Introduction
Enumérant les différences
entre la langage humain et la communication des abeilles, Emile Benveniste
souligne l’absence de réponse au message envoyé par l’émettrice : « Cela
signifie que les abeilles, dit-il, ne connaissent pas le dialogue, qui est la
condition du langage humain. Nous parlons à d’autres, telle est la réalité
humaine. » L’abeille communique une information à son entourage, mais elle
ne semble pas attendre qu’on lui adresse en retour un signe ne serait-ce que
pour confirmer la bonne réception de son message. Son but n’est pas d’être
reconnue en tant qu’émettrice. Elle n’aspire pas non plus à créer avec ses
semblables une « conversation », c’est-à-dire une mise en suspension
de « l’agir », un instant propice à la constitution d’un réseau
d’intentions au sein duquel chaque individu participerait à un ensemble de
projets, de jugements, de remarques, tout cela orienté vers un but commun à la
totalité du groupe. L’abeille agit et le dialogue retarderait l’action. Le
dialogue au contraire saisit l’occasion de l’information émise non pas pour
agir ou réagir mais pour tisser des liens par le dialogue. Alors que le message
donne à la communauté d’abeilles la possibilité d’agir en tant que communauté,
le message humain, par le dialogue « fait communauté » en mettant en
parenthèses l’action commune. Ce n’est pas le message qui provoque l’action,
c’est lui au contraire qui retarde
l’action en instaurant d’abord la nécessité de « faire communauté »
par le dialogue, comme s’il était plus important de se concerter, de créer
cette « interzone » du partage d’opinions où chacun est autorisé et
légitimé à émettre un avis que d’agir.
Quelque chose du dialogue permet à ses participants de se sentir membre d’un
collectif, peut-être d’une espèce, comme le suggère Benveniste, ce qui implique
que c’est moins dans le feu de l’action que se tissent les liens d’une
communauté humaine, voire d’un genre humain, que dans l’échange de signes, de
mots, visant un seul et même objet, lequel peut éventuellement aboutir à une
action commune. Les hommes se parlent et se rassemblent, s’identifient comme
individus d’une même espèce là où les abeilles agissent directement dans le
monde et sur lui. Le dialogue présuppose, par son étymologie même, que c’est
par le logos et en lui que s’établissent des rapports « entre »
(« Dia » signifie en grec : « à travers, entre »)
les individus, lesquels sont donc initialement et fondamentalement des
« interlocuteurs » avant d’être des « semblables ». Là où
des liens naturels prévalent suffisamment dans les communautés animales pour
que l’action collective s’effectue sans la médiation d’un échange de signes (la
modalité de communication des abeilles s’apparente davantage à celle de
« l’ordre »), le dialogue s’impose chez les hommes comme cette
dimension première à partir de laquelle se constitue une unité de genre ainsi
qu’une communauté d’intérêts. Ne peut on concevoir de relations humaines qu’à
partir d’un dialogue assignant et reconnaissant à chacun des protagonistes le
statut de « conscience » ? N’existe-t-il entre nous aucun
lien naturel préalable sur la base
duquel seulement le dialogue peut s’établir ? Est-ce d’abord parce que
nous nous parlons que nous nous reconnaissons ? Qu’autrui s’impose à moi
comme cette autre conscience qu’il m’incombe de reconnaître et de respecter en
tant que personne morale, est-ce ce que seul le dialogue peut rendre
possible ?
(Une fois posée votre
introduction, il faut (Impératif) que
vous manifestiez le plus clairement et le plus fermement possible votre volonté
de ne pas vous tromper de sujet en reprenant les termes essentiels et en les
analysant – C’est cela qui va jouer de la façon la plus décisive dans le
classement par votre correcteur de votre copie). Que signifie, en effet « s’entendre avec
Autrui » ? Nous nous entendons avec quelqu’un lorsque nous nous
mettons d ‘accord avec lui pour mener à bien un projet commun ou bien
lorsque nous nous rangeons du même avis par rapport à un sujet de conversation
quelconque. Mais ici c’est le terme « Autrui » qui est utilisé, ce
qui impose à cette notion d’entente un sens premier ontologiquement. Ce qui
compte alors ce n’est pas tant de s’accorder sur un point particulier que de s’accorder
mutuellement la base initiale d’un respect, d’une reconnaissance. M’entendre
avec autrui, c’est d’abord et peut-être seulement le reconnaître en tant
qu’ « autre conscience ». Ce qui pose problème dans nos
relations, c’est précisément le fait qu’autrui ne soit pas « moi »,
d’où des approches distinctes, des intérêts divergents, des sensibilités
irréconciliables. De ce point de vue, s’entendre avec quelqu’un est finalement impossible, parce que nous ne
trouverons jamais personne qui puisse être « nous » (« parce que
c’était lui parce que c’était moi » dit Montaigne au sujet de son amour
pour La Boétie mais cela reste quand même « lui » et
« moi »)
Cette notion d’entente ne
peut donc avoir de sens que si nous la situons non pas à titre de finalité,
d’objectif ou d’aboutissement de la relation mais, au contraire, à titre de
condition, c’est-à-dire dans les présupposés à partir desquels elle devient
possible. Le dialogue est-il la base à
partir de laquelle la possibilité de reconnaître telle ou telle personne comme
une autre conscience devient effective ?
