c)
Liberté métaphysique (le libre-arbitre)
Dans la
lettre au Père Mesland du 9 février 1645, Descartes exprime exactement et avec
précision ce que désigne exactement ce terme dans son esprit :
« Pour exposer plus complètement mon opinion
quant au libre-arbitre , je voudrais noter à ce sujet que l'indifférence me
semble signifier proprement l'état dans lequel se trouve la volonté lorsqu'elle
n'est pas poussée d'un côté plutôt que de l'autre par la perception du vrai ou
du bien ; et c'est en ce sens que je l'ai prise lorsque j'ai écrit que
le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux
choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être d'autres entendent-ils
par indifférence la faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de
deux contraires, c'est-à-dire de poursuivre ou de fuir, d'affirmer ou de nier.
Cette faculté est positive, je n'ai pas nié qu'elle fût dans la volonté. Bien
plus, j'estime qu'elle s'y trouve, non seulement dans ces actes où elle n'est
poussée par aucune raison évidente d'un côté plutôt que de l'autre, mais
aussi dans toutes les autres; à tel point que, lorsqu'une raison très
évidente nous porte d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions
guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le
pouvons. Car il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un
bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous
pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre.
DESCARTES,
Lettre à Mesland, 9 février 1645
Nous
mesurons bien dans ce texte tout ce que cette notion de libre-arbitre a de plus
compliqué que l’indépendance (ne pas être contraint physiquement) ou
l’autonomie (se donner à soi-même sa propre loi). Le libre arbitre désigne
cette capacité à se déterminer par soi-même et seulement par soi-même. Etre
réellement l’initiateur d’une action. Mais une fois que l’on a dit ça, nous ne
sommes pas forcément très avancés, parce que nous ne savons pas si cette action
absolument décidée par nous l’a été par volonté ou par indifférence. Nous
déterminons-nous par nous-même lorsque rien ne nous incite à pencher plutôt
d’un côté que de l’autre (indifférence) ou bien lorsque nous assumons seuls la
décision d’aller ici plutôt que là (volonté) ? Si nous pensons que
la liberté réside plutôt dans l’indifférence, nous ne pouvons pas comprendre
une liberté volontaire parce que les raisons de choisir A plutôt que B
apparaîtront nécessairement tôt ou tard et qu’une volonté « pure » se
révèlera dés lors inopérante (ce n’est pas de la volonté c’est du jugement).
Mais pour les partisans de l’autre camp, celui de la liberté comme volonté,
l’indifférence est invalidée par le fait qu’il peut parfaitement ne pas exister
plus de raisons de choisir A plutôt que B. Descartes est ici interpellé par le
Père Mesland et gentiment sommé de tranché entre les deux.
Nous
pouvons emprunter à Yves Dorion (site philoplus : http://philoplus.com/philoplus/)
l’excellent exemple qu’il choisit pour faire comprendre la liberté dite
d’indifférence. Imaginons un prince héritier qui doit choisir son épouse parmi
différentes princesses. Si le premier ministre lui désigne celles dont la
situation sur l’échiquier politique est préférable par rapport aux autres. Le
choix ne sera plus libre puisque il n’y aura plus d’équivalence totale entre
les différentes postulantes. Le premier ministre a donné une raison de choisir la
princesse A plutôt que la B. Dés lors, la balance n’est plus équilibrée et le
choix n’est plus libre.
Mais si
le premier ministre ne dit rien, alors selon la liberté d’indifférence le
prince choisira librement. Vraiment ? Il optera pour celle qui lui plaît,
mais ce goût qu’il aura pour la postulante B plutôt que A sera-t-il si libre
que cela ? Ce goût lui-même sera déterminé par des causes (on peut éventuellement penser à tout ce que
Freud mettra à jour bien plus tard quant au déclenchement de nos passions
amoureuses).
