c)
Le duel entre la Passion et la Raison
Si nous récapitulons ce
qui vient d’être exposé, il apparaît que l’histoire ne prolonge pas seulement
le mythe en tant qu’elle est, comme lui, un Récit mais aussi parce qu’elle entretient
notre désir identitaire en le nourrissant de son orientation structurelle au
Passé. L’histoire est liée à la Nation parce qu’elle lui permet de donner du
contenu à la revendication identitaire dans laquelle elle consiste. Ce n’est
que dans notre passé que nous pouvons investir la nation française de valeurs
culturelles et historiques susceptibles de faire et de justifier une
« communauté ».
Dans son livre le désir
d’éternité, Ferdinand Alquié décrit l’amour-passion comme ce mouvement par
lequel l’amoureux est totalement tourné vers l’aimée afin de l’intégrer à son
propre passé et s’aimer soi-même par l’intermédiaire de cette autre personne
que l’on va simplement transformer en relais d’un amour de soi clos sur
lui-même : « Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et,
en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se
perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est
infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture
que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. » L’amour
de la nation ne correspondrait-il pas trait pour trait à cette inclination
dangereuse et délirante ? N’est-ce pas précisément dans l’enfermement même
de cette passion que se réfugient celles et ceux qui s’obstinent à répondre par
le déni aux transformations imposées par les multiples changements de
l’actualité ? Peut-on se tourner vers le passé sans être par la même
immergé dans un engouement passionnel à visée identitaire ?
C’est
précisément en cela que consiste tout le défi de l’historien. Le bon historien,
disait déjà Fénelon, n’est d’aucun temps ni d’aucun pays » Il doit pouvoir
se détacher de son appartenance à une culture déterminée, à une langue, à un
environnement religieux et idéologique. Ce que l’on demande donc à un
historien, c’est de faire de l’histoire indépendamment de son histoire pour
qu’il ne nous raconte pas d’histoires, et le fond de la question est alors de
savoir si notre rapport au passé ne serait pas en lui-même, dans sa texture
propre, fait de passion.
L’importance
que la philosophie de l’histoire de Karl Marx donne à la notion de structure
permet de répondre négativement à cette question. Il est possible selon lui de
se détacher du rapport passionnel et identitaire qui nous relie à certains
évènements comme par exemple, celui qui unit tout français à la Révolution
Française en détournant notre attention de la seule perspective nationale pour
adopter une lecture plus distante et plus économique. Le français sera à même
de percevoir derrière l’interprétation flatteuse de la conquête de sa liberté
par un peuple mettant à bas la tyrannie monarchique, la prise de pouvoir par la
bourgeoisie des moyens de production qui était la propriété de la noblesse. Dés
l’article 2 de la DDH, on voit le droit à la propriété proclamé avant celui de
la résistance à l’oppression. La déclaration des droits de l’homme ne
serait-elle pas plutôt celle du propriétaire, c’est-à-dire du bourgeois ?
L’historien ne nous raconte plus d’histoires dés lors qu’il est capable de se
détacher suffisamment de l’histoire des nations pour discerner des ressorts
économiques autrement plus puissants que ceux de l’esprit des peuples comme
celui de l’exploitation des producteurs par les propriétaires des moyens de
production. C’est dans le processus même de ce travail de dessillement, de
désenchantement que l’historien pourra vraiment être en phase avec le sens de
l’histoire, celui dont le moteur est le travail humain.
Il
est évidemment possible de rétorquer à un historien marxiste que c’est en tant
que marxiste qu’il nous invite à adopter une telle lecture de l’Histoire et que
cette conception aussi impliquée soit-elle dans la critique de la politique et
de l’idéologie est elle-même détournée et falsifiée par son orientation
politique et idéologique. Peut-être la question de savoir si notre rapport au
passé peut ou pas « se dépassionner » est-elle articulable comme le
suggère l’historien Fernand Braudel à une visée personnelle. Si c’était précisément
par l’histoire que l’historien en tant que personne éprouvait l’origine même de
son inclination pour le passé ? Fernand Braudel insiste sur la possibilité
pour l’historien d’accéder à une objectivité d’autant plus efficiente qu’elle
se définirait plutôt comme une entreprise de « désubjectivation ».
Etre un historien ce serait dés lors entreprendre un travail de recherche dont
la finalité consisterait moins à nier son enracinement dans le terreau culturel
et idéologique d’une nation qu’à le comprendre et de ce biais à le neutraliser.
