Bonjour,
Nous commençons notre quatrième semaine de confinement et je me permets de vous adresser à toutes et à tous mes vœux de bonne santé pour vous et vos proches ainsi que des encouragements à rester en forme aussi bien physiquement qu’intellectuellement.
Nous reprenons l’explication de l’œuvre mais j’envisage aussi de revenir sur votre dissertation parce qu’elle n’est pas facile et qu’elle nous met en face d’une question qui nous oblige à mobiliser un problème auquel Nietzsche apporte par cette oeuvre une solution aussi pertinente qu’originale.
Comme je l’ai dit à quelques personnes de votre classe, nous avons la possibilité de faire des cours « à la carte » et pour cela j’ai besoin de savoir où vous en êtes par rapport à ce sujet.
Je me contenterai de jeter une référence qui peut vous aider et si vous le souhaitez je l’approfondirai un autre jour de cette semaine, mais il faudrait me confirmer que cela vous serait utile, c’est celle de l’histoire (je vous avais distribué un cours avant les vacances de février). Ne peut-on connaître la réalité du passé qu’en créant des fictions ? L’historien peut-il dire la réalité de ce qui fut autrement qu’en imaginant un peu, ou dans un certain cadre le passé d’un peuple?
C’est vraiment très éclairant pour le sujet de l’aborder aussi sous cet angle (même si l’histoire n’est pas une science)? Je vous laisse réfléchir là-dessus et si vous voulez que j’y revienne contactez moi!
Je sais: j'abuse un peu de la tête de ce bon vieux sergent mais ça motive non? Non? |
Revenons à Nietzsche, les § 8-9-10 ne sont pas vraiment évidents non plus et ils sont essentiels pour notre sujet. Je voudrai juste revenir sur l’exemple de la réfraction que vous connaissiez déjà évidemment. Comment expliquer que je vois le bâton brisé dans l’eau. Descartes en donne une explication géométrique très bonne, très cohérente: il calcule l’angle de déviation du bâton dans l’eau par rapport à la surface. On peut aussi en fournir une explication physique qui insistera sur le fait que les photons mettent plus de temps à rentrer dans l’eau que dans l’air, ce qui explique le décalage (c’est très intéressant aussi, ce que nous voyons décalé dans l’espace est en fait un manque de synchronicité dans le temps). Quelle est la vérité ici? Nous serions bien en peine de le dire, les deux explications sont très cohérentes mais le fait même qu’elle soient deux suffit à faire tomber ce que nous considérions comme des explications du côté d’interprétations. De toute façon dirait Nietzsche rien que le fait de voir un bâton suppose déjà en soi une métaphorisation.
De cette impossibilité de voir la réalité pure du phénomène qui se passe ici, on sait que Kant déduit la distinction du phénomène et du noumène et il faut l’appliquer à toutes nos perceptions, pas seulement celles qui posent problème comme la réfraction. Nous ne voyons les choses que comme nous pouvons les voir (phénomènes) et jamais comme elle sont en soi.
Or Nietzsche va beaucoup plus loin en posant qu’il n’y a pas de chose en soi, tout simplement parce qu’il ne croit pas au sujet, et donc encore moins au face à face entre un objet et un sujet. Il n’y a qu’une force multiple qui ne cesse de « susciter », de tromper, de changer, d’émettre de se libérer, de s’effectuer, c’est tout. Cette force ou ces forces définissent la volonté de puissance et devant elle, ou plutôt pris que nous sommes par elle, la seule attitude adéquate consiste à l’accepter, à en profiter, à en jouir, à consentir à ce qu'elle nous fait être soit des devenirs, des créateurs, des poètes, des enfants.
Voilà, on en était là: à cette réalité de la volonté de puissance:
Nietzsche c'est un peu comme Zorro sans son cheval |
Quelle attitude adopter une fois comprise cette réalité là? La célébration, l’acceptation, le « oui » à la volonté de puissance. Cela signifie qu’il nous faut consentir à la vie contre elle-même, ou plutôt contre tout ce qui, d’elle, vise absurdement à se combattre, à se limiter, à s’anesthésier elle-même, c’est cela le nihilisme qu’il nous faut combattre, et cela passe non pas par le refus de cette métaphorisation qui fait partie intégrante de notre existence humaine, mais par sa compréhension, par son assomption, par l’acceptation totale du style d’existence qu’elle nous impose, à savoir que nous sommes des « artistes nés », dotés de cette aptitude à métaphoriser continuellement notre immersion dans le réel. Comme tout artiste, il nous revient de créer, de revitaliser constamment ces métaphores du réel auxquelles nous sommes vouées naturellement, exactement comme ce poème de Rilke l’affirme très explicitement au sujet de la fonction du poète:
« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais
- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ?
- Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ?
- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur
Ainsi que l’étoile et la tempête ?-
- Parce que je célèbre. »
Rilke
Il est un passage particulièrement Nietzschéen dans ce poème: « Où prends-tu le droit d’être vrai, dans tout costume, sous tout masque? Je célèbre. » Cette célébration impose une « régénération » constante, tout simplement parce que la nature, la volonté de puissance est fondamentalement dynamique, fluide, mutante, mais cette puissance vitale, inconnue, monstrueuse nous terrorise et la peur anime le mouvement humain de notre connaissance, de telle sorte que nous adorons la causalité comme une idole et adhérons à cette croyance qu’est l’explication des phénomènes quand notre véritable fonction est de métaphoriser nos sensations, de mythologiser notre rapport à la nature. Mais c’est comme une force d’inertie qui nous maintient sous la tutelle d’un seul rapport entre l’excitation nerveuse et l’image comme si nous n’étions que de piètres écrivains incapable de nous raconter une autre histoire que celle de l’aiguille quand nous ressentons la piqure, du soleil quand nous éprouvons la chaleur, du froid quand nous touchons la neige. L’humanité écrit un mauvais roman parce qu’elle ne renouvelle pas ses métaphores, comme un rêveur qui finirait par croire qu’il vit la réalité tout simplement parce que c’est toujours le même rêve qu’il fait.
(Quiconque est familier de ces métaphores….relations spatio-numérico-temporelles sur le terrain des métaphores) - §10: Dans ce dixième §, Nietzsche se confronte enfin avec une objection qui déjà travaillait l’esprit du lecteur depuis plusieurs passages, à savoir que si ses thèses étaient vraiment exactes, nous ne pourrions pas rendre compte:
De la fiabilité des lois qui indiscutablement nous semblent régir les faits naturels
Du succès des expériences qui prouvent bien, comme Galilée l’avait affirmé que la nature est comme un livre écrits en langage mathématique et que les thèses scientifiques basées sur des concepts, sur des substances, sur des éléments fonctionnent « réellement »
Le paragraphe précédent s’était terminé sur une référence au rêve, et l’on peut penser que c’est de ce songe dont Nietzsche parle lorsque il évoque « l’idéalisme », mais il faut nous méfier de cette « défiance à l’égard de tout idéalisme de ce genre », car la rationalité scientifique, qui précisément se démarque de « toute foi », ou de toute fantaisie, ne perçoit pas le primat de l’imagination métaphorique sur la pensée logique et conceptuelle. Et c’est bien cela que Nietzsche veut ici soutenir, à savoir tout ce qu’il développe à partir de « Il convient de dire au contraire… » Aussi loin que nos observations puissent aller dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit, nous sommes toujours confrontés à des phénomènes explicables, soumis à des lois et nous en déduisons non seulement que l’univers est un cosmos plutôt qu’un chaos, mais aussi que la science est, en quelque sorte, légitimée de s’appliquer à la nature puisque celle-ci serait en elle-même régulière, cohérente, méthodique finalement. La marque de fabrique de la science réside dans l’extrême rigueur de ses conclusions, lesquelles s’appuient toujours sur des preuves, des démonstrations, des raisonnements logiques et jamais sur des présupposés idéologiques ou sur des principes religieux ou des fantasmagories de l’imagination. Et tout, dans ce que la science « découvre » (mais le découvre-t-elle vraiment?) se prête à la rationalité de ce traitement, comme si les phénomènes se révélaient déjà en eux-mêmes prédisposés à être scientifiquement expliqués.
