons faire qu’au nom de quoi nous devons faire
ceci ou cela.
Il y a deux
arbres au paradis dans la genèse : l’arbre de vie dont les fruits
procurent l’immortalité et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est
comme si la Bible positionnait la question qui nous occupe comme la plus
décisive de notre condition de créatures de Dieu. Adam et Eve ont cédé à la
tentation du savoir, ils ont préféré prendre conscience de leur malheur (rejetés
du paradis) plutôt que de rester ignorants et heureux (goûter les fruits de
l’arbre de vie). L’interdit de l’Eternel exclue la possibilité que l’on puisse
avoir l’un et l’autre. Quelque chose de cette interdiction est fondateur des
Trois monothéismes et du mode de vie qui s’est édifié à partir de ces trois
religions : le judaïsme, l’Islam et le christianisme. Cela pourrait
peut-être nous faire sourire si nous ne réalisions dans le cours même de notre
existence réelle à quel point le sentiment d’être heureux est nostalgique comme
si nous ne percevions qu’après coup que nous étions heureux à telle ou telle
époque alors qu’à l’instant même de ce bonheur nous ne prenions pas conscience
que nous nagions dans le bonheur.
Si nous
savons que nous sommes heureux, nous le sommes moins parce que cette conscience
instaure une distance à l’égard du sentiment éprouvé mais si nous ne le savons
pas, en jouissons-nous vraiment, c’est-à-dire en tant qu’êtres pensants ?
Evidemment non. La question est donc de savoir si nous pouvons braver
l’interdit de l’Eternel dans la Genèse ? « Après avoir chassé Adam,
il posta à l'est du jardin d'Eden les chérubins qui agitent une épée
flamboyante pour garder le chemin de l'arbre de vie. (Genèse 3:24) »
Comment contourner cette épée, tromper la vigilance des ces gardiens
ailés ?
Il n’est
pas du tout exclu qu’à sa manière, la scène dans laquelle le héros est
contraint, dans le film de David Fincher
« Fight Club », d’endurer la souffrance causée par la brûlure
de sa main à la soude, soit l’une des solutions possibles pour contourner cette
interdiction et jouir ainsi, aussi paradoxal que cela puisse sembler d’un
« bonheur » réel :
-
(Hurlements) Qu’est-ce que tu
fous ? (si la méditation dirigée marchait pour le cancer, elle pourrait
marcher aussi pour ça)
-
Tu dois endurer la souffrance, ne
pense pas à autre chose.
-
(Hurlements)
-
Regarde ta main. Les premiers savons
ont été faits avec les cendres des héros. C’est comme les chimpanzés envoyés
dans l’espace. Sans la souffrance, sans les sacrifices, on n’aurait absolument
rien.
-
(J’essaie de ne pas penser au mot
morsure, au mot chair)
-
Tu vas arrêter. La voilà ta
souffrance, la voilà ta brûlure. C’est là et pas ailleurs !
-
(trouver l’embouchure de ma caverne,
trouver mon animal porteur de force)
-
Non, tu te conduis comme tous ces
cadavres ambulants, du nerf !
-
J’ai compris, lâche-moi s’il te
plaît (cris)
-
Non ce que tu ressens, c’est une
illumination prématurée
-
( visualisation mentale de
Marla dans la caverne )
-
(Gifle) C’est le plus grand moment
de ta vie, Mec et tu t’en évades ! T’es pas là
-
Non, je m’évade pas. Je suis
là ! (hurlements)
-
Maintenant tu la fermes ! Nos
pères étaient nos images de Dieu. Si nos pères nous ont abandonné, qu’est-ce
que tu en déduis à propos de Dieu ?
-
J’en sais rien
-
(Nouvelle gifle) Ecoute-moi !
Tu dois admettre qu’il est possible que Dieu ne t’aime pas du tout. Il ne t’a
jamais voulu. En toute probabilité, il te déteste et ce n’est pas ce qu’il peut
t’arriver de pire.
-
Tu crois ?
-
On n’a pas besoin de lui, Mec !
-
Oui c’est vrai (cris)
-
On n’en a rien à foutre de la
damnation, ni de sa foutue rédemption. On est les enfants non désirés de
Dieu ? Très bien !
-
J’ai besoin d’eau vite !
-
Ecoute tu peux faire couler de l’eau
ça ne fera qu’empirer les choses. Regarde-moi ! On peut mettre du vinaigre
pour neutraliser la blessure !
-
Lâche moi ! Vite
-
Mais il faut que tu capitules. Il
faut que tu saches, au lieu d’en avoir peur, que tu saches que tu mourras un
jour !
-
Tu ne sais pas ce que ça fait (cris)
-
(Tyler Durden montre sa blessure)
C’est seulement quand on a tout perdu qu’on est libre de faire tout ce qu’on
veut.
