1) La
question au pied de la lettre
Quand on entend quelqu’un
s’interroger sur le monde dans lequel nous vivons, la tonalité de sa question
est indignée, revendicative, voire désespérée : ce n’est pas le monde que
nous méritons, ce n’est pas dans celui-là que nous devrions être. « C’est
pas Dieu possible », autrement dit, c’est plutôt du diable réel, effectif.
Nous vivons l’enfer. C’est le plus souvent une critique « des gens »
qui ont fait de « ce monde » un lieu inhabitable, un monde
« immonde ». Etymologiquement « immonde » signifie hors du
monde, comme si ce que nous vivions dans ce monde était précisément ce qui n’était
en aucune façon habilité à y prétendre. Notre monde est à la marge innommable,
rebutante de ce qu’il devrait être, en vertu de quoi ? Du bien. Ce n’est
pas que les hommes d’aujourd’hui soient des déchets de l’humanité, c’est plutôt
que l’humanité se serait elle-même tellement corrompue, discréditée, pourrie
qu’elle se serait condamnée à n’habiter que l’immondice de l’univers, le hors
monde de ce que c’est qu’être monde.
Mais cette indignation que
le langage rend possible, cette représentation d’un monde hors monde est
physiquement et logiquement intenable. Je peux m’indigner autant que je voudrai
des camps de concentration nazie, des génocides, de la bombe atomique, de la
bêtise de l’homme, je ne vois pas bien où je pourrai vivre si ce n’est ici. Je
peux choisir telle marque de pâtes dans un rayon de grand magasin qui en propose
plus de cinquante, je ne peux pas choisir les évènements qui composeraient
selon moi un monde vivable. « Dans quel monde vivons-nous ? »
est, en un sens une question stupide parce que sa réponse est le lieu d’origine
de la question. Que je puisse poser une telle question, c’est bien la
manifestation immédiate et irrévocable du fait qu’il y a autour de moi, dans
l’efficience même de sa résonance, un monde dans lequel cette interrogation
« tonne », s’ « effectue », se « fait
entendre ». Comment faire en sorte que cette question ne résonne pas
seulement dans le vide sidérant de la posture indignée, ou de la redondance
performatrice ?
Il semble évident que cette
question indignée s’impose d’une certaine conception de ce que le monde devrait
être, comme si nous avions à un moment donné pris le mauvais embranchement, la
mauvaise direction et cela nous rend d’autant plus aigris, défaitistes que nous
ne pouvons nous empêcher de penser qu’il y a dans l’infinie multiplicité des
choses qui auraient pu se passer mais qui n’ont finalement pas accédé à
l’existence un monde parfait dans lequel je serai heureux, dans lequel vivre
serait agréable, d’où le mal serait exclu. Il y a dans la considération des
univers multiples une sorte de remise à plat de cette indignation, une
réfutation de la hauteur à laquelle on se situe pour s’estimer habilité à
critiquer le monde, la vie. Les univers multiples, c’est d’abord la littéralité
de cette question là, ce qui lui donne son sens vrai, à savoir que le monde
dans lequel nous vivons ne serait que l’une des variables de tous les autres
univers dans lesquels nous vivons aussi mais autrement.
L’indignation n’est pas
aussi malheureuse qu’elle le manifeste parce qu’aussi sincère soit-elle, elle
est une posture. Elle s’énonce à partir d’une non-adéquation à l’égard de la
réalité qu’elle discrédite. Quelqu’un qui s’indigne du monde tel qu’il va ou de
sa vie telle qu’elle est fait comme s’il existait « ailleurs » une
autre dimension dans laquelle il lui reviendrait de vivre ce qu’il a le droit
de vivre en fonction de ses mérites supposés. Nous ne cessons pas de faire
jouer constamment dans nos appréciations du monde, de la vie, des
« gens », ce décalage entre ce que nous vivons et ce que nous sommes.
