Bonjour à toutes et à tous,
Nous allons reprendre aujourd’hui le cours de l’explication de l’œuvre de Nietzsche. J’ai donné beaucoup d ‘éléments de réponse pour le traitement de la question: « Ne peut-on connaître la réalité qu’en créant des fictions? » et je ne vous proposerai pas de plan. A ce moment de l’année, cela ne devrait pas vous poser de problèmes et je pense vraiment que vous disposez de suffisamment de perspectives pour en faire un. N’oubliez pas qu’un plan doit toujours marquer une progression dans le traitement de la question. Il faut aller du plus évident au plus intéressant c’est-à-dire le plus complexe et subtil)
Nous reprenons Nietzsche là où nous l’avions laissé…...Euh Nietzsche! Friedrich! Coucou! T’es là? Frieidrichounet?
Impossible à tenir ce Frieidrichounet! Ca te dérangerait de revenir au sujet?....Tu nous dis si on abuse hein? |
Reprenons! Nous en étions au §10:
Quiconque est familier de telles considérations a certainement ressenti une profonde défiance à l’égard de tout idéalisme de ce genre, et chaque fois qu’il a pu se convaincre bien clairement de l’éternelle logique, de l’omniprésence et de l’infaillibilité des lois de la nature, il a conclu de la façon suivante: ici, aussi loin que nous pénétrions, en hauteur dans le monde télescopique et en profondeur dans le monde microscopique, tout est si assuré, bien aménagé, infini, régulier et sans failles; dans ces galeries souterraines la science pourra éternellement creuser avec succès, et tout ce qu’elle trouvera sera concordant et sans contradiction. Comme cela ressemble peu à un produit de l’imagination: car si c’en était un, il faudrait bien que l’apparence et l’irréalité se trahissent quelque part. Il convient de dire au contraire: si chacun de nous avait encore une sensibilité perceptive distincte, nous pourrions percevoir tantôt comme seul l’oiseau perçoit, tantôt comme le ver, tantôt comme la plante, ou bien si l’un de nous voyait la même excitation comme rouge, l’autre comme bleu, si un troisième l’entendait même comme un son, personne ne parlerait alors d’une telle légalité de la nature, mais on la concevrait sûrement comme une formation hautement subjective.
Il s’agissait pour lui, de montrer en quelque sorte que c’était précisément la rationalité extrême de la représentation scientifique de la nature qui doit susciter en nous un mouvement de suspicion car cette extrême rigueur et logique du réel vu par la science traduit en fait la cohérence à soi d’une interprétation, laquelle est légitime mais aucunement exclusive. C’est la raison pour laquelle il enchaîne avec les modalités de perception animale qui ne sont pas moins justifiées à voir la nature d’une certaine façon que l’Homme et plus encore que l’ scientifique humain. Nous reprenons à ce moment:
« Ensuite: qu’entendons-nous en général par une loi naturelle? Elle ne nous est pas connue en soi mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire par ses relations avec d’autres lois naturelles, qui à leur tour ne nous sont connues qu’en tant que « sommes de relations » ». Aucune loi ne nous apparaît telle qu’elle est dans la nature: ce que nous observons c’est une corrélation répétée de phénomènes dont nous déduisons des relations de causes et d’effets sans nous apercevoir que ces relations sont dans nos esprits et pas dans la nature. Nous criblons ainsi la totalité de ce qui se donne à percevoir de la nature par les sensations de rapports, de lois, d’interactions extrêmement logiques et régulières, non parce que c’est le cas, mais parce que nous métaphorisons nos sensations en images et ces images à leur tour en concepts et en chiffres, en degrés, en unités de mesure. Nous sommes sûrs que l’évaluation précise d’un vent à la force 8 nous dit la vérité de sa force quand elle nous en fournit une métaphore certes utile et vérifiable mais aucunement vraie, puisque ce 8 n’est pas dans le vent lui-même.
