Un historien n’est pas un
romancier : il ne décrit pas les évènements du passé tels qu’il les a
inventés mais tels qu’ils sont attestés par les chroniqueurs, les
« scribes », les documents, les traces ou les vestiges archéologiques
qui portent témoignage des faits. Nous « savons », par exemple, que
Jules César a été assassiné au Sénat par des conjurés non seulement parce que
des auteurs romains ont raconté cet événement et qu’il fait l’objet de récits
concordants sur son déroulement mais aussi parce que « le souci
historique » existait déjà à cette époque. Hérodote, auteur grec du 5e
siècle avant JC, écrivait ainsi à l’en-tête de son livre « historia »
(enquête), présenter un récit des faits « pour que le temps n’abolisse pas
le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit
par les grecs, soit par les barbares (guerres médiques) ne tombent pas dans
l’oubli. » Il n’est pas question pour lui de rendre compte des évènements
tels qu’il aurait souhaité qu’ils se déroulent ou tels qu’il les aurait
imaginés mais tels qu’ils ont eu lieu. De fait, nous ne lisons pas les œuvres
d’Hérodote comme nous lisons celles d’Homère ou de Sophocle, parce que nous
savons qu’Œdipe est un personnage de tragédie et que, par contre, la bataille
de Salamine a réellement eu lieu.
L’historien ne nous raconte donc pas des histoires mais l’Histoire.
Cependant la langue
française utilise le même terme pour signifier un récit qui, au singulier, rend
compte de la réalité et, au pluriel, désigne des scenarii fictifs, voire des
mensonges (raconter des histoires). C’est sous forme de récits que l’historien
rend compte du passé, et aussi certains que nous soyons de la véracité de
l’événement décrit, il n’en demeure pas moins que la chronologie des évènements
réels peut et même doit être lue comme une « narration », comme des
mots rapportant des faits. Il importe donc ici de distinguer la forme et
l’objet : si la forme du récit historique et du récit fictif ne différent
pas fondamentalement puisqu’elle ne peuvent se concevoir autrement que comme
une narration, leur objet n’est pas du tout identique et l’esprit dans lequel
ils sont lus ne sauraient être confondus sous peine de croire que Tolkien est
un historien ou, plus grave encore, que le génocide juif n’a pas eu lieu.
Nous mesurons la gravité
d’une position inconsidérément subjectiviste du travail de l’historien. Si nous
adhérons sans nuance à l’idée selon laquelle l’histoire ne serait pure
interprétation des évènements anciens, alors nous ne voyons pas pourquoi ni
comment nous pourrions opposer des arguments viables aux déformations les plus
idéologiquement abjectes du passé. Grâce à son ministère de la propagande, le
« Big Brother » de Georges Orwell passe commande d’une nouvelle
recomposition du passé l’autorisant à déclarer la guerre à telle puissance
étrangère. Le présent se doterait ainsi du passé le plus arrangeant en fonction
de ses intérêts politiques du moment. Mais en même temps, il serait tout-à-fait
abusif et insoutenable de faire totalement crédit aux thèses d’un historien.
Aucune recherche, aussi rigoureuse soit-elle ne peut s’imposer à nous comme une
restitution indépassable, pure, objective du passé. L’historien ne peut pas
évoquer le passé sans raconter une histoire, c’est-à-dire sans suivre la trame
d’un récit pour rendre compte de l’enchaînement des faits passés, et nous
commettrions une erreur si nous considérions qu’il n’existe aucune dimension
interprétative dans son travail mais il serait tout aussi ruineux de le
comparer à un romancier qui ne ferait que suivre le fil de son imagination.
Peut-on clairement fixer cette limite et déterminer la part que l’historien
peut accorder à la fiction dans la description d’un passé réel, sans qu’il
perde de vue son objet et son statut (l’histoire est considérée comme une
science humaine) ? L’histoire est-elle un vrai roman ou un roman
vrai ?
1) Les
origines de l’Histoire
a) La
mythologie
C’est sur fond
d’histoires qu’est apparue l’Histoire. Homère, Hésiode rendent compte de façon
imagée, métaphorique et irrationnelle de l’existence de l’univers, des forces
de la nature et des évènements humains. La forme du récit s’impose donc en
premier lieu pour composer des tableaux ou des situations mettant en scène des
Dieux, des titans, des monstres dont les aventures ne font pas que divertir les
auditeurs ou les lecteurs. Il est bien question ici d’articuler une forme de
discours poétique, fictif, fabuleux et imaginaire aux réalités quotidiennes
auxquelles les hommes sont confrontés. Les mythes et les cosmogonies ne
racontent pas « n’importe quoi ». Aussi inventée soit-elle,
l’histoire d’Œdipe dit vraiment quelque chose de l’être humain, de son désir,
de son rapport aux évènements, à la fatalité. Il serait donc tout-à-fait réducteur
d’opposer l’histoire comme récit de la réalité à la mythologie comme récit
purement fictif dans la mesure où le mythe nous permet peut-être autant que
l’histoire de comprendre qui nous sommes réellement.