Nous partons donc du principe que l’expérience de la vie ne détermine pas à
elle seule notre personne. Les univers multiples font voler en éclat cette
considération avec la représentation d’une dispersion rhizomique de toutes les
variations de ma vie possibles, étant entendu qu’en fait elles sont réelles.
L’apport fondamental de la théorie des univers multiples se situe
existentiellement « là » : autant dans « un » univers,
je vis le seul événement réel parmi tous les autres qui auraient été possibles
mais qui s’évanouissent dans le néant une fois la réalité « actée »,
autant dans les univers multiples, je vis l’une des infinies variables réelles
de cet événement possible.
L’indignation, dans tout ce
qu’elle revêt de dispendieux, de bavard et d’auto-complaisant est battue en
brèche, non par un argument d’autorité : « il n’y a qu’une seule
réalité et il faut s’y faire », mais, au contraire, par l’effet de
saturation d’une efficience multiple et diffractée qui, en rendant réels tous
les possibles, exclue la plus infime trame scénaristique qui mettrait en scène
un « ratage », un manque, un impondérable. Je ne peux pas être
victime du mauvais sort ou de la malchance parce que je vis tout, à tout
instant, en tous les lieux (c’est-à-dire en tous les mondes). Je fais
l’expérience de toutes les variables de tous les évènements qui m’arrive, mais
évidemment par « je », ce qu’il faut entendre, ce sont tous les
« moi » diffractés dans les univers multiples. Cette théorie
développe un compromis intéressant entre la fatalité (ce qui m’arrive est ce
qui m’arrive : il existe bien des évènements qui s’imposent à ma vie, je
ne choisis pas) et la théorie du Chaos
(tout tient à d’infimes détails dont chacun transforme radicalement
l’orientation globale de la vie dans un monde). Nous ne faisons qu’explorer la
totalité des variables des évènements qui nous arrivent et qui finalement nous
« font », nous constituent, nous effectuent en tant que…(il n’est
plus possible ici de dire « sujets », car nous ne décidons
rien)…qu’inconnue de l’équation à une multiplicité de variables qu’est
l’expérience d’exister. En un sens, je ne peux rien vivre d’autre que ce qui me
revient dans tous les mondes tels qu’ils sont (vivre dans les univers multiples
n’a rien à voir avec l’omniprésence d’un être divin) sauf que je ne cesse
d’explorer en chacun d’eux toutes les déclinaisons différentes de cet événement
(si je lance un dé, se diffractent immédiatement six mondes au sein desquels
tombent chacun des chiffres possibles). Toutes nos expériences se fragmentent,
se dispersent en autant de probabilités envisageables à partir de l’événement
lui-même.
Il convient vraiment de se
représenter autant que nous le pouvons ce modèle des univers multiples et de
nous questionner sur ce qui, de lui, nous embarrasse autant. Ne serait-ce pas,
au premier chef, cette dispersion pour ne pas dire ce dynamitage de la notion
de sujet ? Non seulement je ne décide rien mais je suis littéralement
laminé, dupliqué, essaimé en autant de versions de moi-même qu’en requièrent
les variables des situations. Ce n’est même pas que les évènements nous
déterminent (plutôt que l’inverse) c’est, a fortiori, qu’ils nous
« atomisent ». Nous nous démultiplions en autant de poussières de
nous qui sont, aussi bien que nous, « NOUS ». Mais alors c’est
quoi : « être soi » quand nous sommes multiples ?