Mais précisément, cette prédisposition n’est-elle pas suspecte? N’est-elle pas l’indice de ce que déjà le chercheur inconsciemment a déjà transposé les sensations dans une autre dimension que celle de la nature et leur applique ainsi sans difficultés une logique de rapports à laquelle elles peuvent d’autant moins se soustraire qu’elles ne sont plus les sensations brutes de la ralliés mais les images transposées par le savant dans un « imaginaire scientifique » ? Le paradoxe tient peut-être à ce que la science en se défiant de tout idéalisme tombe elle-même dans le piège d’un certain idéalisme: celui de la logique et surtout celui qui consiste à ne pas réaliser que toute perception humaine est d’emblée structurée par la métaphorisation linguistique. La science se méfie de la sensation parce que, comme l’a dit Descartes, nos sens nous trompent quelque fois, mais, selon Nietzsche, c’est plutôt l’homme qui se trompe à l’endroit de la sensation en lui assignant nécessairement une cause plutôt qu’une corrélation. C’est finalement faire preuve de réalisme que de ne pas se méprendre sur cette imagination qui nous conduit toujours à interpréter nos sensations, à les « porter au-delà », à les déporter de leur socle originel pour ne faire valoir que des analogies entre des dimensions différentes.
C’est pour cette raison que Nietzsche évoque la possibilité d’avoir une « sensibilité perspective distincte ». Il importe néanmoins d’être extrêmement prudent: Nietzsche ne veut pas signifier ici que nous pourrions éprouver la réalité avec les mêmes yeux ou la même sensibilité acoustique qu’une chauve-souris, mais il y a bien des sensations animales du monde. Nous vivons tous originairement dans une profusion d’affects de différentes natures, de multiples origines. L’éthologue Jakob von Uexküll dans « Mondes animaux et monde humain » décrit la vision qu’une mouche ou un chien ont probablement d’une rue et il n’est pas totalement inutile, ni idiot de remarquer que certains de ces clichés hypothétiques rappellent certaines toiles d’artistes humains comme Nicolas De Staël notamment. Mais le propos de Nietzsche est vraiment ailleurs, à savoir dans la stigmatisation de la prétention de la science humaine à donner des faits naturels une explication objective, universelle, « UNE », adéquate et « Vraie ». En tant qu’hommes, nous ne pouvons pas voir la réalité comme un animal (encore que des peintres comme Cézanne ou Monet travaillent leur vision pour déconstruire leurs motifs et accéder ainsi à la naïveté plus brute d’un nerf optique purement impressif et plus linguistique) mais il n’en demeure pas moins que ces affects animaux « sont ». Nous pourrions les ressentir si nous nous détachions le plus possible de tout ce qu’il y a d’humain (c’est-à-dire de linguistique) dans notre perception.
Retenons cette idée et évacuons le langage de nos esprits (pour autant que cela soit possible, c’est-à-dire en aucune façon pour tout être humain socialisé). Ce que nous voyons vert pourrait être perçu autrement. Ce n’est pas ici seulement une question de termes mais de structure distinctive: c’est à cause de notre langage que nous sommes rompus à l’habitude de cibler dans telle variation du spectre lumineux le critère de distinction d’une couleur à une autre couleur. Nous ne savons pas vraiment si, dans ce spectre en lui-même (tel qu’il est et pas tel que nous l’appréhendons), telle variation chromatique ne serait pas davantage différente de telle autre, si finalement le bleu et le vert ne serait pas suffisamment proche pour se distinguer tout uniment du rouge. Nous avons tous fait l’expérience d’une couleur dont nous rendons compte qu’elle pourrait être dite bleue ou verte, sans que cela nous semble faux. Le présupposé de l’objectivité des différenciations de couleurs se trouvent donc dans notre langue et pas du tout dans la nature.
On va en rester là pour aujourd’hui. J’ai bien lu vos réponses et j’en reçois encore par rapport à la question de savoir pourquoi nous étions des artistes avant d’être des scientifiques. Une fois que percevoir signifie métaphoriser, il semble évident que l’idée d’une vérité pure, UNE, et universelle perd totalement de son sens. Et la question qui prévaut est celle de l’intensité de la métaphorisation plutôt que celle de l’exactitude de la perception, d’où le primat de l’art sur la science. Mais ici encore, il ne faut pas se précipiter pour en déduire que Nietzsche déprécie la science en elle-même, car ce qu’il reproche à une certaine pratique de la science c’est de se prendre pour une pratique plus exacte que les autres et que l’art en particulier. On pourrait concevoir qu’une science qui s’assumerait comme métaphorisation de la réalité serait tout aussi esthétique qu’une oeuvre d’art, mais évidemment cela supposerait de la part des scientifiques un changement de perspectives pour le moins conséquent.
N’hésitez pas à me faire part de vos interrogations sur le cours, sur Nietzsche, sur les nouvelles modalités du Bac si les informations que vous avez reçues ne vous semblaient pas claires.
Je vous souhaite une super journée!
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