Ce passage est très intéressant car il est finalement très Kantien dans tout ce qu’il affirme du pouvoir de constitution de la réalité perçue par le sujet, a fortiori quand il évoque le temps et l’espace qui sont pour Kant les formes a priori de toute perception. Quoi que nous éprouvions par nos sens, nous le saisissons nécessairement au travers de ces deux filtres du temps et de l’espace, par quoi tout phénomène devient mesurable. Nous le situons dans la succession des unités de mesure du temps et dans ce présupposé qu’est la distinction et le comptage des unités, à savoir le nombre. Or, Pour Kant, ces cadres de nos perceptions ne nous permettent de connaître la chose en soi qui ne se trouve pas dans le temps ni dans l’espace.
Mais tout ce qui nous étonne dans la nature réside finalement précisément dans cette limite qu’est l’exclusivité du cadre spatio-temporel de nos perceptions, de telle sorte que ce qui nous semble vraiment remarquable ne l’est qu’au sein d’une dimension qui est déjà « la notre », celle là même d’un esprit humain ayant préalablement chiffré, évalué, situé les phénomènes naturels. Ce qui nous étonne ne nous étonne que dans la mesure où cela « peut nous étonner », c’est-à-dire nous affecter dans le cadre d’une dimension pré-conçue par notre esprit, celle de l’espace et du temps, donc de la succession et de la différence. Quoi de vraiment surprenant dans la succession rapide d’un vent de force 8 à un vent de force 2, si de toute façon la force du vent ne peut souffler que dans la dimension abstraite, humaine, quantifiée d’un monde de chiffres? Nous nous émerveillons dans l’abstraction d’une métaphore chiffrée , dans le passage d’une intensité graduée à une autre intensité graduée sans soupçonner que la puissance du vent suit l’impulsion d’un toit autre dynamisme que celui d’une « graduation ».
Il n’y a finalement rien de merveilleux à ce que les expérimentations scientifiques confirment les observations et les idées des scientifiques car les métaphores conceptuelles régulées par la logique créent ce rêve d’une nature régulière et cohérente dans lequel nous vivons. Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Nous ne percevons que ce qui se donne à percevoir à partir de nos interprétations et si c’est un rêve logique que nous construisons c’est une nature logique que nous habitons. Ce point est fondamental et suffit à marquer (enfin!) La différence fondamentale entre Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche (même si, encore une fois, Schopenhauer est ,entre eux, le philosophe qui fait lien). Pour Kant, le phénomène est bien ce que l’être humain peut objectivement saisir d’une existence nouménale qui lui échappe. Cette universalité des sujets constituants que nous sommes constitue bel et bien une réalité observable, laquelle n’est pas métaphorique. La science progresse, selon Kant, dés qu’elle comprend à quel point c’est à elle de prendre les devants par rapport à une nature qui n’a qu’à se laisser instruite comme un écolier devant le maître d’école. Nous découvrons les propriétés de la nature dés lors que nous l’interrogeons à partir d’une idée qui est dans notre esprit, mais c’est bel et bien « la nature » qu’alors nous perçons à jour. Pour Nietzsche, cela ne saurait être le cas puisque cette dualité entre l’homme et la nature ne lui semble pas valide. Il y a des affects et des métaphores de ces affects lesquels peuvent donner lieu à des représentations de monde diverses dont l’une serait rationnelle, logique, explicable. Mais cette régularité des phénomènes naturels n’est pas dans la nature. Elle est dans notre esprit, dans une certaine façon (plutôt anesthésiante) de se rallier à des métaphores conceptuelles, logiques et numériques. C’est notre imagination qui construit de toute pièce un système solaire dans lequel les orbites, les déplacements de planète et de météorites sont aussi prévisibles et programmables, ce qui ne signifie pas qu’ils ne le soient pas. Ils le sont bel et bien mais à l’intérieur de cette métaphore dans laquelle nous sommes contraints de nous situer.