Comment assumer des actes dont l’efficience diffractive me disqualifie en tant
que sujet décisionnaire et me disperse dans la multiplicité des variables de
l’action engagée ? Nous voyons bien que la
question : « dans quel(s) monde(s) vivons-nous ? »,
dés lors qu’elle est prise littéralement, et non plus dans le registre de
l’indignation feinte, refonde entièrement la vision habituelle du rapport de
l’homme à son milieu : l’homme n’est plus sujet dans le monde, il est
plutôt sujet à être diffracté par les variantes au fil desquelles se
constituent les mondes, sachant que chaque occurrence ne désigne pas un
carrefour de possibilités virtuelles dans un monde réel mais l’essaimage de
tous les mondes réels à partir d’un carrefour déclinant sans les exclure tous
les possibles. Nous cessons de suivre le fil d’une existence faite
d’alternatives pour nous disperser dans les rhizomes de ce que nous pourrions
appeler les « multi-natives ». Ce n’est même pas que la relation du sujet à l’acte est inversée par rapport à
la conception cartésienne d’un sujet libre, à savoir que ce serait l’acte qui
ferait le sujet, l’acte défait le sujet. Ce qui se passe dans l’action engagée
par le sujet n’est pas du tout un processus d’assomption et d’affirmation de sa
conscience Une, c’est au contraire la division au fil de toutes les
occurrences. Agir n’est plus l’acte de synthèse qui structure le « je
pense », c’est l’éclatement infini d’un infinitif, l’exploration de toutes
les modalités d’une réalité qui ne se décline qu’à l’infinitif, c’est-à-dire
sans sujet (ce que je suis, c’est les « clones » induits, par
exemple, par l’émiettement de l’infinitif : jouer au dé. Il faut que je
sois six ou douze s’il y a deux dés.)
2) Les
quatre modélisations des univers multiples
Maintenant que nous nous
sommes faits une petite idée de l’enjeu philosophique des univers multiples, il
importe de sonder, autant que nous le pouvons, la pertinence scientifique de
cette théorie. Nous nous limiterons à quatre d’entre elles : l’inflation,
la théorie des cordes, la relativité générale et la mécanique quantique.
a)
l’inflation
Cette théorie participe de
ce qui constitue probablement la plus grande découverte du 20e siècle, à savoir que l’espace est une réalité
dynamique. Elle a partie liée avec le Big Bang. Ce qu’il convient de saisir à
ce sujet c’est qu’il ne signifie pas seulement que les distances entre les
objets qui sont dans l’espace, comme les galaxies, par exemple, augmentent mais
que ce que c’est qu’être pour l’espace lui-même est sujet à des changements.
L’espace n’est pas le cadre formel de tout ce que l’on peut percevoir dans le
monde comme le croyait Kant, il est un objet qui a des propriétés. L’espace est
une texture. Il n’est pas, il devient. Et les principes qui régulent ce devenir
sont quantiques c’est-à-dire aléatoires, aussi bien d’un point de vue
mathématique que physique. Cela signifie que l’espace est traversé de
fluctuations plus ou moins denses. Ce sont ces différences de densités qui
expliquent qu’il y ait des régions de l’espace au sein desquelles les lois ne
sont pas les mêmes. Par elle-même cette densité aurait plutôt tendance à
décroître, à chuter, mais il arrive que les fluctuations s’empilent les unes
sur les autres et contrarie le mouvement intuitif de décroissance de ce potentiel
de compacité. Lorsque ce potentiel atteint un degré suffisamment haut, il y a
inflation, exactement comme une pâte à lever secrète par elle-même, en
elle-même sa propre matière et « monte » dans le saladier, sauf que
là, on pourrait dire que c’est le saladier qui grandit. Le fait que cette
élévation de densité soit rare est donc totalement annulé, contrecarré par le
fait que l’inflation soit exponentielle. Le fait qu’elle n’ait lieu que de
façon fluctuante est complètement « gommé » par ce phénomène au gré
duquel ce que crée une zone d’inflation, c’est toujours l’inflation de ce que
c’est qu’être une zone.
Par conséquent ce qui se
génère à partir de chaque bulle en inflation, c’est le processus de nucléation
de nouvelles bulles. Notre zone à nous n’est plus sujette à inflation et c’est
tant mieux parce que c’est exactement cet arrêt de l’inflation qui provoque la
complexité à partir de laquelle a émergé la vie. Nous sommes nés de
l’inflation, mais nous n’aurions pu exister dans l’inflation et cela n’empêche
pas qu’à l’échelle de la totalité du « rhizome », l’inflation ne peut
pas cesser. L’espace n’existe qu’exponentiellement, et cela signifie que sa
structure est fractale, démultipliée, comme un mille-feuille dont la nature
même consisterait à usiner exponentiellement de nouveaux plans de feuilletage.
