c) L’illusion rétrospective
D’où vient cet effet de sens de tout récit
historique ? Comment se fait-il que l’histoire (historia rerum gestarum)
décrive toujours des trames, des évènements lisibles, intelligibles alors même
que les évènements que nous vivons en direct dans l’actualité nous donnent si
souvent l’impression que finalement rien n’est vraiment sensé. Que
« l’histoire soit un récit plein de bruit et de fureur raconté par un
idiot » comme le dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare, c’est un sentiment
de chaos qui peut s’imposer maintenant dans l’histoire (res gestae) qui se
fait mais jamais dans l’histoire que nous lisons. Pourquoi ? L’histoire ne nous raconterait-elle pas des
histoires en nous faisant croire que les évènements historiques ne se déroulent
pas dans un chaos total ?
Sans répondre directement à cette question, Henri
Bergson évoque l’effet produit par « l’illusion rétrospective du vrai ».
Toute personne regardant sa vie passée à partir de son présent interprétera
nécessairement ce passé comme ayant un sens : celui-là même qui lui permet
aujourd’hui d’être la personne qu’elle est, mais il n’y a dans ce jugement rien
d’autre que cette évidence de la succession temporelle d’un passé devenant du
présent. Ce n’est pas pour autant qu’un « destin » ou qu’une vocation
s’exprimerait au travers de ce mouvement. L’instant présent se situe à
l’extrémité de l’axe du passé. C’est évidemment dans mon passé que je trouve
l’explication de ce que je suis aujourd’hui mais il n’y a dans cette évidence
pas la moindre trace de providence, de fatalité ou de destinée. Tout ce qui se
produit au présent pourrait se passer différemment. C’est contingent mais une
fois passé, cette contingence disparaît et il est logique bien que totalement
faux et illusoire d’y reconnaître alors l’ouvrage d’un destin ou d’un
devoir-être.
On peut ainsi se croire élu ou maudit par Dieu sans se rendre
compte qu’en réalité ce passage d’un événement qui nous est arrivé de
contingent à nécessaire ne décrit rien de plus que celui d’un présent accidentel
à une réalité passée et donc intégrée à notre passé. Nous confondons l’effet
logique et nécessaire de cohérence de tout regard rétrospectif à l’égard du
passé (puisque c’est mon passé qui m’a conduit à mon présent) avec la
manifestation presque surnaturelle d’une puissance supérieure (Dieu, chance,
fatalité ou destin) qui se serait effectué ainsi continument dans le fil même
de mon existence, en l’ayant choisie, élue, fût-ce pour l’accabler. Nous y
gagnons finalement la certitude de vivre une histoire et non simplement une
existence contingente « faisant ce qu’elle peut » pour durer. Lorsque
un événement tragique se produit et nous accable. La tentation de lui donner
une origine divine, surnaturelle atténue étrangement le « choc », non
seulement parce que « tout s’explique » même irrationnellement mais
aussi parce que nous échappons ainsi à la pensée que nous souffrons
inutilement, absurdement.
Nous sommes très loin du travail de l’historien,
lequel consiste, au contraire, à rendre compte des évènements de façon neutre
et indépendamment de toute référence à une puissance ou à une volonté
supérieures. Cependant, en tant que regard sur le passé, on ne voit pas comment
les historiens pourraient décrire des faits sans les intégrer à cette dynamique
pure de la succession du temps sous l’influence de laquelle « tout ce qui
fut » est investi de ce sens d’aboutir aujourd’hui à « ce qui
est ». Le sens que l’historien donne à l’histoire n’est donc pas du tout
celui que le chrétien ou le musulman lui assigne tout simplement parce qu’il
n’est pas question pour lui d’affirmer que dieu accomplisse quoi que ce soit
par l’histoire. Il est tout aussi éloigné des affirmations des philosophes
comme Kant ou Hegel selon lesquels la nature ou la raison s’effectuent dans l’histoire,
mais en même temps, il construit une vision du passé à partir du présent et
celle-ci ne peut en aucune manière faire droit à la contingence des évènements.
Dés que des écrivains, comme par exemple, Philippe K.