Les
partisans de la liberté d’indifférence voit l’obstacle de la liberté dans les
raisons mais ignorent les causes. A l’inverse, les adeptes de la liberté de
volonté mesure bien ce qui des causes fait barrage (il s’agit alors d’aller
contre le déterminisme) à la liberté mais ils ne perçoivent pas que les raisons
peuvent aussi l’empêcher. La première perspective est réellement indéfendable
pour Descartes. Si on la menait jusqu’à son terme nous arriverions à cette
absurdité au gré de laquelle nous serions libres quand aucune raison ne nous
inclinerait à choisir A plutôt que B et pas libres quand nous aurions de très
bonnes raisons de choisir A plutôt que B. Nous ne sommes pas loin de la folie,
ici. Il faudrait se représenter un homme qui ferait exprès de ne pas choisir ce
qui apparaît clairement à sa raison comme le meilleur choix parce qu’il ne veut
pas se laisser influencer et rester libre, c’est-à-dire finalement choisir au
hasard.
Dans le
cas célèbre de l’âne de Buridan mort pour ne s’être pas décidé entre le seau
d’eau et le foin, l’un et l’autre éloignés de lui à une égale distance, les
causes de son action se neutralisent et s’invalident précisément par leur
équivalence. L’âne meurt pour ne s’être pas fait une raison de tromper plutôt
sa soif plutôt que sa faim ou l’inverse. C’est bien ici la liberté
d’indifférence qui est visée par Buridan. Si la volonté ne se détermine pas d’un côté ou de
l’autre, l’indécision précipite notre perte. Il y a donc plus de liberté à se
déterminer volontairement, même quand de bonnes raisons m’inclinent plutôt vers
le choix opposé. Mieux vaut se tromper en ayant fait volontairement un choix
qui se révèlera mauvais plutôt que d’être resté comme l’âne sans choisir entre
les deux.
Mais en
un sens, ces deux libertés si distinctes (volonté / Indifférence) ne
désigneraient-elles pas la même chose selon que l’on se situe devant le choix
ou dans le choix lui-même, car c’est précisément parce que la botte de foin et
le seau d’eau sont à égale distance (indifférence) qu’il faut choisir
(volonté). Loin de choisir la liberté volontaire par rapport à la volonté
d’indifférence, Descartes prouve que la deuxième est un moment de la deuxième.
Dans la fameuse citation : « l’indifférence est le plus bas
degré de la liberté », il ne fallait pas prendre la référence à la
bassesse comme excluant la liberté. Bien au contraire, la liberté
d’indifférence est un moment de la liberté tout court.
La
liberté du Prince c’est de choisir, éventuellement la princesse avec laquelle
l’alliance sera politiquement la moins profitable. Mais il n’y a aucune liberté
qui s’effectue avant le choix, dans la simple évaluation des options possibles.
Ce que l’exemple de l’âne prouve ce n’est pas tant que la liberté volontaire
est meilleure que la liberté d’indifférence, mais que la liberté est préférable
à rien, étant entendu que ne pas choisir est une absolue non-liberté. Il faut
que je me détermine, soit que je ne dispose d’aucune raison d’aller Ici plutôt
que là, soit qu’au contraire, je puisse en avoir, mais même en ce cas, c’est
moi qui décide et je peux décider le pire parce que mon libre arbitre est
efficient. Il y a finalement toujours dans nos choix une sorte de remise à zéro
des raisons de choisir ceci plutôt que cela de telle sorte que quelque chose de
ma volonté s’y éprouve dans l’absolue liberté de choisir ce qu’elle veut, y
compris le pire si elle le souhaite. L’indifférence n’est pas ce qui exclue la
volonté, elle en est le point zéro. Nous passons nécessairement par cette étape
de l’âne de Buridan et même quand nous aurions plus faim que soif, notre
liberté consiste exactement à situer virtuellement notre faim à la même hauteur
que notre soif pour nous déterminer volontairement à manger plutôt qu’à boire,
mais tout aussi bien à boire plutôt qu’à manger. L’acte consistant à se
maintenir à égale distance des deux alternatives est déjà du choix même si
l’acte de choisir n’a pas encore eu lieu. Toute liberté volontaire passe donc
par une phase d’indifférence sur le fond de quoi elle s’affirme en tant que
volonté libre.