Mais qu’est-ce qu’un
dialogue ? Grâce à Emile Benveniste, nous réalisons qu’un dialogue se
définit d’abord par un certain rapport à la réalité : nous prenons le
temps de répondre à l’autre avant même de conformer notre attitude à l’ordre ou
à l’information qu’il nous transmet. Il se distingue donc de la coopération qui
ne vise qu’à effectuer une action commune. Le dialogue instaure comme principe
fondamental et originel ce présupposé selon lequel l’acceptation d’Autrui en
tant qu’interlocuteur prime sur l’action commune. Ce n’est pas parce que nous
agissons ensemble que je reconnais cette personne comme une autre conscience,
c’est à partir de cette acceptation que je peux ultérieurement envisager avec
elle une action concertée.
En d’autres termes, si
Autrui est vraiment Autrui, c’est parce qu’il est d’abord cet être qui me
parle, que j’écoute et auquel je réponds avant d’être a) cet être que l’on
m’impose de reconnaître en tant qu’autre par l’instauration inconditionnelle
d’un Interdit social, religieux (on ne dialogue pas avec une interdiction) b)
cet être autre avec lequel je me sentirais intuitivement en confiance avant
même que nous nous parlions sous l’effet immédiat d’une sympathie naturelle
(Jean-Jacques Rousseau) c) l’expression radicale d’une altérité transcendante
que le dialogue ne pourra jamais conjurer ni réduire (Emmanuel Lévinas). Le
dialogue est-il le fait social par
excellence, celui à partir duquel la reconnaissance de l’autre corps humain en
tant que personne morale, inaliénable et sacrée prend réellement et
originellement effet ?
Nous disposons maintenant
de trois antithèses auxquelles il est possible de confronter la réponse
positive à la question posée :
a)
Nous ne nous
entendons avec Autrui que sur la base de l’interdiction sociétale de porter
atteinte à sa personne. Le dialogue ne peut se concevoir qu’après
l’instauration de ce commandement (est-ce le dialogue qui rend possible la loi
ou la loi qui rend possible le dialogue ?)
b)
Nous
reconnaissons l’autre personne parce que nous sommes originellement lié à lui
par un sentiment d’empathie naturelle. Si je le perçois comme autre, c’est
parce que je l’accepte naturellement comme même. Nous passons originellement du
pareil au même. On peut ici penser à Rousseau et à la pitié mais pas seulement :
n’existe-t-il pas dans la vie en société des affinités électives, des effets de
communion passant par des tropismes, des silences, des proxémies, des signaux
physiques marquant plus sûrement l’entente et la reconnaissance d’autrui que le
dialogue ? N’est-ce pas d’abord en tant que corps que l’on se fait
reconnaître et admettre, avant le dialogue ?
c)
La rencontre
avec le visage de l’autre pose d’emblée et sans conditions une relation
dissymétrique nous plaçant dans la situation originelle d’avoir à répondre de
lui. Reconnaître autrui dans tout ce qui justement m’interdit de le ramener à
moi-même c’est ce que l’apparition brutale du visage instaure.
Le dialogue présuppose entre l’homme et le monde la
médiation d’une dimension intersubjective au sein de laquelle les hommes se
reconnaissent et s’échangent des messages de telle sorte que leur
« être-à-Autrui » précède leur « être-au-monde ». Toute la
question est de savoir dans quelle mesure l’instauration de ce système de reconnaissance en circuit fermé peut se
révéler efficient. Ne serait-ce pas dans un rapport à l’autre incluant au
contraire la dimension physique et mondaine du contexte même de la rencontre
que s’effectuerait sa reconnaissance ?