Dick conçoivent des uchronies (« le maître du haut château » décrit
un monde dans lequel Hitler a gagné la seconde guerre mondiale), ils font de la
« science fiction » tout simplement parce qu’aussi contingent que
soit le présent de l’événement, il devient définitif, irrévocable une fois
qu’il s’est effectivement passé et cela suffit à l’investir d’une forme de
nécessité. L’historien nous raconte donc bien une histoire dans la mesure où ce
qu’il décrit, aussi fidèle que soit sa retranscription de l’événement passé,
l’éclaire à partir d’un présent qui part du principe qu’il n’aurait pas pu être
différent puisque, « de fait » il fut et plus encore : « il
fut ainsi », mais cet « ainsi » n’est pas le pur
« voici » de l’événement lui-même à l’instant où il s’est produit. La
condition même du discours historique intègre donc comme l’un de ses principes
les plus fondamentaux une efficience rétrospective qui lui fait rater la
dimension la plus authentique du fait, soit sa contingence. C’est le principe
même de fonctionnement de l’histoire de nous rendre compte de l’événement
« tel qu’il fût » mais ce que cet événement « fût » ne
pourra jamais coïncider avec « ce qu’il est » quand il s’effectue
dans son présent, et c’est pourtant dans ce présent que réside sa plus pure
authenticité.
1) « L’objectivité »
de l’historien
L’objectivité pure de
l’historien est, dés lors, impossible, mais finalement pas davantage que pour
un physicien ou un chimiste. Il n’est pas de science qui s’impose à nous avec
suffisamment d’exactitude et de neutralité pour pouvoir se détacher de toute
revendication à une forme de subjectivité, et c’est bien dans la définition de
cette forme qu’il nous faut œuvrer.
C’est précisément ce que
Paul Ricoeur s’efforce d’accomplir dans son livre : « Histoire
et vérité » d’où est extrait ce passage :
« Nous attendons de
l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient. Or
qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens
épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré,
mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est
vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai
aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse
accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité.
Cela ne veut pas dire que
cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant
de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons
donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de
l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de
l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité
quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité
qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée
par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une
bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons une distinction entre la
bonne et la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien.
Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose
de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons
que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes
aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une
subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de
l'homme. Et c’est en ce sens que cette subjectivité se doit d’être philosophique
car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture
et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà
plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le
lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à
ses risques et périls. »
Paul Ricoeur affronte la
question de l’objectivité historique directement et l’apport essentiel qu’il
offre à cette réflexion réside dans sa définition de l’objectif. Ce terme ne
désigne pas la neutralité du résultat d’une démarche scientifique mais plutôt
sa méthode, la nature de la démarche entreprise. Qu’est-ce que cela
signifie ? Que l’histoire n’a pas pour finalité de nous donner une vision
définitive et inattaquable de la période étudiée mais seulement de mettre en
application des procédures fiables, et, par ce terme, il convient
d’entendre : « suffisamment claires et rationnelles pour
provoquer la compréhension »
Selon Paul Ricoeur,
l’histoire n’est pas moins objective que la physique ou la biologie mais cela
ne signifie pas du tout qu’il s’agisse de la même objectivité. Celle-ci étant
assimilée à la méthode d’investigation de la science, il est logique qu’elle ne
soit pas de la même nature que les autres sciences. L’auteur soutient qu’il
existe une multiplicité d’objectivités différentes (« empire varié de
l’objectivité »). Pour un physicien, l’objectivité consiste, par exemple,
à faire des comptes rendus d’expériences parfaitement conformes aux faits constatés.
Pour un historien, il s’agira notamment de recontextualiser les témoignages en
fonction de la position sociale, professionnelle ou politique du témoin, de ne
prendre au sérieux que les faits relatés par plusieurs sources, etc. Une fois
le type d’objectivité requise par l’histoire bien définie, il reste à qualifier
la subjectivité de l’historien à l’égard de cette objectivité.
Il s’agit de bien
comprendre ici le présupposé de Paul Ricoeur : il est absurde de demander
à un sujet, c’est-à-dire à une personne « de chair et d’os »
éprouvant des désirs et des émotions, ayant des opinions, des intérêts, des
rêves qui lui sont propres de se départir de tout cela pour n’être qu’objectif.
La discipline en elle-même est objective mais le rapport du sujet à la
discipline est nécessairement subjectif. Cela ne veut pas dire que l’historien
puisse manifester ses opinions ou imposer ses choix politiques dans sa façon de
décrire le passé (c’est ce que Ricoeur appelle « la mauvaise
subjectivité »). Par subjectif, ce qu’il convient d’entendre c’est
l’engagement authentique de l’historien,
lequel ne peut se concevoir qu’en référence au type d’objectivité
méthodologique attendu. On demande à l’historien de croire à l’histoire, de
s’investir dans la démarche qui consiste à explorer un passé à partir d’un
présent, sachant que cette démarche suppose que l’historien ne pourra jamais
totalement se détacher de son présent (et
heureusement : on aurait du mal à prendre au sérieux un historien
qui refuserait d’utiliser les ressources informatiques pour se plonger sans a
priori de son temps dans le moyen-âge, par exemple).