Ce que c’est qu’être pour l’univers, c’est précisément faire incessamment
éclater ce cadre supposé d’un « uni-vers ». Ce qu’il y a, en fait,
c’est les trois huit de chaînes d’usinage, de matrices d’univers multiples
fonctionnant à flux tendu.
b)
La théorie des cordes
Contrairement à l’inflation
qui est une théorie non pas prouvée mais largement corroborée, ou
vraisemblable, la théorie des cordes est très spéculative. Les expérimentations
testant ses prédictions auraient même plutôt tendance à la contredire. Elle
n’en est pas moins particulièrement élégante. Son enjeu, c’est de réinterpréter
les particules et les interactions fondamentales comme différents modes de
vibrations d’une unique classe de cordes, à la manière de cordes de guitare
qui, suivant la position des doigts sur le manche, produisent des sons
différents, et peuvent engendrer des quarks, des électrons, tout ce que l’on
peut imaginer comme particules élémentaires. Ce qui est « beau » dans
cette modélisation, c’est que le réel est comme une mélodie. De la même façon
que les différences d’accords ne consistent que dans un jeu de variations
d’intensités au gré des cordes pincées, les objets ne sont pas naturellement
distincts entre eux, pas plus qu’ils ne sont différents des forces, ils ne sont
que les variables « tonales » de ces forces. Le problème, c’est que
la logique unitaire de cette théorie induit une dizaine de dimensions et que
nous n’en avons que trois. C’est comme si nous avions à résoudre des problèmes
dont nous savons que la solution réside, ou « résiderait », dans la
projection de ses termes au sein de dimensions « autres » (comme le
problème qui nous interroge sur la possibilité de faire 4 triangles
équilatéraux avec six allumettes se résout dans le rajout de la troisième
dimension de la profondeur (pyramide)). Or, lorsqu’on essaie de modéliser
mathématiquement ces dimensions, les combinaisons sont tellement nombreuses et
vertigineuses qu’une incroyable prolifération d’univers possibles s’active,
chacun soumis à des lois physiques différentes. Reliée à la théorie de l’inflation,
cette conception nous invite à reconsidérer les chaînes de montage de cette
matrice des univers multiples. Elle n’est pas seulement exponentielle, fractale
mais aussi un peu démente, tout le contraire d’une usine de montage de pièces
en série. Au facteur exponentiel il convient de rajouter le principe d’une
variation infinie. L’usine à faire de la réalité ne se contente pas de
réitérer, elle distord.
c)
La relativité générale
C’est à Einstein que nous
devons non seulement la confirmation du fait que l’espace est dynamique mais
aussi les équations de son évolution. Si ces calculs sont possibles, c’est
qu’il y a des invariants (homogénéité, c’est-à-dire identique en tout lieu, et
isotropie, à savoir identique en toute direction). Les solutions des équations
d’Einstein et la prise en compte de ses invariances nous permettent de
concevoir trois modélisations géométriques de l’univers : sphérique,
hyperbolique, euclidien. Or pour les deux derniers modèles, l’espace est
infini. Mais qu’est-ce que cela signifie ? En premier lieu, que l’espace
n’en finit pas d’être l’espace, c’est-à-dire de devenir lui-même mais plus et
surtout plus souvent. Par « univers », les astrophysiciens entendent
en réalité « volume de Hubble », à savoir qu’une fois posé un
observateur dans un univers, on délimite cet univers par toutes les zones de
l’espace environnant cet observateur et pouvant entrer en interaction avec lui.