Dans les
Métamorphoses d’Ovide, Médée cédant aux charmes de Jason, ce qui la mènera sans
aucune discussion possible à commettre l’irréparable en toute conscience,
dit : « Je vois le meilleur et je l’approuve mais je fais le
pire. » Nous sommes ici très loin de l’âne de Buridan. Médée voit
distinctement ce qu’il « faut faire » mais la liberté de choix réside
dans ce flottement qu’il est toujours possible métaphysiquement d’instituer
dans le jeu des possibles. Aussi clair, évident et justifié que soit le bon
choix, l’autre est toujours envisageable. Concrètement, moralement,
juridiquement, psychologiquement, on ne peut pas choisir le pire, mais
métaphysiquement on le peut. C’est exactement cela le libre-arbitre. Selon
Descartes, un homme assez raisonnable pour juger que le bien est le bien et que
le mal est mal, peut situer au-dessus de tout ça que se déterminer par soi-même
est toujours un bien, même pour choisir le mal. Son choix sera donc le pire non
pas malgré sa liberté mais à cause d’elle.
Pour
vraiment comprendre cette thèse de Descartes et ses implications, il nous faut
d’emblée considérer que liberté et volonté ne sont dans son esprit qu’une seule
et même chose : « Il n’y
a personne, dit-il dans ses réponses aux troisièmes objections, qui, se
regardant soi-même, ne ressente et n’expérimente que la volonté et la liberté
ne sont qu’une seule et même chose, ou plutôt qu’il n’y a point de différence
entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. » Or notre volonté
est infinie : « Le désir que chacun a d’avoir toutes les
perfections qu’il peut concevoir, et par conséquent toutes celles que nous
croyons être en Dieu, vient de ce que Dieu nous a donné une liberté qui n’a
point de bornes. » Il convient de ne pas donner à cette référence à Dieu
un sens religieux, pas même « croyant », puisque Dieu se
« démontre » selon Descartes, dans l’impossibilité qui est la notre
de nier l’idée même d’infini, laquelle se trouve dans notre pensée finie (il
faut donc qu’il existe hors de nous un être infini m’imposant son idée, en
acte). Finalement nous faisons bien l’expérience de cette infinie présence de
Dieu dans l’infini de notre volonté. Mais que désigne cette
expression : « l’infini de ma volonté » ? « Elle consiste seulement en ce que
nous pouvons faire une chose, ou ne pas la faire (c’est-à-dire affirmer ou
nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou
nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons
en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y
contraigne. »
Si nous
appliquons à la lettre cette définition à Médée : « je vois le
meilleur et je l’approuve mais je fais le pire », nous comprenons à la
fois qu’en faisant le pire, Médée, n’a pas bien choisi, mais qu’en ayant
« neutralisé », tenu à distance le jugement lui révélant sans
discussion la meilleure chose à faire, un moment de la liberté s’est accompli,
celui que fait la personne de pouvoir choisir indifféremment le meilleur comme
le pire. L’infini de la liberté humaine s’éprouve dans notre capacité à
dégager l’espace du choix de la pression
de toutes les causes tout aussi bien que de l’influence de toutes les raisons,
y compris celles qui nous désignent indiscutablement la bonne chose à faire.
Cela ne veut pas dire du tout qu’il soit bien de faire le mal, mais qu’il est
bien de se libérer un espace au sein duquel nous faisons l’épreuve de l’infini
de notre volonté, c’est-à-dire dans lequel nous percevons clairement que nous disposons
« des pleins pouvoirs ».
De la
même façon que le doute volontaire permet de poser la certitude de mon
existence dans la fiction du malin génie, « l’indifférence
volontaire » pose sans discussion l’existence de ma liberté infinie dans un
monde déterminé au sein duquel je ne cesse d’être influencé, y compris par les
conseils les plus avisés de ma raison. Par conséquent, Médée est bel et bien
libre lorsque voyant toutes les raisons de faire le meilleur, elle n’y
« cède » pas automatiquement et envisage aussi la possibilité de
faire le pire. Cela ne rend pas pour autant « bon » son choix final
de faire le pire.