Il convient d’approfondir
notre compréhension de cette intersubjectivité créée par le dialogue. Il
consiste dans la mise en rapport de quatre composantes :
- un émetteur
- un récepteur
- le code dans lequel le
message est transmis
- le référent, c’est-à-dire l’objet
du message, ce dont il est question dans le dialogue.
L’émetteur ne parle pas pour
être obéi mais pour être entendu, pour s’inscrire dans une « toile »,
dans l’ensemble de tous les messages échangés par les interlocuteurs. Le
récepteur est la « boîte de résonance » humaine du message, ce fond
d’écoute et de compréhension sur la base duquel l’émetteur sait que ce qu’il va
dire ne sera pas que du bruit. Le code suppose précisément la capacité du
récepteur à décoder le message transmis. Cela induit que tout message émis dans
le cadre d’un dialogue est « crypté ». Un dialogue suppose une base
d’échange préalable, un code, c’est-à-dire finalement une langue ou un langage
communs au récepteur et à l’émetteur. Le code est ce qui donne Sens au message.
Le référent est finalement le gage d’un intérêt commun, d’une affaire sur
laquelle l’émetteur et le récepteur peuvent s’entendre. Ils dialoguent parce
qu’ils disposent d’un sujet, d’une affaire, d’un horizon qu’ils sont
susceptibles de partager, pour lequel ils peuvent s’entraider.
Tout dialogue implique donc
des éléments présupposés et tout le problème portera sur ces présupposés, ne
seraient-ils pas aussi ceux-là mêmes à partir desquels une entente avec l’autre
conscience devient effective ? Quels sont-ils ?
D’abord l’instauration d’une
dualité: on peut dialoguer avec soi dés lors que l’on est assez éloigné de soi
pour distinguer en nous l’émetteur et le récepteur : « La pensée est
le dialogue de l’âme avec elle-même » Platon. Il est donc possible que mon
statut de conscience se joue précisément dans la dualité de cette instauration.
Je ne peux m’entendre avec cet autre que je suis à moi-même qu’en dialoguant
avec moi et c’est exactement cela que l’on appelle « penser ». Pour me faire reconnaître de l’autre en
tant que pensée (conscience), il importe donc d’abord que je dialogue avec moi
comme si j’étais un autre.
En second lieu, il faut un
code préalable, c’est-à-dire un système de signes qui permettra à l’émetteur de
faire jouer le rapport entre le signifiant et le signifié avec le récepteur.
Grâce au code, le dialogue permet de s’échanger
des messages qui ont du Sens. Le dialogue est-il le seul moyen de faire en
sorte que la rencontre avec Autrui fasse sens ? Tout dialogue suppose en
effet une répartition et un échange de fonctions (le récepteur devient
l’émetteur et réciproquement) comme nous l’avons vu, mais faut-il
nécessairement en passer par là pour donner du sens à la rencontre avec
Autrui ?
Enfin la condition même du
dialogue réside dans un anti-dogmatisme radical. Dialoguer, c’est avoir
d’emblée consenti à cette pétition de principe selon laquelle la thèse que nous
allons affirmer n’est pas définitive. Le dialogue est le contraire même de la
parole prophétique, totalitaire ou autoproclamée. C’est de la parole soumise au
test, à l’examen de la confrontation avec autrui. Le dialogue est un processus
éternellement ajouré de validation. A ce titre, il n’est pas hors de propos
d’envisager que le dialogue soit à la philosophie ce que l’expérimentation ou
l’observation sont à la science, à savoir l’épreuve d’une falsifiabilité au
crible de laquelle elle gagne la dignité d’un discours, d’une discipline, d’une
pratique authentiques. Le dialogue, c’est le contraire de la parole d’auteur,
ce terme étant à comprendre aussi dans sa filiation étymologique avec la notion
d’autorité. Le dialogue ne fait pas autorité, il la détruit. C’est exactement
la raison justifiant la mort de Socrate : il n’est pas possible d’accepter
dans la cité, pour une autorité quelconque, l’efficience d’une activité aussi
subversive, déstabilisatrice corrosive que le dialogue socratique.
Si nous récapitulons, il
apparaît donc que le dialogue présuppose a) la dualité b) le code c) le sens d)
la mise en suspens de tout régime d’imposition autoritaire.