Nous parvenons ainsi au chiffre de 10 puissance 31 années lumière. Pour les
deux modèles d’univers hyperbolique et euclidien, il est absolument impossible
d’y poser un volume de Hubble sans que celui-ci se démultiplie en une infinité
de volumes de Hubble.
A partir du moment où
l’espace est corrélé avec le temps et on ne voit vraiment pas comment cela
serait pourrait être contredit, affirmer que l’espace de l’univers est infini
induit que le temps l’est aussi, auquel cas ce que nous faisons une fois dans
l’univers est nécessairement accompli une infinité de fois. Je ne peux définir
spatialement l’univers comme volume de Hubble sans que cette structure
nécessairement puisse faire autre chose que se diffracter à l’infini,
exactement comme le reflet de notre visage réfléchi par deux miroirs posés en
face de l’autre.
Que s’ensuit-il des actes
qui, indiscutablement se produise dans notre univers ? Aurélien Barrau
prend l’exemple suivant : « Imaginons que l’on place dans un
sac contenant un milliard de boules blanches, une boule noire et que l’on me
demande de plonger ma main dans ce sac pour en retirer à l’aveuglette une
boule. Si je tombe sur la boule noire, dans un univers fini, c’est proprement
incroyable, à savoir que c’est très, très, très peu probable. Mais si je
réalise la même expérience dans un univers infini, c’est–à-dire dans un
multivers, je tomberai forcément sur la boule noire et de très, très peu
probable, la possibilité de tomber sur la boule noire devient certaine. Toute
probabilité non nulle cesse d’être probable et devient réelle. A toutes les
loteries, il n’y aurait que des gagnants
parce qu’un tirage fait une fois se diffracte en une infinité de fois. Imaginez
une grille de loto qui, à peine écrite, deviendrait, de ce simple fait,
gagnante. Ce n’est pas que tout puisse arriver, mais c’est bel et bien que tout
arrive, et dés lors exister dans cet infini d’univers, c’est tout le contraire
de « choisir son camp », à savoir plutôt être choisi, on devrait dire
co-incidé, co-insinué, dans le fourmillement vertigineux de ce processus
d’auto-engendrement de l’événement. Le stoïcien Epictète disait que l’on était
libre qu’à la condition de vouloir que ce qui arrive arrive, non comme je le
veux, mais comme cela arrive. » Mais comment faire pour
« vouloir » lorsque ce qui arrive n’arrive pas qu’une fois ? Que
me reste-t-il à « vouloir » quand fait défaut l’espace de cette
assomption par un sujet libre de l’infinité des occurrences ?
d) La mécanique quantique
Le
dernier modèle d’univers multiple apparaît au cœur de la physique quantique et
plus encore de la décohérence quantique. Si nous projetons des électrons contre
une plaque trouée par deux fentes, nous pouvons observer sur le capteur située
derrière elle, non pas deux raies correspondant à l’espace ouvert par les deux
brèches mais plusieurs raies, exactement comme si deux trains d’ondes nés de
chacune des deux ouvertures avaient interagi l’un sur l’autre provoquant ainsi
des zones d’impact discontinues, en fonction des vides créés par les
interférences entre deux vagues. L’électron considéré comme un corpuscule se
comporte donc ici étrangement comme une onde. Que se passe-t-il si les
électrons sont envoyés un par un contre la plaque ? Dans un premier temps,
le capteur décrit un modèle d’impact corpusculaire, c’est-à-dire deux rainures,
mais « à la longue », d’autres raies parallèles commencent à apparaître
corroborant à nouveau un modèle ondulatoire d’interférences.
Pour
en avoir le cœur net, on installe un instrument de mesure capable de détecter à
l’entrée de chaque fente où l’électron passait (fente A ou fente B).
L’expérience donne deux résultats différents selon que l’instrument
d’observation est branché ou pas. Si l’électron est repéré à l’entrée de l’une
des deux fentes, le modèle d’impact est corpusculaire, s’il ne l’est pas, il
est ondulatoire. Le regard de l’observateur change le résultat de l’expérience
exactement comme si ce que l’on voyait au terme du processus expérimental
dépendait de ce que l’on s’était préparé à voir en installant ou pas l’appareil
de détection de l’électron ou du photon.