« Or c’est nous qui produisons celles-ci à l’intérieur et en dehors de nous avec la même nécessité que l’araignée qui tisse sa toile »: quelque chose de la science et surtout de l’empressement un peu panique avec lequel nous souscrivons sans réserve à sa représentation policée, rationnelle de la nature qu’elle décrit ressemble à la nécessité naturelle de l’araignée à tisser sa toile, car c’est bien la ruse de l’intellect qui s’active dans cette perspective programmatique d’un réel logique. Cette conception tien bel et bien du rêve du prématuré grâce auquel il se trouve et se donne des raisons de vivre.
Résumons: nous ne pouvons éprouver de sensations sans les métaphoriser et nous les métaphorisons nécessairement au travers d’un jeu de symboles et de figures spatio-temporelles qui en persistant, en s’inscrivant dans nos habitudes et en jouissant à nos yeux de cette légitimité que donne la longévité, deviennent la science, à savoir ce colombarium de concepts. Les concepts scientifiques sont donc des métaphores artistiques dont on a oublié qu’elle le sont.
« C’est le langage, nous l’avons vue…les panneaux les plus disparates » (§11): Cette deuxième partie (la 3e pour nous) est l’occasion pour Nietzsche de resituer ces analyses sur la vérité, le langage et ce que l’on pourrait appeler l’instinct métaphorique dans une perspective très humaine. Que s’ensuit-il concrètement pour l’être humain, aussi bien au niveau des types de vérités poursuivies ou pratiquées par les hommes qu’à celui des activités dans une perspective plus culturelle (mythologie vs science) et enfin dans la détermination de figures philosophiques au travers desquelles le Tragique grec s’oppose au Stoïcien.
Nietzsche reprend donc en les résumant tous les développement précédents sur le langage. Il y a bien un instinct qui est à l’origine de cette quête acharnée du vrai mais il s’en faut de beaucoup que cet instinct soit celui du vraI. Ce que Nietzsche recherche, c’est justement cet instinct au regard duquel une certaine vérité nous apparaît d’ores et déjà comme un mensonge et cela à cause du langage, parce qu’il repose fondamentalement sur des assimilations qui sont des décalages à l’égard de la réalité des sensations et de leur diversité. La comparaison entre la science et l’abeille est précisément à saisir dans le prolongement de cette ambiguïté dans laquelle consiste une perspective Nietzschéenne toujours soucieuse de pointer la source instinctuelle de « l’animal humain » et le très haut niveau d’abstraction des constructions de cette étrange créature. Plus une activité peut sembler intellectuelle, formelle, abstraite, plus elle consiste en réalité dans la profondeur quasi primaire d’un instinct de protection, de dissimulation. Le scientifique comme l’abeille, « construit » et ce qu’il faudrait réaliser c’est la détection claire de tout ce qu’il y a de vital, de primaire dans la science, et cela aussi évidemment que peut (à tort d’ailleurs) nous sembler primaire ou instinctif le travail de l’abeille.
Soyons les « entomologistes » de la science, regardons le laboratoire scientifique comme s’il était lui-même et enfin le cobaye d’une étude faite en laboratoire. Tout comme certains auteurs ont crée des pièces dans lesquelles sont incluses des pièces (« play within the play »), concevons un « Laboratory within the laboratory ». Nous découvrirons alors qu’il s’agit pour le scientifique de caser l’intégralité de ce monde de sensations humaines (ensemble du monde empirique) dans des rangées de plus en plus générales, de plus en plus abstraites, suivant en cela aveuglément la logique linguistique de la conceptualisation. Cet édifice est donc tout à la fois motivé par un instinct profond de protection et par une logique de dissimulation visant à entretenir l’illusion d’une connaissance objective, pure, univoque alors même que rien dans ce bâtiment ne peut être considéré comme autre chose qu’humain, que faisant valoir une logique spécifiquement humaine, à partir de terminologies arbitraires.
