Bonjour à toutes et à tous,
J'espère que vous allez bien et que vous réussissez à garder le moral malgré le confinement. La semaine dernière nous avons tenté de clarifier la distinction et l’opposition totale de considération du politique chez Platon et chez Spinoza et cette comparaison nous avait permis de dégager l’opposition entre l’utopie et la fiction. Il importe aujourd’hui d’interroger plus spécifiquement les origines mêmes du politique: d’où vient que l’homme éprouve ce besoin d’organisation, cette nécessité de vivre avec ses semblables et de partager avec eux un mode de vie, des lois, une organisation? Nous verrons que le traitement de cette question par Aristote va nous guider naturellement vers la dernière notion du programme HLP de première à savoir celle du rapport entre l’homme et l’animal.
Le texte que nous allons expliquer pour tenter d’approfondir cette question des origines est l’un des plus connus et les plus commentés de la philosophie politique. On peut quasiment affirmer que tous les philosophes ultérieurs auront à se prononcer pour ou contre les thèses avancées ici par Aristote qui bien évidemment sont dépassables mais ont au moins le mérite de constituer l’une des premières tentatives de réponse à l’existence des cités.
Nous avons beaucoup parlé la semaine dernière du rapport entre le socius et le prochain chez Paul Ricoeur mais cette distinction n’a de sens qu’à partir du moment où l’autre humain devient, du fait de l’organisation politique (polis: cité) un « concitoyen », qu’il assume certains rôles au sein de la ville ou du pays, qu’il est éventuellement employé par l’Etat pour assurer telle ou telle fonction dans un service dit « public ». La vie en cité suppose en effet qu’il existe une chose « publique », une res « publica » bref un domaine d’action intéressant tout citoyen et même si nous savons que ce titre de citoyen n’était pas du tout octroyé de plein droit à tout être humain dans la cité grecque, il n’en demeure pas moins que c’est grâce à Aristote que nous trouvons les premières tentatives d’explication de la politique au sens le plus simple et le plus pur du terme:
« La communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant constituée pour permettre de vivre, elle permet une fois qu’elle existe de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés antérieures [la famille, le village, les premières cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi.[…]
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
ARISTOTE, Les Politiques
Il convient d’insister d’emblée sur le style d’écriture qui est argumentatif. Il n’est aucunement affaire ici de questionner l’origine mythologique de la cité, mais de construire une démonstration susceptible de faire réellement apparaître les raisons de l’association entre êtres humains partageant des lois, des valeurs et des biens. La plupart des phrases commence par des connecteurs logiques témoignant de cette volonté de l’auteur de saisir la cause authentique de la « fibre citoyenne » des êtres humains: « c’est pourquoi, car, or, etc, » Toute la philosophie d’aristotélisme se caractérise en effet par une réflexion sur la notion même de causalité. On comprend un phénomène quand on peut en déterminer la cause sachant qu’il existe différentes sortes de causalités. Nous avions déjà, lors d’un cours précédent, développé les quatre types de causalité selon Aristote. Nous allons les rappeler rapidement en reprenant le même exemple: celui d’une statue de marbre. Selon Aristote il faut distinguer:
- La cause matérielle (de quoi est faite la chose ou le phénomène - Pour la statue la cause matérielle est le marbre)
- La cause formelle (de quoi est-elle la représentation? Quelle est sa forme? Pour la statue c’est le modèle dont elle est l’incarnation. Si c’est une statue de femme, la cause formelle de la statue est cette femme)
- La cause efficiente (qui ou quoi l’a fait advenir, l’a créée - ici c’est le sculpteur)
- La cause finale (en vue de quoi a-t-elle été faite? Ici la finalité de la statue c’est d’être exposée de ravir l’oeil du spectateur)
La question de la cause formelle de la cité n’est pas abordée dans ce texte, mais nous savons que l’édification des cités dans la Grèce antique est contemporaine d’une rationalisation de l’univers dans l’esprit des hommes de cette époque. Cela signifie que la nature ne leur apparaît pas comme un chaos mais comme un ordre et qu’en un sens l’idée de créer des cités naît aussi de la volonté de suivre dans la communauté des hommes cette même notion d’ordre, de régulation que l’on observe dans l’univers. La répétition de cycles et de rythmes naturels insinue dans l’esprit des hommes la possibilité de vivre selon des règles. La notion de « polis » est donc directement inspirée de celle de « cosmos » (Univers ordonné par des lois).