Il est demandé à un
historien d’être de son temps pour se pencher sur le passé de telle sorte que
le travail historique réalisé pourra se concevoir comme un mode de
subjectivation de l’époque présente. Ce qu’une étude historique révèle de plus
authentique et de plus exact c’est le temps d’où elle s’écrit, pas celui du
passé qu’elle écrit. C’est bien là ce qu’il s’agit d’entendre par bonne
subjectivité : celle d’un historien du présent au sein duquel il est
historien de l’Antiquité ou du moyen-âge. L’historien qui ne se raconte pas
d’histoires est donc justement celui qui sait très bien que ces travaux sont
toujours imprégnés par le climat politique, la technologie et les enjeux idéologiques
de son époque. C’est toujours avec des intérêts et des modes de classification
du présent que l’on se tourne vers le passé. Sur un plan personnel, il est
facile de se rendre compte avec un peu d’honnêteté que l’on ne se rappelle
jamais d’une période de son passé qu’à l’occasion de ce qui nous arrive dans
notre présent. L’intérêt que nous portons au passé que ce soit pour l’individu
ou la société d’une époque n’est jamais gratuit, pur, neutre, mais il n’y a
rien dans le caractère intéressé de cette motivation qui soit contraire à ce
que Paul Ricoeur appelle la « bonne
subjectivité ».
Le troisième point
formulé et défendu par ce texte (les deux premiers étant d’abord que
l’objectivité consiste dans la méthode et le second l’affirmation de la bonne
subjectivité de l’historien) prête à l’histoire une dimension philosophique en
ce sens qu’il assigne à l’histoire une fonction de subjectivation à l’échelle
de l’humanité. L’histoire permet à l’homme de se caractériser, de s’identifier
et de se reconnaître en tant qu’homme. La position soutenue par Paul Ricoeur
est ici problématique car nous savons qu’il existe des sociétés humaines sans
histoire, et nous voyons mal en quoi elles seraient moins humaines que les
autres. Mais ce n’est pas là le propos de l’auteur. Quelque chose de l’histoire
permet à l’individu d’aujourd’hui de se situer dans l’histoire des hommes et
d’acquérir ainsi un statut, une qualité plus générique, plus
conceptuelle : son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire d’un
peuple, laquelle prend place dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas
pour Ricoeur d’affirmer que seuls les sociétés historiennes sont humaines, mais
seulement qu’elles gagnent dans cette détermination et cette pratique une
conscience de soi plus forte, plus marquée. Cela signifie que la pratique de
l’histoire autorise une sorte de « connais toi toi-même » à l’échelle
des civilisations, des peuples et des époques. C’est très exactement en ce sens
que l’on peut parler à l’endroit de l’histoire de mode de subjectivation philosophique par le biais duquel le temps
présent « se présente à lui-même » et se donne l’épaisseur d’un
passé de la même façon que l’on se
gratifie, grâce au reflet du miroir, de l’efficience visible d’une pesanteur
« vraie » sur le réel.
Conclusion
Il ne fait donc aucun doute
que l’Histoire, au même titre que la mythologie, la cosmogonie, la religion,
l’idéologie, s’inscrit dans le cadre de cette activité symbolique et réflexive
qui permet à l’homme de se raconter des histoires sur lui-même. L’homme est un
animal mythomane, voire « mythomaniaque », mais nous aurions tort de
considérer cette spécificité comme pathologique non seulement parce qu’il est
impossible de définir, ici comme ailleurs, la norme au regard de laquelle cette
aptitude constituerait une anomalie, mais surtout parce que c’est précisément
dans le cadre de cette subjectivité là, dans l’exercice de ce mode de subjectivation
historique par le biais duquel un présent se donne authentiquement l’épaisseur
d’un passé que l’espèce humaine acquiert
une dignité objective, même si ce passé n’est jamais décrit tel qu’il fût
(comment pourrait-il l’être ?). L’historien se raconte toujours à lui-même
l’histoire de son temps quand il écrit sur le passé, mais c’est précisément en
assumant cette subjectivité là qu’il ne nous raconte pas d’histoires sur le
passé. Il n'existe pas de vérité historique, mais pas de vérité scientifique non plus.
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