Toutefois elle ne nous
fait pas parvenir à cette compréhension de la même façon que l’histoire, car
cette dernière nous donne la possibilité de réaliser chronologiquement d’où
nous venons, en tant que citoyen, que grec, qu’européen, alors que le mythe
révèle à l’être humain les pulsions, les images et les forces de son
inconscient. De plus, cette approche psychanalytique du mythe ou du moins son
assimilation à l’expression d’un inconscient collectif suppose une distance à
l’égard de son contenu que l’on ne retrouve pas dans notre rapport au récit
historique. Il ne fait donc aucun doute sur le fait que l’histoire décrit non
seulement un autre type de discours que le mythe mais aussi un autre rapport au
réel.
Mais si l’histoire nait
de sa rupture avec le mythe, elle n’aurait jamais vu le jour sans lui car aussi
structurellement différents soient-ils l’un de l’autre, ils partagent la même
matrice : rendre compte de ceci que le réel soit tel qu’il est. Si la
mythologie situe son niveau « d’explication » à la hauteur du
surnaturel et des Dieux, l’histoire ramène cette justification à une échelle
temporelle et rationnelle. L’histoire est donc née des histoires, c’est-à-dire
du désir de l’homme de rendre compte du réel par des histoires mais en même
temps elle ne s’est réellement constituée en tant que pratique et discipline
théorique que lorsqu’elle s’est détachée du mythe.
b) Histoire et identité
Dans la mythologie, la
plupart des héros ont leur « signature », à savoir un acte qu’ils
sont les seuls à pouvoir accomplir et qui les définit : seul Ulysse peut
tendre son arc et faire passer une flèche dans douze anneaux de haches fichés
dans le mur. Egée cache des sandales et une épée sous un rocher que seul Thésée
son fils pourra déplacer. De même seul Arthur peut retirer Excalibur du roc
dans lequel son père Uther Pendragon l’a enfoncé, avant de mourir. Le rapport
du héros à l’événement décrit un processus de révélation. C’est par l’épreuve
du fait que le héros sait qui il est et entretient non seulement la certitude
de son élection de son destin exceptionnel mais aussi plus simplement de son
identité.
Pour les hommes comme
nous qui ne sommes pas des personnages, c’est exactement le contraire que nous
vivons, à savoir que l’épreuve des évènements et surtout le fait que ces
évènements soient indissociables de la durée dans laquelle ils s’effectuent
constituent exactement ce qui nous empêchent de sceller l’acte de notre
identité : vivre dans le temps, c’est être condamné à ne jamais savoir
vraiment qui l’on est. Le présent que je vis est toujours porteur de
métamorphose, de bouleversement de l’autoportrait que nous essayons de dessiner
au cours de notre vie. A peine suis-je en train de me décrire comme étant ceci
ou cela que l’instant qui passe déjà insinue une nuance voire une distorsion à
l’égard de ce que je prétends être.
Entre ce désir
irrationnel d’identité auquel le mythe répond par le récit magique et
surnaturel et l’épreuve réelle que nous faisons de chaque instant comme d’une
remise en cause de cette définition de soi, l’Histoire nous propose une
alternative et plus que cela : la seule qui puisse se concevoir si l’on
souhaite investir ce désir d’avoir un nom et une personnalité déterminée d’une
réponse fiable, crédible, à savoir le rapport au passé. Des trois axes du temps
(passé-Présent-Futur), seul celui-ci (le passé) est suffisamment stable pour
offrir à notre désir de savoir qui nous sommes une base solide et
indéfectible : ce que j’ai été, je l’ai été et rien de ce que je suis en
train devenir ou de ce que je serai demain ne changera quoi que ce soit à ce que
je fus.
Il convient de donner à
cette considération une dimension individuelle mais aussi nationale (reconnaissance de soi par une Nation). Ce qui distingue l’État et la
Nation entre beaucoup d’autres choses, c’est l’histoire, la tradition. C’est
par notre ancrage à un passé national, sociétal, historique que nous savons qui
nous sommes en tant que français allemand ou britannique. L’histoire nous
permet de savoir qui nous sommes, car, sans elle, nous serions perdus dans
l’indétermination d’un présent en train de se faire et à l’incertitude d’un
futur qui n’est écrit nulle part.
Mais une question se pose
dés lors : cette fonction identitaire assurée par l’histoire grâce à
laquelle un peuple, une société, un individu sont en mesure de jouir en fixant
le miroir du passé de la certitude d’être « un » ne serait-elle pas
aussi fictive que la mythologie puisque elle aussi décrit des héros dont le
rapport au temps n’est pas corruptible ? Nous sommes d’abord tentés de
répondre : « non » à cette question puisque le passé décrit
par l’historien n’est pas une fiction contrairement à Thésée ou Ulysse. De
fait, il est aussi fascinant qu’instructif d’observer comment, au fil des
guerres, des invasions, des flux migratoires et des mouvements religieux des
identités nationales se constituent. Cet ancrage d’un peuple à son passé n’est
pas du tout fictif. Pour s’en rendre compte, il suffit de mesurer la force de
l’idée même de Nation en l’assimilant à ce qui fait d’une population
« un » peuple.
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