Or cette
indifférence volontaire ne pourrait en aucune façon s’imposer et dégager cet
espace de liberté pour l’infini de notre volonté si nous n’étions pas
conscient. Et c’est bien ce qui apparaît clairement lorsque nous rapprochons
les thèses de Descartes d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe : « le
démon de la perversité ». Le poète américain (1809 – 1849) y énumère avec
précision ces situations dans lesquelles nous cédons à la tentation des
possibilités les plus dommageables pour notre intérêt personnel ou vital.
Finalement nous retrouvons exactement les termes d’Ovide à propos de Médée dans
cette affection que d’aucuns considèrent à tort comme physique : le
vertige. Ne consisterait-il pas en réalité dans ce dépassement par notre
conscience de l’instant présent vers la pire chose à
faire: « sauter », sachant qu’une telle issue est
« possible » ? De la même façon, nous éprouvons parfois dans
l’urgence d’une tâche très importante à mener une sorte de jouissance à
retarder absurdement cet accomplissement, comme si quelque chose de
l’exaltation d’une puissance infinie se libérait dans cette attente
(procrastination). Dans ces deux cas, c’est bel et bien à des possibilités nées
de cette volonté infinie que nous nous trouvons confrontés.
Toutefois si quelque chose de l’infini de
notre liberté s’y manifeste, ce n’est pas pour autant qu’elle s’y accomplit
et Descartes, contrairement à Edgar Poe, n’accorderait à aucune de ces
perversités (vertige et procrastination) la moindre prétention à valoir à titre
de faculté « démoniaque ». Nul doute qu’il n’y ait en nous la
capacité à se complaire dans la représentation des perspectives les plus
ruineuses. Cette fascination pour le mal ne nous est d’aucun secours et ne
manifeste aucune faculté supérieure. Nous pourrions faire le pire si nous le
souhaitions et nous sommes à même de l’envisager mais notre liberté ne
s’accomplit pas nécessairement quand elle cède à cette tentation. Elle
s’accomplit quand elle se saisit, au carrefour de tous les choix possibles, y
compris les pires, comme un pouvoir d’auto-détermination sans limite.
« Lorsqu'une raison très évidente nous porte
d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le
parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. Car il
nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement
connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un
bien d'affirmer par là notre libre arbitre. »
C’est
bien dans ce passage de la lettre de Descartes au Père Mesland que s’exprime le
plus clairement le lien entre conscience, libre-arbitre et métaphysique (par ce
dernier terme, il convient d’entendre connaissance des êtres, des choses et des
processus qui existent « au-delà » de la perception sensible que nous
pouvons en avoir). C’est précisément la raison pour laquelle le libre arbitre
ne peut pas s’articuler à une autre idée que celle de Dieu, ou de l’infini pour
Descartes. Toutefois, là où Edgar Poe postule une sorte de fascination de
l’homme pour le pire, Descartes évoque simplement cette capacité d’un être
conscient de réaliser la nature infinie
de sa liberté dans la possibilité de faire le pire quand on voit le meilleur.
C’est-à-dire que ce décalage entre la claire vision de ce que nous pouvons
faire (le pire) et de ce que nous devons faire (le meilleur) correspond
exactement à la distinction entre la métaphysique d’un côté et la morale. Tout ce qui fait la valeur de la deuxième se situe d’ailleurs dans la prise en
compte de la première. C’est précisément parce que nous réalisons que nous
pourrions absolument parlant, c’est-à-dire métaphysiquement, faire le pire
qu’il est tout à fait honorable et méritoire de faire le meilleur.
Or cette affirmation par
Descartes du libre-arbitre trouve son exact opposé dans la lettre que Spinoza
envoie à Schuller. Nous y retrouvons, trait pour trait, les mêmes axes autour
desquels s’articulent l’argumentation de Descartes mais tournés dans une
direction radicalement contraire, à savoir que le libre arbitre n’existe pas
pour les hommes : « les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui
les déterminent. » :
"Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit
par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est
déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et
déterminée. Dieu, par exemple, existe
librement (quoique nécessairement) parce qu'il existe par la seule nécessité de
sa nature. De même encore, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute
liberté, parce qu'il découle de la seule nécessité de sa nature qu'il comprenne
toutes choses. Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre
décret, mais dans une libre nécessité.