Le dernier élément évoqué
permet de répondre à une question qui se pose plus précisément à nous, au 21e
siècle : les réseaux sociaux peuvent-ils se concevoir, ainsi qu’ils le
revendiquent souvent comme « des espaces de dialogue » ? (Le
sujet deviendrait alors, en un sens : « ne peut-on s’entendre avec
autrui qu’en passant par Facebook ? »). Si nous retrouvons bien à
l’œuvre les trois premiers présupposés de tout dialogue (encore que le
troisième ne soit pas certain à 100%), le dernier est plus problématique dans
la mesure où les paroles échangées dans les réseaux sociaux ne semblent aspirer
qu’à s’imposer de façon dogmatique. Il s’agit moins de tester que de
convaincre, voire de vaincre ou d’imposer, fût-ce par l’insulte, la
manipulation ou l’humiliation. Les réseaux sociaux peuvent se définir plutôt
comme des espaces de prises et d’échanges de « paroles » non
dialogués (il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’écriture
« parlée » diffusée dans ces réseaux).
1) Coexister
avec autrui au sein d’un monde constitué dans et par le dialogue – Maurice
Merleau-Ponty (1908 – 1961)
Pour mesurer pleinement
l’importance fondamentale du dialogue dans les rapports humains et ce qu’il
instaure dans existence dans le monde, Maurice Merleau-Ponty reprend finalement
la thèse essentielle d’Emile Benveniste. « Parler à d’autres », c’est
bel et bien faire advenir un type de réalité proprement humain, qui n’est pas
encore la réalité physique du monde ambiant :
« Dans l’expérience du dialogue,
il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne
ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés
par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont
aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus
ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni
d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans
une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous
coexistons à travers un même monde. »
Dialoguer n’est pas agir, mais ce n’est pas
rien non plus puisque des pensées sont échangées, évaluées, contredites,
examinées. Entre la méditation solitaire et l’action collective se crée cette
dimension mitoyenne dans laquelle des personnes distinctes peuvent se retrouver
sans s’opposer physiquement ni se confondre dans le flux d’une seule et même
action. Entre une agressivité naturelle et une coopération active, il y a place
pour le dialogue, c’est-à-dire pour l’expression de pensées sans auteurs
désignés s’effectuant par le vis-à-vis de deux consciences mises en présence
dans une dimension détachée du monde et de l’action. Dans cette marge, les
frontières physiques entre les corps ne sont plus de mise. On peut ne faire
qu’ « un » parce que le produit de la discussion est un flux
continu de pensées qui convergent vers un même but, dans une même
intentionnalité. Il y a dialogue quand deux personnes échangent des propos
qui font sens, le même sens (ce qui ne signifie pas nécessairement l’accord).
Le dialogue s’active dans l’émergence de cette stimulation qui voit deux
pensées autres concourir ensemble à l’émergence d’un propos au sein duquel
s’articulent des réflexions dont les sources sont distinctes. Il ne s’agit pas
de noyer l’autre sous la supériorité de « sa » pensée mais de jouir
au contraire de voir sa pensée motivée par la pensée d’un autre jusqu’à ne plus
constituer qu’un seul et même flux de mots.
« L’objection de l’interlocuteur
m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder. » C’est bien là
l’homme que recherche Socrate dans la cité d’Athènes (et peut-être aussi celui
que cherche Diogène avec sa lanterne) : l’interface capable de recevoir
une thèse « autre » pour lui objecter un argument qui lui imposera
soit de se rétracter soit de s’approfondir pour lui répondre et prolonger ainsi
le dialogue un peu comme on tisse toujours et encore une toile. Le dialogue ne
se déploie dans aucune autre dimension que celle-là même qu’elle produit dans
le tissage de deux intentionnalités qui
s’harmonisent dans un terrain commun. C’est hors du dialogue qu’autrui peut
apparaître sous un jour plus menaçant, précisément parce que l’amour-propre et
l’esprit de revendication de « l’auteur », un temps suspendu par
l’activation du dialogue reprennent leurs droits. Dans le dialogue, Autrui et
moi-même avons coexisté dans la dimension d’un monde créé dans la texture
entrelacée de cette coexistence mais dés que le dialogue cesse, Autrui
redevient soit cette absence de vis-à-vis qui me laisse non seulement isolé
mais aussi vide de pensées soit cette présence hostile parce que muette ou