Si nous reprenons les autres types de causes pointées par Aristote, nous remarquerons que le texte par des causes finales pour s’orienter de façon de plus en plus précisé sur les causes efficientes de la naissance de la cité chez les hommes. Telle est la dynamique de ce passage.
D’emblée Aristote insiste en effet sur l’autarcie, c’est-à-dire sur l’auto-suffisance (auto: soi-même). L’union de plusieurs villages devient une cité lorsque la mise en commun des ressources permet à cette unité de vivre à partir de ce qu’elle produit. Nous pourrions finalement parler ici d’économie (Oikos Nomos: la gestion de la maison). La première raison évoquée par Aristote est donc finale puisque c’est en vue de se nourrir que les hommes se sont rassemblées (on mesure ici l’écart entre la réflexion d’Aristote et celle de Platon). L’auteur évoque également la notion de « vie heureuse ». Or nous savons par ailleurs que selon Aristote le bonheur d’un être consiste précisément dans sa capacité à devenir ce qu’il est par nature, l’homme étant un être de raison, il ne peut trouver son bonheur que dans le développement de sa raison, développement qui a besoin de la cité. Il y a donc quelque chose d’incontournable dans la cité, c’est qu’elle constitue la seule possibilité offerte aux hommes de réalité l’essence humaine dans laquelle ils consistent.
Même s’il est totalement pertinent de bien marquer ici l’écart avec Platon, il serait vraiment précipité d’en déduire que quelque chose d’Aristote préfigurerait Spinoza car les deux philosophes ne sont pas sur la même « longueur d’ondes » quant à la signification que revêt cette notion de réalisation. Pour Spinoza, il ne s’agit pas du tout de ma puissance d’être humain, mais de ma puissance d’être vivant tout court. Cette distinction est vraiment essentielle car autant Aristote, comme nous le verrons, décrit l’organisation politique comme une possibilité exclusivement humaine, autant Spinoza a toujours insisté sur la nécessité pour l’homme de ne jamais percevoir son développement comme la constitution « d’un empire dans un empire ». Il existe dans la philosophie de Spinoza une sorte de remise au même niveau de toutes les créatures, bien plus proche de Montaigne que de la spécificité qu’Aristote octroie de plaine soit aux êtres humains.
La communauté politique est naturelle pour Aristote et nous ne comprenons la portée philosophique d’une telle affirmation que lorsque nous la mettons en opposition avec tous les penseurs européens du 16e et 17 e siècle dont Hobbes qui insistent exactement sur la thèse contraire, à savoir que l’origine de la cité ne peut se concevoir que par le bais d’un pacte. Ce point est fondamental. Les hommes ont-ils créé la cité naturellement, parce qu’ils sont voués du fait qu’ils sont ce qu’ils sont ou au contraire comme un mariage de raison qui va imposer une tractation? Pour le dire en d’autres termes, cet espace social dans lequel nous faisons l’expérience continuelle de la négociation et de l’échange (droit/ devoir) est-il lui-même née dans l’échange dans le Donnant/Donnant, c’est-à-dire dans une forme d’urgence rendant nécessaire que les hommes artificiellement s’entendent parce que naturellement ils seraient plutôt enclins à se détruire, à s’agresser mutuellement (c’est la thèse de Hobbes)? Ou bien faut-il considérer que quelque chose a toujours conduit les hommes à s’associer parce que c’est ainsi qu’ils sont faits, parce que la fibre de la citoyenneté est inscrite dans leurs gènes?