On aurait pu s’attendre à ce que l’homme d’action, plus impliqué dans la réalité brute échappe à cette dissimulation à grande échelle qu’est la conceptualisation de la vie, mais ce n’est pas le cas. L’instinct de conservation, de protection de sa santé mentale est premier si bien que lui aussi est « rationnel ». Si nous avions des yeux suffisamment décillés pour voir vraiment la réalité brute dans laquelle nous sommes immergés, nous deviendrions fous. C’est pourquoi l’homme d’action et plus encore le chercheur se range sous la protection du concept et de la science, adhérant inconsciemment à une conception rassurante et fausse de la vérité (linguistique). Déjà se profile à l’horizon la distinction sur laquelle se clôturera abruptement cette oeuvre (probablement inachevée), à savoir l’opposition entre l’homme rationnel et l’homme intuitif, car il importe de saisir ici, en fin, le sens profond de cette opposition entre deux vérités, celle que l’on pourra appeler universelle, objective de la science et celle plus intuitive (aléthéia) de la mythologie, de l’art, de la création. On peut trouver des hommes assez « intègres » et courageux pour creuser des brèches dans cette construction scientifique d’un rempart entre nous et la réalité brute.Ce sont les artistes, mais ils opèrent cette percée au prix de leur « raison » laquelle n’est qu’une ruse de l’intellect pour se faire croire que l’on a tout compris au monde quand on en a simplement construit une interprétation rassurante. Ami de Cézanne, le docteur Gasquet rapporte ces paroles du peintre où s’exprime quelque chose de cette vérité dangereuse de l’art:
« Un grand silence encore. Puis, il me regarde, et je sens ses yeux qui, jusqu'au fond de moi, par-delà moi, jusqu'au fond de l'avenir, m'éblouissent. Il a un grand sourire résigné.
Un autre fera ce que je n'ai pu faire, je ne suis, peut-être, que le primitif d'un art nouveau. Puis, une sorte de révolte effarée le traverse.
- C'est effrayant, la vie, ! Et comme une prière, dans le soir qui tombe, je l'entends qui, plusieurs fois, murmure :
Je veux mourir en peignant, mourir en peignant… »
La vérité dont il est question est une vérité du dévoilement, une vérité qui prend le risque effarant de regarder la vie sans protection. Cézanne déconstruit dans les toiles de sa maturité picturale ses motifs pour révéler quelque chose de notre immersion totale dans une nature inhumaine, cruelle, multiple, diverse, foisonnante et chaotique. La peinture comme dit Deleuze, est simplement « une affaire de perception ». Il n’est pas question « d’en rajouter », de réfléchir, encore moins de faire passer un soi-disant message (ultime tentative de la pensée linguistique pour faire rentrer dans le rang l’artiste) mais simplement d’apercevoir ce que les autres ne voient pas: cela peut-être la spirale de Van Gogh ou la touche vitrifiée de Cézanne. Ces nuances sont dans la vie, elles sont la vie, mais nous faisons semblant de n pas les voir pour nous protéger de la puissance débordante et excessive, déraisonnable de la nature.
Peut-être comprenons-nous plus facilement ce registre lexical du cloisonnement: cabane, refuge, rempart, tour, château-fort: tout est bon pour nous protéger de la puissance d’impact de l’extérieur vrai, du « Grand Dehors ». C’est aussi la vérité du Da-Sein Heideggerien (par ailleurs très grand lecteur de Nietzsche). L’artiste exprime « l’être là » de la présence, que ce soit pour la montagne, les souliers, ou le visage humain (Bacon). Quelles sont « ces puissances terribles qui le menacent sans relâche »? Exactement celles que désigne Cézanne quand il dit: « c’est effrayant la vie! ». Ces panneaux les plus disparates pourraient donc en un sens, désigner des toiles, mais ce ne serait sûrement pas le sens exact souhaité ici par l’auteur, qui, comme la suite va le montrer, évoque bien l’art, mais aussi le mythe, le rêve, et tout ce qui relève de l’imagination.
C'est tout pour aujourd'hui! J'espère que ce retour à "Vérité et mensonge au sens extra-moral" n' a pas été trop dur. Nous devrions avoir fini l'explication à la fin de semaine. Si vous éprouvez des difficultés, envoyez-moi un mail pour reprendre le fil. Même Nietzsche avait besoin d'être recadré. N'oubliez pas que les cours sont le seul moyen de vous sortir efficacement de......
ça! |
A demain et Gardez le moral!
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