agressive :
« C’est seulement après coup,
quand je me suis retiré du dialogue qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans
la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Maurice Merleau-Ponty nous
permet de réaliser que toute pensée est dialogue, et nous pourrions même
ajouter que nous ne pensons qu’en dialoguant avec nous-mêmes. C’est peut-être
le sens le plus profond du rapport que nous retrouvons dans la pensée Antique
entre la philosophie et l’amitié. Nous ne pouvons penser qu’avec des amis parce
qu’il faut la présence pacifiée de l’ami pour constituer avec lui ce terrain commun du dialogue. Toutefois
cette considération part du présupposé d’une synchronicité de réciprocité entre
dialogue et amitié ou pacification qui n’est pas forcément évidente, comme si
c’était à la fois par l’amitié que naissait le dialogue et par le dialogue que
s’établissait la confiance amicale. Le dialogue est, en effet, l’expérience
d’une dimension tout à fait spécifique, peut-être spécifique à l’être humain,
mais nous ne pouvons pas être absolument certains qu’elle s’impose d’elle-même
originellement à tous les hommes. Quelque chose de l’universalité se met en
place à partir d’elle, mais il n’est pas avéré qu’un universel préalable la
rende possible comme « expérience première »
Aux antipodes de
Merleau-Ponty, la pièce de Bertrand-Marie Koltès : « Dans la solitude
des champs de coton » décrit comment c’est par le dialogue que se constitue
un type d’hostilité spécifiquement humain. Dans une zone en marge de la ville
deux hommes se rencontrent : un éventuel dealer et un éventuel client dont
on ne saura jamais ce qu’ils sont censés s’échanger exactement. La discussion
ne cesse de s’envenimer jusqu’à l’affrontement final :
« L’échange
des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que
personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon
la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se
trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop
nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs
et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. »
Bernard-Marie Koltès, dans Prologue
Ce qu’instaure le dialogue c’est un échange
rationnel de pensées offertes, données à l’autre dans le présupposé d’un
partage possible, mais pour Koltès cette raison est quasiment invalidée par la
géographie et l’éthologie des territoires et les hommes ne font pas partie des
espèces qu’un dialogue pourrait pacifier. La promiscuité des hommes est telle
qu’ils ne peuvent que se tuer dés qu’ils se retrouvent face-à-face sur un
terrain désert. Pris qu’il est dans cette souricière l’homme peut par le
dialogue retarder l’éclatement de la violence mais pas bien longtemps.
2) Loi,
dialogue et décalogue
Mais si le dialogue n’est pas premier, qu’est-ce qui
a pu le rendre possible puisque, de fait, les humains dialoguent et créent bel
et bien cette dimension décalée dont nous parle Merleau-Ponty ? Peut-être
importe-t-il que l’entente soit préalable et imposée par la violence d’une
autorité. Le propre d’une religion monothéiste et spécifiquement du judaïsme
est d’imposer aux hommes les lois en leur donnant comme origine la volonté
verticale et transcendante de Dieu. C’est l’Éternel qui a donné à Moïse les
tables de la loi. Le rapport horizontal à Autrui semble alors inconcevable sans
cette intervention directe et injonctive de Dieu aux hommes. Le dialogue serait
inopérant sans décalogue, sans ces dix commandements qui régulent les relations
humaines et leur permettent de s’édifier durablement en sociétés. Pas de
dialogue sans affirmation préalable et divine de la loi.
Entre la loi et le dialogue, c’est une question de
primauté toute à la fois chronologique et ontologique mais, pour la Bible, il
est bien évident que l’antériorité de la loi sur le dialogue est le fait d’une
auto-proclamation et ne saurait valoir philosophiquement. Or une loi ne peut se
constituer sans mots. Si les dix commandements peuvent se concevoir comme des
principes faisant communauté et rendant possible le dialogue, ils ne sauraient
s’affirmer comme pré-linguistiques.
Il devient plus difficile de fonder historiquement et
philosophiquement l’antériorité de la loi sur le « dia-logos » dés
lors que l’on prête attention au fait qu’il ne saurait exister de lois
formulées sans logos. Quelle présence pourrait en effet se faire plus
directement sentir que celle d’autrui dans l’efficience de cette transformation
par le biais de laquelle le logos se diffracte dans le dia-logos ?