-
D’accord (le héros fixe sa main
tremblante et tient le choc de sa main brûlée)
-
Félicitations ! Tu vas bientôt
toucher le fond. C’est bien. »
Ce que l'avertissement de Dieu interdit dans la genèse, c’est une présence « pleine, assumée,
instante et absolue ». Soit Adam et Eve ne mangent pas le fruit mais ils
existeront sans savoir qu’ils existent, soit ils le mangent mais ils savent
qu’ils existent sans exister vraiment car ce regard constant de la conscience
sur soi-même nous contraint à nous juger, nous retenir, nous repentir, bref à
une présence seconde. Dans tous les cas de figure la distinction du bonheur et
de la recherche du vrai nous interdit radicalement d’être, c’est « une
présence première », un « oui » sans réserve à l’instant
présent, quelle que soit l’expérience que nous y vivons. Le héros de Fight Club
essaie d’abord de s’échapper mentalement par tous les moyens possibles de la
vérité brute d’un instant donné de pure souffrance. Mais la pression de Tyler
Durden n’est pas seulement physique. Il gifle le personnage incarné par Edward
Norton et exprime le sens profond de la torture qu’il est en train d’infliger :
accepter de n’être pas désiré par notre Père. La souffrance est
« là ». Elle est insoutenable et ne s’inscrit dans aucun destin, dans
aucun sens, dans aucune visée supérieure. Ce n’est même pas que nous souffrons
seul c’est que nous n’existons jamais autrement que comme ça : au fond d’un
puits, sans espoir ni attente. Il faut être à sa douleur parce qu’il n’y a
absolument rien d‘autre à vivre maintenant. Tyler Durden est un Stoïcien d’aujourd’hui,
un Epictète moderne : « Tu souffres ? Trouve l’endurance ! »
Evidemment,
l’expérience d’une douleur aussi vive se marie plutôt mal avec notre conception
habituelle du bonheur. Pourtant le sens profond de cette épreuve est dans la
« capitulation » : « il faut que tu saches, au lieu
d’en avoir peur, que tu saches que tu mourras un jour ». C’est exactement
là où Pascal situe notre incapacité radicale de voir la réalité en face et par
conséquent justifie notre habitude de nous en détourner à chaque occasion (par
le divertissement) que Tyler Durden pose l’expérience cruciale de l’existence.
Il s’agit de consentir à l’absurdité d’une vie mortelle, d’une chair soluble
dans la soude, d’une existence littérale, pure, sans dessein ni but prédéfini.
« Tu te conduis comme ces cadavres ambulants » : la plupart des
hommes vivent abrutis par le divertissement, convaincus qu’il faut
« gagner des millions », ou faire étalage de sa veulerie et de sa
médiocrité dans des émissions de télé-réalité (la réplique la plus
spectaculairement bête sera reprise au zapping). On pense à autre chose quand
le temps (plus lentement que l’acide mais tout aussi inexorablement que lui)
creuse notre chair, atténue chaque instant un peu plus nos chances de
« survie » mais c’est justement dans le présent de cette épreuve qu’exister
plutôt que vivre devient une expérience réelle.
On commence
à exister quand, en renonçant à l’idée d’incarner un personnage en accumulant
les biens personnels, la richesse et les « honneurs », on cesse de
survivre, on n’a plus en charge un « moi » qu’il nous reviendrait de
préserver coûte que coûte de la corruption du temps et de la mort. On devient
alors un « singe de l’espace », un animal offert à toutes les
expérimentations parce qu’en fait il n’y a rien d‘autre à être. Vivre est
expérimental et exister, c’est l’accepter. La cause de notre plus grande
détresse (l’absence de sens et de « maître ») se trouve être en même
temps l’origine d’une liberté sans limite. Disons « oui » à
cette existence précaire, contingente, anarchique et dépourvue de direction,
nous expérimenterons la liberté de décider de tout, pour tout, à tout moment.
« On n’a pas besoin de lui, mec ! » C’est la clé du paradoxe de
l’expérience de Tyler : tout perdre pour vraiment être, capituler pour
vraiment « conquérir », expérimenter la mort pour jouir pleinement de
la vie : le vrai bonheur consiste à
ne pas se détourner de la vérité. Si devant ce que Tyler fait subir au
héros de Fight club nous détournons les yeux et jugeons l’expérience stupide ou
sadique, alors Pascal a raison et nous sommes voués au divertissement. Ce n’est
pas tout de se dire que nous allons mourir un jour, il faut le
« réaliser », c’est-à-dire le vivre, autrement ce n’est qu’une
« illumination anticipée ». Vivre, vivre vraiment, c’est de la
vivisection (dissection sur du vivant) sauf que personne ne tient le scalpel.
Vivre est aussi le scalpel.