Mais venons-en aux autres choses créées qui, toutes, sont déterminées à
exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre
clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause
extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle
continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe.
Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas
parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par
l'impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l'est aussi
de tout objet singulier, quelle qu'en soit la complexité et quel que soit le
nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement
déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi (modus) précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle
continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour
continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est
pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par
la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les
hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont
conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent.
C'est ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune
garçon irrité vouloir se venger s'il est irrité, mais fuir s'il est craintif.
Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu'ensuite il aurait voulu
taire. De même un dément, un bavard, et de nombreux cas de ce genre croient
agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une
impulsion. Et, comme ce préjugé est inné
en tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas facilement.
L'expérience nous apprend assez qu'il n'est rien dont les hommes soient
moins capables que de modérer leurs passions, et que, souvent, aux prises avec
des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se
croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une
faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent
rappel du souvenir d'un autre objet."
- Baruch
Spinoza, "Lettre au très savant G. H. Schuller" (1674),
"Correspondance", LVIII, trad. R. Misrahi, in Oeuvres complètes, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la
Pléiade", 1954, p. 1251-1251.
Spinoza
commence par « définir » Dieu et les choses créées. Dieu est l’être
qui n’existe que par la seule nécessité de sa nature, c’est-à-dire qu’il est à
lui-même cause de son existence et d’emblée nous percevons bien toute la différence
avec Descartes, qui dans le « Je pense donc je suis » pose la
capacité du sujet à « se réaliser » (au sens de prendre conscience)
comme certitude d’exister. Cela ne signifie aucunement que le « je »
soit cause de son existence mais qu’il est doté de cette volonté de réaliser
par sa pensée qu’il existe d’abord en tant que pensée, et conséquemment qu’il y
a bien quelque chose d’infini (sa liberté) qui s’ouvre dans ce rapport à
soi-même d’une pensée volontaire capable de dire « Je ». Pour Spinoza,
en Dieu se conjoignent liberté et nécessité, c’est-à-dire que Dieu n’a pas le
choix d’être autre chose que Dieu (nécessité) mais qu’en même temps, à la
lettre, il n’y a absolument rien d’autre à être que Dieu (liberté). Pour Dieu,
suivre la nécessité de son être c’est précisément l’exprimer dans toute sa
plénitude. Comprendre cette nécessité revient par là même à jouir de la liberté
de comprendre toutes les choses, parce que le fait que Dieu soit cause de son
existence fait également de lui le principe d’existence de toutes les
causalités. Il n’est rien qui puisse trouver le principe même de son existence
ailleurs qu’en Dieu, et c’est d’ailleurs dans la compréhension de ce lien que
réside la seule liberté qui soit à notre portée à nous : êtres limités et
finis qui ne sommes pas causes de notre existence. Ici encore nous voyons à
quel point Spinoza suit sur les mêmes questions traitées et posées par
Descartes une voie radicalement Autre : ce que nous partageons avec Dieu
n’est pas du tout l’infini de sa liberté mais la compréhension de notre
nécessité. Nous sommes libres quand nous comprenons pourquoi nous agissons
ainsi sachant que nous n’aurions pas pu agir autrement.
L’image
de la pierre lancée situe exactement le rapport que nous entretenons, nous
choses créées, avec notre existence. L’homme est lancé par Dieu comme la pierre
est lancée par « une cause extérieure ». Mais que signifie ce
« lancement » ? L’existence. La pierre lancée n’est pas la main
qui la lance mais elle conserve dans son mouvement l’énergie de cette impulsion
qui n’est pas de son fait. C’est le point crucial de cette comparaison en
réalité, à savoir que la pierre bouge à la fois sous l’impulsion d’une cause
qui lui est extérieure et qu’elle est toute entière incluse dans ce mouvement de telle sorte qu’elle ne peut pas se
saisir elle-même autrement que comme consistant dans ce mouvement, ce qui
fait naître l’illusion qu’elle bouge de son propre fait, alors que c’est faux.