2) La
question du sens de l’histoire et l’illusion rétrospective du vrai
a) Les deux
sens de l’histoire
Déjà les auteurs latins
distinguaient deux sens du terme d’Histoire (les deux valant dans le cadre de
l’histoire comme regard sur le passé des nations) : d’abord les « Res
gestae », c’est-à-dire littéralement « les choses faites », les
évènements par eux-mêmes, et en second lieu « Historia rerum
gestarum », soit « l’étude, le récit des choses faites ». Or chacun comprend bien que c’est exactement
dans le décalage entre ces deux instances que se situe tout l’enjeu de la
question : celui de l’interprétation. Quoi que je dise d’un fait, aussi
loin que je puisse aller dans le détail de la reconstitution fidèle de ce qui
s’est passé, j’utiliserai des mots pour rendre compte de « choses
faites », lesquelles ne se déroulent pas dans l’écoulement d’une phrase
mais dans la fluidité d’une durée. Le processus au gré duquel le lecteur
comprend la phrase qu’il parcourt des yeux n’a aucun rapport direct avec
l’impact physique et émotionnel du spectateur d’une action en train de se faire
devant lui. Assimiler le sens d’une phrase s’effectue grâce à la double
articulation décrite par Martinet et par Jakobson : celui, syntagmatique,
des différences en présence : je perçois qu’il y a des mots distincts dans
la phrase, et celui, paradigmatique, des différences en absence : chaque
mot correspond à une fonction.
C’est donc toujours sur
le fond de notre acquisition préalable des différences en absences que nous
ordonnons les différences en présence de cette phrase là. En ce sens, il n’y
pas de présent dans le langage : c’est toujours dans le jeu de la
référence de cette phrase que je lis maintenant à la structure syntaxique de
notre langue maternelle assimilée dans notre enfance que nous saisissons le
sens. Ce que je comprends ne se comprend qu’à partir de ce que j’ai compris.
Saisir un énoncé présent, c’est le référer à de la structure ancienne. Nous
pourrions presque dire en un sens très radical que toutes les langues sont
mortes, ou plutôt que le recouvrement d’une réalité par des mots fige le
mouvement même de cette réalité, la vide littéralement de tout ce qu’elle
recèle de profondément dynamique. Parler revient à tuer ce dont on parle. Plus encore
qu’une langue morte, ce qui sort de notre bouche ou de notre stylo, c’est de la
langue mortifiante : « Je dis une fleur, écrit le poète
Mallarmé, et voici qu’apparait hors de l’oubli où ma voix relègue aucun
contour, l’absente de tout bouquet. » Ce que dit le discours de la fleur,
c’est ce qu’elle n’est pas, parce que c’est nécessairement ce qu’elle n’est pas
en train d’être, ou encore, ce qu’elle n’est pas exactement, mais le
qualificatif : rouge, épineuse, plus ou moins fanée, etc. duquel elle se
rapproche le plus. Décrire c’est classer, mais classer, c’est forcément « rapprocher »
plus qu’exprimer la singularité même, laquelle est ineffable, inexprimable par
des mots. Les Res gestae sont donc nécessairement ratées par l’historia rerum
gestarum. Toute histoire est interprétation parce que tout énoncé de langue est
déjà en retard par rapport à la fugacité de l’instant, à la fulgurance de
l’événement. La vérité historique n’existe pas.
b)
Le Sens de l’Histoire
L’un des effets les plus
déterminants de cette dimension interprétative est celui du « sens ».
Quand nous étudions une période historique, nous partons finalement de ce
présupposé suivant lequel les évènements dont nous suivons le récit
« accomplissent » quelque chose. Il semble impossible de lire des historiens
sans espérer que leurs travaux nous permettent de saisir le sens de cette
évolution. Ces études ne sont pas seulement lisibles mais aussi intelligibles,
c’est-à-dire que nous percevons le lien de cause à effet qui relie entre eux
les faits de telle sorte que quelque chose suit son cours au travers de ces
retranscriptions. Le récit exclue donc, en tant que récit, la possibilité du
hasard. Toute la question est de savoir
dans quelle mesure cette certitude qu’un sens parcourt les évènements et explique
le fil de leur succession ne viendrait pas en réalité de la double articulation
et de cette constante qu’est la référence de l’axe syntagmatique à l’axe
paradigmatique. Que l’on puisse lire l’histoire comme un récit où s’enchaînent
les faits vient-il des faits eux-mêmes ou de la logique propre à la simple
compréhension d’un énoncé, laquelle conjugue structurellement toute action au
passé (axe paradigmatique) ?
Le simple fait
d’envisager cette possibilité jette une ombre sur ce que l’on appelle les théologies
de l’histoire, à savoir les interprétations de l’histoire au sein desquelles
Dieu réalise ses fins, ses buts dans l’histoire des hommes, sans que les hommes
puissent le voir (Bossuet). Plus que cela, ce sont même toutes les théories
d’un sens de l’histoire qui sont mises à mal par cette perspective. Lorsque
Hegel, par exemple, soutient que la raison s’accomplit dans l’histoire en se
reconnaissant elle-même, en tant qu’instance éternelle dans chaque instant de
la temporalité historique, décrit-il un mouvement authentique ou suit-il sans
s’en apercevoir l’effet de totalisation rationnelle de tout récit (un énoncé
linguistique investit l’action qu’il décrit du sens propre à la construction
même de toute phrase) ?
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