Nous
retrouvons dans un autre film : « V pour Vendetta » de
James Mc Teigue la même épreuve. Evey jouée par Nathalie Portmann vient de
subir plusieurs jours d’enfermement, d’interrogatoire et de torture. Elle
pensait avoir été enlevée par les autorités mais c’est V qui lui a imposé cette
terreur pour qu’elle trouve en elle cette paix intérieure qui envahit toute
personne confrontée à l’expérience de sa mort imminente. La plupart des hommes
se retiennent de vivre par peur d’y trouver la mort mais s’ils ne l’avaient pas déjà trouvée, ils ne seraient pas en train de
vivre. Si nous n’étions pas déjà en train de mourir nous ne serions pas en
train de vivre. Quand on a compris cela, les menaces d’exécution d’un régime
autoritaire nous apparaissent telles qu’elles sont : sans la moindre
prise. Aucune dictature ne peut plus nous terroriser car aucune horreur ne peut
plus nous angoisser autant que celle dont nous venons de réaliser qu’elle était
toujours déjà dans notre vie, dans la plus infime parcelle de vie : il n’y
a pas de sens, et c’est précisément pour cela que tout est sacré.
De ce point
de vue, les paroles d’Evey lorsque elle s’offre à la pluie sont
particulièrement intéressantes : « Dieu est dans chaque
goutte ». On pourrait croire que c’est l’exact contraire de celles de
Tyler Durden : « on n’a pas besoin de lui Mec ! »,
mais au regard des dernières images de « Fight Club », cela
apparaît très discutable : le héros et Marla regardent tranquillement,
sereinement, heureusement les
immeubles s’effondrer tout autour d’eux. Ce film n'est pas aussi "trash" que son esthétique peut le laisser croire. Une forme de romantisme se dégage de ce passage, comme si c'était dans l'épreuve même du chaos et de la destruction que quelque chose comme une aventure pouvait vraiment et seulement se concevoir.
Exister devient alors vraiment ce
qu’il est : « une chance », c’est-à-dire « une
grâce ». Dire de Dieu qu’il est dans chaque goutte ou qu’on n’a pas besoin
de lui revient au même parce que, dans les deux cas de figure, c’est à une
certaine représentation de Dieu que l’on renonce : celle du Père (d’où le rapprochement de Tyler avec les pères qui
nous abandonnent), du Père défendant le fruit, du Père interdisant, du Père
juge, du Père autoritaire (« fouettard ») qui puise sa domination
dans sa transcendance et c’est à une autre conception que l’on adhère de toute
les fibres de son être : celle d’un dieu « là », toujours déjà
là, en chaque goutte, en chaque respiration, à tout instant vécu au présent.
Les Stoïciens croient en un Dieu « présent », immanent, qui ne fait
qu’Un avec la totalité de l’univers. C’est ce que l’on appelle le
« Panthéisme » (Pan : Tout – Théos : Divin). Epictète,
Evey, Tyler Durden, Antigone, Socrate, (et pourquoi pas Jésus) nous décrivent,
chacun à leur manière, la seule façon de jouir à la fois des fruits de l’arbre
de vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : réaliser sa mort pour annuler une fois pour
toutes la peur de vivre.
(Conclusion) Nous sommes
partis de la possibilité de jouir d’un bien être faux, illusoire, pour
réaliser, qu’aussi loin que l’on puisse aller dans le fantasme, notamment avec
la machine de Nozick, on ne profite aucunement d’un sentiment de
« bonheur », mais seulement de plaisir. Ce n’est pas tant qu’il
faille comme le dit Descartes « ramener » ses désirs à l’ordre du
monde, c’est plutôt, comme Epictète nous le fait comprendre, dans la
réalisation du fait que mon désir coïncide avec celui du monde, que réside le
véritable bonheur, et c’est là ce que finalement nous appelons une « coïncidence »,
terme que nous devons prendre littéralement : « une
co-incidence » : arriver avec ce qui arrive. Quiconque est capable
d’éprouver à chaque instant l’évidence de son existence comme une vraie
coïncidence (arriver « à point nommé », au même moment que tout ce
qui arrive) jouit d’un bonheur total. Pour se réaliser, une telle condition
suppose que nous n’exigions rien, que nous acceptions tout, au sens
propre : le Tout. Il nous revient de ne pas reculer devant ce
paradoxe : en nous éprouvant mortels, nous comprenons que nous ne sommes
rien, mais en l’acceptant, nous réalisons pleinement notre condition d'existants", et pas seulement de vivants, nous devenons alors "tout" ce "que nous pouvons". L’Univers est
dans chaque goutte et chaque goutte est un Univers. Etre heureux, c’est jouir
de cette vérité. Aucune épée flamboyante, même tenue par des anges, ne peut plus nous interdire l'accès à ce paradis là.
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