« Cette permanence de la pierre est une contrainte » dit Spinoza,
mais comme elle se manifeste à la pierre dans « son » mouvement, elle
se l’approprie illusoirement. Lorsque dans le cours du mouvement d’être lancée, apparaît la
conscience de soi, cette prise de conscience de soi se traduit par la certitude
de se lancer par soi-même. Finalement c’est exactement la représentation du
« je pense donc je suis » de Descartes que l’on peut situer à ce
moment. Eveillée par la conscience à son mouvement, la pierre ne peut pas se
représenter autrement ce mouvement que comme effort de se mouvoir, même si
l’effort en réalité ne désigne que la prise de conscience d’un mouvement qui ne
vient pas d’elle mais qui l’affecte.
La
liberté pour Spinoza ne consiste donc pas du tout à agir indépendamment des
raisons ou des causes mais bien au contraire à comprendre les causes qui nous
déterminent. Pour la pierre, cela signifierait saisir le mouvement extérieur
par lequel elle est animée et abonder dans son sens, sachant qu’elle ne peut
faire autre chose que le suivre, que c’est là son essence et qu’elle
l’accomplit en la réalisant (dans les deux sens du terme (comprendre et faire)).
Mais cet objectif est un très long chemin. Pour Spinoza, la liberté réside dans
la pleine compréhension de la détermination de mon être. Mais cette réalisation
suppose que je passe du premier genre de connaissance au deuxième, puis au
troisième. Il faut bien noter ici que Spinoza parle de genres de connaissance
pas de genres de conscience.
Dans une
œuvre de jeunesse de Spinoza écrite en 1661 : « Traité de la réforme
de l’entendement », Spinoza décrit de façon précise et argumentée les
raisons pour lesquelles il a choisi de faire de la philosophie. C’est dans ce
livre que l’on trouve la première version des trois genres de connaissance. Il
parle plutôt de modes de perception (il en dénombre quatre d’ailleurs mais on
peut d’emblée, conformément à la distinction qu’il concevra plus tard les
ramener à trois :
1-
Celle que nous
acquérons par oui dire ou par expérience vague. C’est ainsi que je sais par
exemple que l’huile attise le feu et que l’eau l’éteint mais je n’en connais
pas pour autant la composition de l’huile ni de l’eau. Je sais que je vais
mourir parce que j’ai vu d’autres personnes mourir à côté de moi. Tout ce qui
se rapporte simplement à la conduite de la vie est connu par expérience vague,
ou par ouï-dire
2-
Celle que nous
acquérons par déduction, par inférence. De ce que tel fait se soit produit,
nous en inférons la cause, ou bien d’un principe, nous déduisons la conclusion,
de la cause à la conséquence. Nous pouvons inférer de la connaissance de
certaines lois d’optique que le soleil est plus grand que je ne le voie, mais
cela ne me donne pas pour autant la compréhension de la grandeur du soleil.
C’est une connaissance indirecte, médiate.
3-
Celle qui nous
permet de percevoir intuitivement l’essence d’une chose. Spinoza la décrit de
la façon suivante : « lorsque du fait même que je connais
quelque chose, je sais ce que c’est que connaître quelque chose. » Il se produit dans ce type de connaissance un
effet d’évidence absolue. C’est finalement l’intuition du vrai.
Il ne
semble pas possible d’acquérir une connaissance de soi vraiment authentique
sans passer du premier genre au deuxième puis au troisième concernant la
compréhension de soi-même. Mais de quoi ce 3e genre se
compose-t-il ? Faut-il être conscient pour l’atteindre ? Nullement.