C’est
exactement comme si cette expérience plaçait le philosophe en situation d’être
aussi un scientifique et inversement tout simplement parce que la distinction
philosophique entre le possible et le réel s’effectue ici expérimentalement
dans la distinction entre l’onde efficiente mais non perçue et le corpuscule
repéré. Observer un phénomène, c’est en percevoir les particules réelles, ne
pas l’observer revient à laisser agir des ondes de possibilité. Cela ne
signifie pas qu’il ne se produit pas mais plutôt qu’il s’effectue différemment,
c’est-à-dire en déployant toute une gamme d’autres possibilités que celle-là
seule qui sera vue. Cela est très déstabilisant notamment parce que cela
signifie que ce n’est pas parce qu’une action se réalise que nous la voyons,
mais plutôt parce que nous la voyons que nous la concrétisons que nous lui
donnons par notre regard « matière » à exister. Mais en même temps,
cette matérialisation n’est absolument pas magique, démiurgique (sans quoi nous
ne percevrions que ce que nous avons envie de percevoir), elle se produit sur
le fond de la présence ondulatoire de toutes les autres variables possibles de
la même action. L’électron qui n’est pas visé par l’appareil de détection passe
par la fente A et par la
fente B, non plus en tant que chose ou que « point » mais en tant que
champ, en tant que vague, laquelle jouit bien d’une « pesée »
effective sur le réel comme le révèle le modèle d’interférences.
La
vraie question est alors de savoir ce qu’il advient de l’onde quand braquant
l’appareil de détection sur l’électron je lui impose de passer par la fente A ou B. elle aurait pu passer par les
deux fentes et d’ailleurs elle le fera si je débranche l’instrument
d’observation.
Si
nous prenons les termes de l’énigme posée par l’exemple célèbre du chat de
Schrödinger, en suivant le fil de l’interprétation proposée par Hugh Everett,
nous dirions qu’un monde sépare le chat mort du chat vivant mais qu’en même
temps le fait qu’il soit l’un ou l’autre tient mathématiquement à une
probabilité de 50/50, donc à rien, et physiquement au simple geste d’ouvrir la
boîte c’est-à-dire « tout » (puisqu’un monde du chat mort et un monde
du chat vivant s’y joue à pile ou face). A l’instant de l’ouverture, ce que
l’on précipite ce n’est pas qu’il soit mort ou vivant mais l’ouverture de deux
mondes au sein desquels il est l’un et l’autre, sachant évidemment qu’on sera
nécessairement dans l’un plutôt que l’autre (mais nous ne sommes pas celui qui
a décidé qu’il soit mort ici et vivant là, cela n’a pas à se décider d’ailleurs
puisque les deux sont vrais).
Finalement
nous pourrions dire, pour simplifier, que l’hypothèse de Hugh Everett revient
entre autres choses à réfuter le principe de non-contradiction. Il faut qu’un
chat soit mort ou vivant, mais la question se pose de savoir s’il le faut pour
que ce monde continue à se structurer comme unité au sein de laquelle une même
chose ne peut en même temps se trouver dans deux états contraires ou bien parce
qu’à partir de cette alternative, se crée un embranchement entre deux univers.
Le principe de non-contradiction ne s’exerce-t-il qu’en tant qu’alternative au
sein d’un univers ou au contraire en tant qu’ouverture inchoative
(commencement) au sein de la structure en rhizomes de tous les univers
co-existants ?