Logiquement le respect de la personne morale d’Autrui s’impose comme la
condition même du dialogue puisque il consiste dans l’émission d’une parole
sans sujet et fondamentalement « non dogmatique ». Les dix
commandements imposent le respect d’Autrui comme un principe auquel nul ne peut
déroger. C’est donc autoritairement que l’entente avec Autrui est exigée. Or le
dialogue ne se comprend qu’à partir de l’instant où l’autorité d’un discours ou
d’une thèse fait l’expérience de sa contradiction. L’autorité se voit donc
remise en cause par ce que l’on pourrait appeler un principe de rationalité
nécessaire. Le dialogue intègre le respect d’autrui comme l’une de ses
conditions de possibilité les plus formelles (c’est la forme même du dialogue
qui présuppose l’acceptation de l’avis de l’autre) alors que le décalogue le
prescrit comme un devoir absolu. S’entendre
avec autrui c’est ce que la loi ordonne, mais c’est ce que le dialogue a
toujours déjà « fait » dans la mesure où il se définit dans son
essence même comme le rapport (dia : entre) humain fondé sur la raison
(logos). Cela signifie qu’il y a dans le dialogue quelque chose d’un énoncé performatif du rapport pacifié avec Autrui.
C’est finalement la même analyse que nous pouvons
appliquer aux thèses de Thomas Hobbes sur le Léviathan. Si, selon lui,
l’entente avec Autrui ne saurait se fonder que sur la menace et l’effet de
pression exercé par l’autorité politique de ce corps composé par l’adhésion
libre et volontaire de tous les citoyens (puisque c’est justement afin qu’une
liberté soit effective et garantie à chaque individu qu’il faut constituer ce pouvoir
illimité du souverain), cela signifie que le contrat précède l’exercice de
l’autorité. Or qu’est-ce qu’un contrat si ce n’est la forme écrite et aboutie
d’un dialogue, c’est-à-dire d’un logos intersubjectif ? Les hommes ne
s’entendent pas naturellement mais ils créent par contrat les conditions
imposées de leur entente.
3) Empathie
naturelle, corps communicants et affinités électives
Dans cette partie, il sera question de Jean-Jacques Rousseau et
de l’affirmation d’une entente naturelle avec Autrui par la pitié :
« Il
est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans
chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation
mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours
de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient
lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix »
Dans
« fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes évoque cette
fête des signes et du sens qui se produit dans l’intéressement amoureux mais
non encore déclaré à la personne de l’autre. Tout fait sens dans cette
proximité des corps au sein de laquelle chaque mouvement s’inscrit dans
l’efficience d’une langue silencieuse. Il ne saurait être ici question de
dialogue puisque rien n’est exprimé dans la forme d’une langue mais il reste à
s’interroger sur la permanence sous-jacente d’un langage.
4) Autrui :
visage et intersubjectivité
Avec Emmanuel Lévinas, le visage d’autrui
m’impose le commandement : « Tu ne tueras pas » parce que
nous sommes mis en présence d’une expressivité qu’aucun regard ne peut
contenir. Le visage signifie sans vouloir signifier et excède la compréhension
de celui qui, très inutilement, le « fixe » (puisque justement il ne
peut le figer dans une seule expression). Il n’y pas dialogue ici ne serait-ce
que parce qu’il n’y a pas égalité entre le regardant le regardé. Le regardant
doit tout au regardé, le « visageant » est comme dépossédé de tout
pouvoir face au « (dé)visagé ».
J’ai à répondre de la personne d’Autrui parce que le face-à-face avec
son visage me situe ipso facto en situation de « responsable ». Le
visage est « nu » en ce sens qu’il est cette expression qui ne tient
pas à un signe extérieur « trafiqué », social. C’est cette nudité du
visage de l’autre qui paradoxalement m’impose autoritairement le devoir de le
défendre. La relation au visage est donc asymétrique et non réciproque même
s’il est évident qu’en tant que visage j’impose à autrui le commandement de ne
pas tuer. Lévinas veut dire par là que le rapport au visage n’est pas lisible
comme réciprocité. Je dois tout à Autrui et moi, plus que tout le monde. C’est
une charge qui m’incombe.
Avec Emmanuel Lévinas, il
est évident donc qu’il ne saurait être question de « dialogue » dans
le rapport avec Autrui mais il n’est pas vraiment non plus affaire
« d’entente ». Ce dont je fais l’expérience, en un sens, c’est
justement de l’impossibilité de m’entendre avec lui. Il est ce visage que mon
regard ne saurait contenir. L’inviolabilité de la personne de l’autre, c’est ce
que m’impose son visage, sa figure ne peut être que visée,
« visagée » mais jamais consommée, réduite ou chosifiée. Le respect
d’autrui précède donc l’entente.
Conclusion
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