Spinoza n’évoque pas ici une conscience mais une intuition, ce qui étymologiquement
vient du latin intueri : « regarder attentivement »
Gilles Deleuze dans son cours sur Spinoza, propose
à la lumière de l’Éthique une autre version de ces trois genres de
connaissance qui nous permet de nous faire une idée plus précise de cette tripartition,
dans la mesure où elle prend en compte toutes les intuitions du philosophe
telles qu’elles se sont présentées à lui dans son œuvre de maturité :
1 - Le
premier genre de connaissance est celui des idées inadéquates, le second, celui
des rapports et enfin celui des essences. Nous sommes un corps extérieur, par
là soumis à quantité de chocs avec d’autres corps extérieurs. Ces rapports
nécessairement nous affectent, nous déterminent et nous inclinent dans des états
que nous ne comprenons pas. Nous sommes nous-mêmes composé d’une infinité de
petites parties qui entrent en rapport avec les petites parties des autres
corps. Qu’est-ce que c’est : manger ? C’est faire entrer des petites
parties d’un autre corps que le mien dans un rapport qui va constituer mon
corps. Et si je mange bien (au sens équilibré), cette opération va se traduire
par un corps en bonne santé. Je suis malade quand je n’arrive pas à intégrer
ces petites parties de l’autre corps que je mange dans un rapport qui soit mien
(qui compose mon corps). Dans un premier temps, il faut donc réaliser qu’en
tant que corps composé d’une infinité de parties extensives, je suis
nécessairement déterminé par des rencontres. Je ne décide rien, je fais ce que
je peux dans un monde où j’ai à composer avec d’autres parties extensives, je
dois tenir ce choc d’être un corps en composant quelque chose qui se tienne au
fil de cette multiplicité de chocs avec les autres parties extensives. Je subis
littéralement le fait d’être un corps et c’est cela que l’on appelle les
passions. Nous sommes d’abord cela : passionné au sens de passif.
Mais nous
pouvons passer au second genre de connaissance, lequel ne consiste plus à subir
des chocs qui composent aléatoirement quelque chose comme mon corps mais à
saisir les rapports qui composent mon corps et celui des autres celui de ce qui
est autre. Si nous reprenons le corps de l’ivrogne, il subit dans un premier
temps la rencontre des petites parties de son corps avec celle des petites molécules
d’alcool qui font le corps du vin, et c’est pour cela qu’il est ivrogne. Mais
s’il accède au second genre de connaissance, et s’il est vraiment ivrogne, il
réalise qu’il perd quelque chose dans ce rapport, à savoir justement qu’il ne
parvient plus à faire entrer les molécules d’alcool dans un rapport constituant
son corps mais plutôt le déconstituant. Il ne parvient plus à se constituer
comme corps, comme rapport avec ces parties extensives là. Il y perd son désir
de persévérer dans son être, bref il y meurt. S’il entre dans la connaissance
de ce rapport là, il arrête de boire. Pour expliquer le passage entre ces deux
genres de connaissance pour Spinoza, Gilles Deleuze prend l’exemple de la
vague. Dans le premier genre de connaissance, nous faisons l’expérience d’un
corps balloté par les flots : nous encaissons passivement les chocs de la
vague et notre corps éprouve les parties extensives de l’eau choquant ses
parties extensives dans un rapport que nous ne comprenons pas. Arriver à
flotter, c’est déjà pas mal. Ici nous pourrions parler de conscience immédiate.
Je suis à la merci des vagues et je bois la tasse. Je perçois que j’ai à
composer avec des molécules d’eau qui ne sont pas mon corps et qui m’affectent.
Je subis.
2 - Accéder
au second genre de connaissance, c’est savoir nager et cela ne signifie pas que
je domine ou que je vainque la vague, mais seulement que je comprenne les
rapports. Ce que j’acquiers ici c’est la connaissance du rapport avec les
molécules d’eau au gré duquel je vais me composer un corps nageant. Par
exemple, je ne vais pas nager contre la vague, je vais me laisser porter par la
vague à son sommet et profiter de son creux pour bouger mes bras. Je vais
composer un rythme avec le mouvement de la mer, ce qui suppose une
compréhension physique de l’être même de la mer, de l’élément liquide.