Il
n’est pas inutile de rappeler que Schrödinger a imaginé cette expérience de
pensée en réaction (plutôt ironique) aux conclusions de nombreux experts de
physique rassemblés à Copenhague pour statuer sur les conclusions de
l’expérience de la « double fente ». Ils avaient finalement décidé
que l’émergence indiscutable de cette superposition d’états quantiques ne
devait pas être pris en compte en tant que phénomène physique mais seulement
dans le cadre probabiliste des mathématiques. Le slogan adopté par de nombreux
physiciens participant à ce mouvement est « shut up and calculate ! »
Le
problème, c’est précisément la difficulté et ce que l’on pourrait considérer
comme « le surpoids » des théories mathématiques requises par une
telle interprétation. Il est nécessaire d’y produire de nombreux principes de
bases qui fragilisent l’exigence d’économie de toute bonne théorie
scientifique. La théorie de l’évolution de Darwin est non seulement la seule
aujourd’hui qui soit à même de rendre compte de l’existence des espèces
animales et de leurs indiscutables interactions mais elle est aussi très
économes quant aux principes sur lesquelles elle s’appuie. Pour
l’interprétation de Copenhague, nous avons « many words, a single
world » (beaucoup de concepts, un seul monde) tandis que pour
l’interprétation d’Everett, nous sommes confrontés à « Many worlds, a few
words » (Beaucoup de mondes, très peu de mots).
Ce
rapport de proportions entre le nombre de mondes invoqués et les principes
requis pour une théorie scientifique est particulièrement intéressant parce
qu’il inverse totalement la vision commune des univers multiples. Si nous
tenons absolument à boucler tous les phénomènes observables incluant ceux de la
double fente dans « un univers », il est nécessaire de passer par de
nombreux détours mathématiques théoriques, si par contre, nous envisageons,
comme Everett, la possibilité de ces embranchements au croisement desquels se
multiplient quantité d’univers, les théories scientifiques se départissent de
l’appareillage un peu lourd de leur dynamique englobante et unificatrice. Si
nous souhaitons nous raconter à nous-mêmes de bonnes histoires de mondes, la
question se pose de savoir s’il ne conviendrait pas que nous renoncions à
l’idée de ne connaître qu’un seul Univers.
L’expérience
dite « de pensée » du chat de Schrödinger ne fait que nous placer de
façon un peu brutale devant les implications de l’expérience de la double
fente. Quand nous refermons la boîte avec le pauvre chat, le corps radioactif,
le compteur Geiger et la fiole de poison, nous pensons qu’il est
« possible » qu’il meurt et qu’il est « possible » qu’il
vive puisque il y a 50% de chances que ce soit l’un ou l’autre. La nature de ce
« possible » est celle-là même du probable, du calcul de probabilités
que les mathématiques sont à même de formuler pour rendre compte d’une
situation qu’elles ne situent pas autrement, comme elles le font de toute
chose, qu’en tant que problème : « soit un chat posé dans une
boîte, etc… ». Il ne nous vient pas spontanément à l’esprit qu’en
refermant la boîte (de la même façon qu’en ne plaçant pas de détecteur d’électrons
devant la plaque trouée de l’expérience de la double fente), nous suspendions
« effectivement » la situation en laissant agir cet état de superposition
quantique, au gré duquel le chat sera à la fois mort et vivant. Quand nous
rouvrirons la boîte, nous provoquerons l’effondrement de la fonction d’ondes,
ce qui précipitera l’une ou l’autre solution.
Qu’il
soit donc mort ou vivant quand nous ouvrons la boîte n’est pas un phénomène
résultant de notre calcul de probabilités précédent l’acte de l’ouverture,
c’est ce qu’a provoqué l’acte d’ouverture. Le chat n’était pas mort ou vivant
avant qu’on ouvre la boîte, il ne l’est devenu qu’après. Mais qu’était-il
avant ? L’un ET l’autre. Ce que nous ne voyons pas n’est ni du pur
néant, ni ce qui s’offre au calcul de probabilités (lequel sera nécessairement
régi par un principe d’exclusion, de non-contradiction : ou…ou), ce serait
plutôt un plein, un temps de suspension pendant lequel s’active un champs
parcouru d’ondes de possibilité à l’intérieur duquel le chat mort et le chat
vivant « voisinent », se superposent, de la même façon que l’électron
se dédouble et passe à la fois par la fente A et la fente B. De la même façon,
nous pourrions dire que la sphère dans laquelle s’entrechoquent toutes les boules
du loto s’offrent moins en réalité au calcul de probabilités mathématique de
toutes les combinaisons possibles qu’à l’efficience d’un champs de strates, de
superpositions quantiques dont on pourrait dire qu’il fonctionne comme la
matrice inchoative de tous les mondes potentiels, virtuels dans l’infinité
desquels, pour chacun d’entre eux, une seule suite de six numéros finira par
sortir.