Aristote se situe sans discussion dans cette seconde alternative et cela se perçoit dans le début du second paragraphe où l’auteur approfondit la causalité finale de la cité. Il y a dans la politique la juste mesure de l’être humain, lequel se situe très exactement entre l’animal et les Dieux. En effet, être humain suppose que l’on ne soit ni inhumain (les animaux) ni surhumains (les dieux) et cette juste appréciation de soi ne peut s’acquérir pour l’individu qu’au milieu de ses semblables. Aristote, fidèle en cela à toute la tradition de la Grèce classique, pointe le pire vice contre lequel il importe que tout être humain se prémunisse à savoir la démesure (hybris). C’est dans cette démesure que l’être humain perd son essence même qui est la perfectibilité. Cette vertu grâce à laquelle l’Homme conserve le sens de cet être Humain ni animal ni divin qu’il a à devenir implique la sociabilité. Tout homme isolé perd le sens de cette Humanité. Aristote utilise ici une comparaison extrêmement éclairante, celle du pion de tric-trac, du jeton. Pourquoi? Parce que cette analogie pointe la notion essentielle de symbole. Supposons que vous jouiez aux échecs, telle pièce dont vous disposez dans votre jeu revêt du fait d’être sculpté suivant les contours du Roi, ou du fou, de la Reine, etc; une fonction particulière dans l’échiquier. Mais sortez là de l’échiquier et cela redevient simplement une pièce de bois. C’est très exactement la même chose pour un homme retiré de l’échiquier de la vie sociale selon Aristote et cette image est très juste: que gagnons nous fondamentalement à vivre dans une cité? Un statut symbolique, une reconnaissance de droit. Je ne suis pas qu’un être de chair et d’os, j’ai des papiers, une fonction, un rôle à assumer dans ma famille, dans ma cité, dans mon entreprise. Ce dont la cité investit ses citoyens c’est avant toute chose de cette signification symbolique qui sort l’homme de sa condition de vivant animé simplement par des fonctions organiques.
Sans jeu de mots, nous pourrions dire qu’être un citoyen correspond finalement au fait d’acquérir un droit de cité, d’insister dans le monde autrement qu’en tant que simple partie naturelle intégrante de ce monde. Un homme en tant que citoyen fait advenir un autre ordre, régi par d’autres règles. Peut-être faudrait-il aller jusqu’à qualifier l’homme d’animal symbolique plutôt que politique. Hannah Arendt sera au 20e siècle l’une des plus fidèles lectrices d’Aristote en distinguant très subtilement la politique comme manifestation d’une action libre de l’homme dans le monde de l’économie comme simple gestion des moyens de subvenir à ses besoins de vivant. Ce n’est pas l’économie qui nous définit nous humains par opposition à l'Animal mais c'est plutôt la politique parce que c’est seulement en créant cet échiquier là que l’homme tente une aventure sans commune mesure: celle d’un être naturel conduit par sa nature même à imposer un autre ordre à la nature que celui de la nature, à savoir la civilisation, un ordre proprement humain. L’homme est par nature un être voué à la culture. C’est bien là tout le sens de l’action politique pour Hannah Arendt et de la cité pour Aristote , même si le philosophe grec insiste beaucoup plus sur cette visée naturelle d’un animal politique.
C’est tout pour aujourd’hui. Demain nous terminerons l’étude du texte d’Aristote et orienterons le cours vers sa dernière partie (ce que nous verrons après les vacances à savoir les représentations de l’animal).
Un petit mot pour remercier très sincèrement celles et ceux d'entre vous qui m'envoient des messages soit pour me demander de clarifier tel passage ou de revenir sur telle ou telle difficulté. C'est grâce à vous que je décide des références et fixe les objectifs des séances. Le texte et la référence à Aristote me semblent moins difficiles que celle de Spinoza et j'ai bien perçu les zones d'ombre qu'avaient suscitées parmi vous les thèses de ce philosophe passionnant. Je me suis efforcé de répondre individuellement à chacune et à chacun sur les difficultés rencontrées. Si je n'y étais pas parvenu, sachant que ce travail d'élucidation se constitue dans des dialogues par mail de personne à personne, j'encourage les élèves "timides" à franchir le pas et à m'envoyer des demandes de clarification (y compris pendant les vacances).
La relation Enseignant(e)s/Élèves est celle d'un enrichissement mutuel. Elle ne peut être autre chose, et cela que l'on soit les uns en face des autres ou pas. Tout ce que je peux dire c'est que grâce à vous, je ne suis pas pauvre.
Bonne journée à vous. Portez vous bien! A demain!
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