3 - Le
troisième genre de connaissance est celui de l’intuition des essences. Jusque
là nous avions compris que nous étions dans le monde, et que cela supposait que
nous composions avec d’autres corps qui nous affectent. Le second genre nous
permet de saisir les rapports entre toutes ses parties extensives, de telle
sorte que je ne me laisse pas embarquer dans un rapport qui n’est pas le mien
(les parties extensives de mon corps ne peuvent pas composer avec les parties
extensives de l’arsenic). Le troisième genre consiste à avoir une intuition
parfaite de l’essence qui s’exprime dans ses rapports, moi, la mer, l’arsenic,
etc. Non seulement je sais exactement où je me situe dans toutes ces
compositions de rapports avec des parties extensives qui ne cessent de
m’affecter de l’extérieur, mais je sais précisément que je ne consiste que dans
l’essence qui se dégage de cette incessante composition de rapports. J’ai
l’intuition parfaite de ce que je suis, de ce qu’est l’autre, de ce qu’est le
monde. Je sais ce que je peux faire dans un univers où rien de tout ce qui
existe n’est autre que ce « pouvoir faire ». Rien dans l’univers
n’est autre chose que libération de puissances au pluriel et je suis, moi, un
certain degré de puissance, de « pouvoir faire » dans la totalité
d’un univers où tout ce qui est est « ce qu’il peut » (au sens de
puissance).
Tout ce
qui nous intéresse ici est précisément d’articuler ces trois genres de connaissance
avec la liberté. La philosophie de Spinoza repose sur la négation du
libre-arbitre. Il n’est nullement question de parvenir à cette
indifférenciation métaphysique des raisons, pas plus qu’à cette négation du
déterminisme. Il n’y a pas d’espace de volonté infinie à dégager dans un réseau
si serré de causes et d’effets. Je dois seulement savoir dans quel type de
rapport je peux consister (2e genre) et éventuellement me saisir
moi-même comme essence (3e genre) dans tous les flux de ces
incessantes compositions. En quoi consiste cette essence ? « L’effort
d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence
actuelle de cette chose. » Mon essence n’est ni plus ni moins que
l’intensité que je suis capable maintenant de libérer dans le fait d’exister.
Je suis ça : « l’effort d’exister maintenant ». On peut donc
dire à la fois que je ne suis pas libre d’être autre chose que ça, mais aussi
qu’il n’y a nulle part quoi que ce soit d’autre à être que « ça »
pour moi maintenant. Et c’est justement en cela que c’est une liberté : ce
n’est pas du tout une liberté de mouvement, ni d’action, ni de décision, c’est
une liberté d’être pleinement ce qu’on est, sachant que l’on ne peut pas être
autre chose, mais qu’on peut l’être plus ou moins.
Conclusion
Il ne
semble pas possible de définir unilatéralement la conscience comme cette
instance qui nous permettrait d’être authentiquement nous-mêmes et de nous
libérer, notamment parce que la conscience morale crée en chacun de nous ces
mouvements de jugement, de culpabilisation, de repentance qui diminue notre
appétit de vivre et notre puissance d’exister. La conscience est un pharmakon,
elle nous soigne et nous empoisonne en
même temps, tout comme Socrate qui sauve les citoyens d’Athènes en leur injectant
ce poison du souci continuel de soi.
Mais nous
rend-t-elle libres ? La liberté peut se définir comme a) indépendance b)
autonomie c) libre-arbitre. L’indépendance consiste à ne dépendre d’aucun autre
pouvoir que le sien propre. Ce qu’elle requiert plus que toute autre chose est
une capacité physique et de l’entraînement. Elle est plus physique que
consciente. L’autonomie ne peut clairement pas se concevoir sans conscience.
Quant au libre-arbitre, il suppose l’efficience d’une conscience si l’on y croit
(Descartes), mais si l’on adhère plutôt aux thèses défendues par Spinoza, on
réalise que ce n’est pas à proprement parler de conscience dont nous avons
besoin pour être libres, mais plutôt de raison, de bon sens, d’habileté
(passage du 1er genre de
connaissance au 2nd) et d’intuition, d’attention au présent (passage
du 2nd au 3e).
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