Personne
ne choisit rien parce que tout s’effectue partout et une infinité de fois. Ce
que détermine la sortie des numéros, ou l’ouverture de la boîte, ce n’est plus
la suite logique d’une incroyable production de calculs régis par le principe
d’exclusion (ce que matérialise bien la représentation de l’entrechoquement des
boules), c’est l’avènement d’un nouveau
monde structuré autour de cette suite de numéros là, ou bien autour d’un chat
vivant plutôt que mort.
Mais
alors, dans quelle mesure ne faudrait-il pas en dire autant de tout ? De
quel événement de notre monde ne faudrait-il pas penser exactement la même
chose, à savoir qu’il s’y concrétise l’une des infinies variables de tous les
autres mondes qui au même instant, dans la même occasion, s’y diffractent, s’y
éclatent en une myriade d’univers multiples, en suivant le fil d’une autre
variable de la même occurrence ? Lorsque Wittgenstein affirme que
« le monde est tout ce qui a lieu », il propose une définition
parfaitement compatible avec cette conception extrêmement déstabilisante.
Mais
pourquoi déstabilisante finalement ? Parce qu’au lieu de miser sur
l’évidence d’une logique fondée sur le principe de non-contradiction de notre
raison, nous parions sur une inconcevable puissance de génération
disséminatrice et productrice de « réels », au pluriel. Quelque chose
ici dépasse notre entendement au sens propre, même s’il conviendrait d’affirmer
plutôt que cela dépasse la conception d’un entendement s’efforçant de connaître
un univers. Cela outrepasse les pouvoirs d’un entendement qui s’estimait
lui-même en charge d’avoir à connaître les lois d’un univers, mais pas
forcément celui la puissance d’une pensée capable modestement de ramener ce
qu’elle peut à là d’où elle vient ou plutôt au milieu dans lequel elle a pris
corps en tant que pensée.
Il
semble en effet, de plus en plus probable que notre corps et en lui, notre
cerveau, soient régis par des lois quantiques. Cela signifie que l’expérience
de la double fente nous ramènerait à une forme d’humilité : peut-être n’y
faisons-nous pas d’autre expérience que celle-là même de la réalité dont nous
sommes faits, à savoir celle d’une puissance qui n’exclue rien, qui permet
tout, mais pas n’importe comment. Nous avons déjà bien insisté sur le fait que
l’expérience de pensée du chat de Schrödinger reprenait finalement exactement
celle de la double fente. Il faut convenir du fait que l’électron passe, comme
le fait une onde, par la fente A et par la fente B de la même façon qu’il nous
faut bien reconnaître que le chat est dans la boîte vivant et mort, ce qui
n’empêche pas que ce sera l’un ou l’autre une fois la boîte ouverte, une fois
l’électron observé. Ce que nous percevons, dés lors que nous le percevons,
c’est la ligne de partage entre tous les univers. Nous ne faisons pas
l’expérience, dans cette représentation de ce qui existerait positivement, par
soi-même et exclusivement mais, au contraire, de ce qui se décide, de ce qui se
scinde, étant entendu que le fond de la texture des univers multiples
consisterait précisément dans le fourmillement de ces fissures, exactement
comme la croûte terrestre est incessamment travaillée par les mouvements de
tectonique des plaques matérialisant l’écart entre les zones.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire