Arthur Keller est titulaire d'un master de science dans les domaines de la technologie spatiale et de la communication satellitaire. Il a également obtenu un diplôme en traitement de l'information de l'école ESCPE de Lyon et un autre de l'institut de relations internationales et stratégiques en gestion de problèmes internationaux. Depuis 2020 il enseigne à l'école Centrale Supélec dans le cadre du module consacré à la systémique. Le caractère le plus intéressant dans sa démarche est son approche rigoureusement méthodologique qui peut contraster avec la tonalité catastrophiste d'autres lanceurs d'alerte. Il peut être utile de lire le texte de Philippe Descola, (abondamment traité sur ce blog) qui date de 2014 à la lumière de cette toute récente interview, de l'écouter calmement (autant qu'on peut) et de la mettre en perspective avec une conclusion commune: il faut organiser de nouvelles façons d'être humain compatibles avec des conditions d'habitabilité de la planète qui changent extrêmement rapidement et connaissent une accélération exponentielle. Il n'est pas question d'appeler à un dépassement du politique, au sens strict. Nous sommes des animaux naturellement politiques et nous ne devons pas quitter cette condition là. Mais malheureusement c'est justement ce qui est en train de se produire, sous l'impulsion de manipulateurs d'opinion qui se sont donnés les moyens, notamment en attaquant massivement et très efficacement l'éducation, la science et la recherche (la vraie recherche) de susciter des peurs absurdes et irrationnelles afin de détourner l'attention des populations d'une évidence qui est sans cesse plus éclatante, si l'on est capable de se détacher de leur influence. Dans la bouche des avatars français de ces manipulateurs là qui ont pris le pouvoir aux EU, nous entendons parfois cette formulation énoncée comme arguments à celles et ceux qui osent les contredire:
- Je ne sais pas dans quel monde vous vivez!
C'est une très bonne question, bien plus complexe, riche, littéraire, écosystémique, artistique, féconde qu'il n'y paraît, si l'on a lu un peu Nietzsche, Jacob Von Uexküll, Marcel Proust, Philippe Descola, Martin Heidegger, Gilles Deleuze. C'est dans l'esprit de cette question mais évidemment en la prenant différemment de la "pensée" techno-fasciste, raciste, transhumaniste et libertarienne qui constitue le fond idéologique de ces influenceurs qu'il faut écouter cette vidéo. Nous n'existons que pour faire des mondes à partir d'un "support", d'une sorte de "métabolisme planétaire" et c'est de ce support dont il est question ici: celui "d'où toutes nos échelles partent" pour citer W. B. Yates.
Il est impossible de définir correctement la notion d’Etat sans la distinguer de celles de nation et de peuple. On peut dire pour commencer que l’état est un concept avant tout juridique, en lien avec le droit alors que la nation entretient un rapport fort avec l’histoire et la culture. Le peuple désigne une population dés lors qu’elle constitue un corps politique.
L’État se définit en effet comme une organisation souveraine exerçant son autorité sur un territoire délimité et une population donnée. Il repose sur trois piliers fondamentaux :
1.Un territoire : une délimitation géographique précise.
2.Une population : les individus vivant sous son autorité.
3.Une souveraineté : le pouvoir suprême d’établir et de faire respecter des lois.
On peut dire de l’État qu’il est un cadre institutionnel qui garantit l’ordre social par le biais du droit. Dans un État de droit, ce cadre est soumis à des normes juridiques supérieures, limitant le pouvoir arbitraire et assurant l’égalité devant la loi. Cette dimension juridique distingue l’État des autres formes d’organisation sociale ou politique. De ce point de vue, le fait qu’un responsable politique affirme que l’état de droit n’est ni intouchable ni sacré traduit à la fois une méconnaissance profonde des textes des révolutionnaires français et plus gravement une remise en cause de la garantie qu’assure l’état de l’égalité des citoyens, quelle que soit leur origine ethnique ou sociale, au sein de sa juridiction.
La nation est une notion plus abstraite que l’État, car elle repose sur des éléments immatériels comme l’histoire, la culture et le sentiment d’appartenance. Selon Ernest Renan, la nation est « un plébiscite de tous les jours », c’est-à-dire une volonté collective de vivre ensemble, tournée vers l’avenir plutôt que vers le passé.
Dans l’histoire on a vu émerger deux conceptions principales de la nation
•La conception allemande (culturelle) : la nation repose sur des éléments objectifs
•La conception française (volontariste) : la nation est fondée sur une adhésion volontaire à un projet commun, indépendamment des différences culturelles ou ethniques.
Contrairement au nationalisme, qui revendique souvent une supériorité ou une exclusion, l’idée de nation est inclusive et démocratique pour Paul Ricoeur on peut évoquer l’ipséïté contre la mêmeté. Elle dépasse les frontières étatiques dans certains cas (par exemple, les Kurdes ou les Palestiniens), montrant qu’une nation peut exister sans État propre. Le général de Gaulle "emmène" la France à Londres en 1940 (il emmène la nation mais pas l'état)
Le peuple, lui revêt une dimension politique. Il s’agit de la communauté des citoyens investis de droits politiques dans le cadre d’un État donné. En démocratie, le peuple est titulaire de la souveraineté, qu’il exerce directement ou par l’intermédiaire de représentants élus.
Cependant, le concept de peuple oscille entre deux pôles :
1.Le peuple en tant que corps politique unifié : il incarne la souveraineté collective.
2.Le peuple comme multiplicité fragmentaire : il inclut aussi les marginaux et les opprimés qui contestent parfois l’ordre établi.
Cette tension reflète la complexité du peuple comme acteur politique. L’œuvre picturale La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix illustre cette double dimension : elle montre à la fois l’idéal d’unité populaire et les luttes sociales pour la liberté. Ce qui est intéressant dans cette toile c’est son aspect matriciel, inchoatif (l’idée d’une naissance qui peine à se distinguer définitivement du corps matriciel, quelque chose d’un commencement et d’une lutte, d’un inachèvement. Ce n’est pas très gratifiant mais on retrouve un peu cela dans l’insulte qui consiste à dire à une personne qu’elle n’est « pas finie ». En fait ce n’est pas si insultant que cela philosophiquement. Peut-être sommes nous toutes et tous existant dans la lutte, dans le moment inchoatif de ce processus de détachement qui n’est jamais vraiment abouti, pas forcément au sens de maternel mais en ce sens que les influences autres ne cessent jamais de peser sur les supposées "nôtres".
Pour résumer:
L’État est un cadre juridique qui organise la vie collective.
La nation donne à ce cadre une légitimité historique et culturelle.
Le peuple, en tant que sujet politique, agit, au sein de ce cadre pour exercer sa souveraineté.
Ces notions s’entrelacent mais ne se confondent pas. Par exemple, dans un État-nation comme la France, l’État incarne juridiquement la nation, tandis que le peuple en constitue le fondement démocratique. Cette articulation permet à ces concepts de coexister tout en conservant leurs spécificités propres
Nous pouvons donner un exemple historique très marquant de cette distinction en évoquant l’occupation de la Judée par les romains qui a commencé en 63 avant JC. Elle peut effectivement être interprétée comme une tension entre l’application d’un État (le système impérial romain) sur une nation (le peuple juif, défini par son histoire, sa religion et son identité collective). Cette situation met en lumière des dynamiques complexes entre domination, résistance et adaptation, qui trouvent un écho dans le passage du film La Vie de Brian où les opposants à l’occupation romaine discutent des bienfaits apportés par celle-ci.
L’Empire romain impose en Judée un système étatique structuré et centralisé. La province est administrée par des préfets ou procurateurs romains (comme Ponce Pilate), qui exercent un pouvoir militaire, fiscal et judiciaire. Ce cadre étatique repose sur :
•Une fiscalité stricte : les impôts (tributum soli, capitatio) sont perçus pour financer l’administration impériale.
•Des infrastructures : routes, aqueducs et systèmes d’irrigation sont développés pour intégrer la Judée dans le réseau impérial.
•Un maintien de l’ordre : les révoltes juives, comme celles des zélotes ou de Judas le Galiléen, sont brutalement réprimées.
Cependant, ce cadre est perçu comme une domination étrangère oppressive. Les Juifs considèrent leur soumission à Rome comme une atteinte à leur identité religieuse et nationale. La destruction du Temple ou l’imposition de cultes païens symbolisent cette aliénation.
La nation juive se distingue par son lien unique à une histoire sacrée et à une terre promise. Contrairement à l’État romain, qui est avant tout un système juridique et politique, la nation juive repose sur des éléments immatériels :
Une religion unificatrice : le judaïsme structure la vie sociale et politique autour de croyances communes.
Une attente messianique : face à l’occupation romaine, les Juifs espèrent la venue d’un Messie libérateur qui restaurera leur indépendance et leur dignité nationale.
Cette conception de la nation transcende les frontières politiques imposées par Rome. Elle s’oppose à l’idée d’une intégration dans un empire universel en affirmant une spécificité irréductible.
Le peuple juif sous domination romaine oscille entre soumission contrainte et résistance active. Les zélotes ou pharisiens incarnent cette dimension politique en mobilisant les masses contre l’autorité romaine. Dans La Vie de Brian, cette tension est caricaturée lorsqu’un groupe d’opposants discute des réalisations positives apportées par les Romains (aqueducs, routes, hygiène publique), tout en rejetant leur autorité.
Ce passage illustre intelligemment une dialectique fondamentale : le peuple peut reconnaître certains bienfaits matériels d’un État étranger tout en contestant sa légitimité politique. Cela reflète également la complexité des relations entre dominés et dominants dans un contexte colonial. Mais il faut faire attention, les Monty Python manie ici très finement l’humour: ils n’entendent aucunement justifier le colonialisme. C’est justement pour cela que ce passage pourrait être transposé aux critiques nombreuses des citoyens contre l’état sans contexte d’occupation. L’état et ses services publics font tellement partie des meubles que la population ne s’aperçoit pas vraiment de sa présence si ce n’est dans des contextes de crise, comme la pandémie l’a largement montré. Les fonctionnaires ont continué à travailler, comme certains travailleurs du privé mais pas tous. Ces derniers ont quand même été payés pour du travail non fait, et ils l'ont été par l'état.
La Vie de Brian des Monty Python met en lumière une réalité historique : l’État romain a imposé un ordre matériel efficace, mais souvent au prix de tensions avec les identités locales. En Judée, cela se traduit par :
1.Les bienfaits matériels : infrastructures et organisation administrative.
2.La résistance identitaire : refus de se voir assimilé à un système étranger.
Ainsi, ce passage humoristique illustre avec finesse la dualité entre l’État en tant que structure juridique imposante et la nation en tant que communauté historique et spirituelle. Le peuple, quant à lui, reste l’acteur clé de cette dynamique, oscillant entre acceptation pragmatique et quête de liberté.
Cette analyse montre que l’idée d’un État appliqué à une nation est toujours marquée par des tensions profondes, où le peuple joue un rôle central dans la quête d’émancipation face aux structures dominantes.
En 441 avant JC, Sophocle écrit le troisième volet de sa tragédie sur Oedipe: Antigone. Les partisans des deux fils de l’ancien roi de Thèbes se sont entretués et ce sont ceux d’Etéocle qui ont gagné, mais il est mort dans la bataille ainsi que son frère et adversaire, Polynice. Créon, frère de Jocaste, prend la tête de la cité et fait publier un décret imposant que le corps du frère vaincu soit laissé aux charognards car il ne peut être abrité dans la terre de ses ancêtres. Après que le corps de Polynice ait été une première fois inhumé contre son commandement, il le fait déterrer et poste des gardes devant la dépouille de Polynice. C’est alors que les soldats amènent devant lui sa nièce Antigone prise en flagrant délit d’inhumation du corps de son frère.
Ce qui va se dérouler est le sujet de toute la pièce: l’opposition entre un pouvoir « légal » (le droit) positif) tout puissant et l’aspiration hautement revendiqué à la justice, à une justice qui n’est pas forcément rendue par les lois, voire pas du tout.
Mais c’est le moment choisi par Sophocle pour faire parler le Choeur et cela pour la première fois dans la pièce. Celui-ci prononce alors un discours très célèbre souvent baptisé « hymne à l’humain » mais qui se conclue plutôt par un avertissement, lequel résonne ou devrait résonner aujourd’hui encore à nos oreilles:
« Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n’est plus admirable et terrible que l’homme.
Il est porté par le Notos orageux (le vent du sud) à travers la sombre mer, au milieu de flots qui grondent autour de lui ;
il dompte, d’année en année, sous les socs tranchants, la plus puissante des déesses, Gaia, immortelle et infatigable, et il la retourne à l’aide du cheval.
L’homme, plein d’adresse, enveloppe, dans ses filets faits de cordes, la race des légers oiseaux et les bêtes sauvages et la génération marine de la mer ;
et il asservit par ses ruses la bête farouche des montagnes ; et il met sous le joug le cheval chevelu et l’infatigable taureau montagnard, et il les contraint de courber le cou.
Il s’est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités, et il a mis ses demeures à l’abri des gelées et des pluies fâcheuses. Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l’avenir.
Il n’y a que l’Hadès auquel il ne puisse échapper, mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.
… Qu’il fasse dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !
Il montera alors très haut dans sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade
Le choeur glorifie l’ingéniosité sans équivalent de l’être humain et formule le risque encouru par une créature si habile à dompter par sa puissance et par sa ruse les obstacles de la nature. Ce risque est la démesure (l’hybris). Le terme le plus important de cette ode est le terme de « deinos » qui figure dès le premier vers et qui désigne une puissance aussi merveilleuse que terrible. Ce double sens est évidemment fondamental et on peut remarquer que les traducteurs qui se sont succédés durant les siècles ont beaucoup joué de cette dualité sémantique en l’occultant parfois, alors que c’est le sujet même de ce chant.
Mais ce qui doit nous intéresser c’est d’abord tout simplement le moment. Pourquoi là ? Qu’est-ce que cela vient faire à cet instant de la tragédie? C’est un peu comme si alors que vous suiviez une série sur Netflix, vous étiez interrompu.e par un enseignant de philosophie qui développait toute une dissertation sur l’être humain alors que vous vous êtes pris.e par l’intrigue. En même temps, évidemment, ce n’est pas un hasard. Il nous faut donc essayer de répondre à cette question de l’instant pour éventuellement mettre au jour une forme de Kaïros au cœur duquel le sens du tragique et le fond philosophique s’unissent pour articuler précisément les trois notions qui sont celles du cours: le droit, la justice et la morale.
Mais c’est encore plus crucial que cela car en fait à ce moment là de la pièce, il n’est vraiment pas exagéré ni simplement rhétorique d’affirmer que rien n’est encore joué, puisque de fait les deux protagonistes n’ont pas encore commencé à échanger et, en même temps, tout est joué, parce que l’opposition entre les lois de la cité édictées par Créon et l’aspiration à la justice incarnée par Antigone est totale, radicale et que chacun des deux personnages est si pur et brut qu’il est impossible qu’il trouve un accord. Mais si c’est à ce moment là que le chœur parle et plus précisément nous parle à nous, au public, c’est parce qu’ici la "membrane" intérieure de la pièce doit se déchirer et s’épancher hors de la scène afin que nous comprenions que c’est justement nous qui devrons trouver un mode de vie, un ethos là où ici ne se développera qu’un trouble (taraxis) ou que l’eris (la discorde).
Antigone est suffisamment connue pour que tout le monde sache qu’elle va mourir à la suite de ce dialogue. L’instant choisi par Sophocle pour « crever la bulle » de la pièce (ce qu’on appelle aussi le 4e mur en théâtre) s’explique par son désir de nous faire comprendre que c’est justement « là » que nous, spectateur.trice.s de la tragédie allons désormais avoir à « vivre », « là », c’est à-dire là où Antigone, elle, va périr. Toi qui regardes cette pièce, installe toi bien parce qu’il va falloir que tu entres en scène sauf que cette scène ne sera pas celle de cet amphithéâtre mais la cité, la polis, l’existence collective de l’être humain, sachant qu’il ne peut pas y en avoir d’autre (ce qui crève le 4e mur entre actrices acteurs d'un côté et spectatrices et spectateurs de l'autre, c'est la catharsis, intensification purificatrice des passions par quoi aller au théâtre c'est exister plus que dans la vie courante, y être plus proche du vrai)
Entre Créon et Antigone se joue vraiment le sort de la condition humaine. Une pièce tragique est comme une lame que l’on plante dans le corps de ce que c’est qu’être humain et, dans la plaie qu’elle provoque, il va falloir que nous nous mobilisions, sous peine, non pas de mourir, mais de disparaître en tant qu’être humain. Sophocle nous présente un lieu, un territoire plutôt étroit en fait et nous fait comprendre que nous ne pourrons pas, nous humain.e.s, "planter nos tentes" ailleurs, non pas parce que nous sommes physiquement limité.e.s, mais justement parce que nous ne le sommes physiquement, techniquement pas. Dans ce temps de suspens de la tragédie se déploie un « lieu ». Dans ce kaïros s’implante un topos, lequel est nécessairement une polis, une cité, mais certainement pas une cité gouvernée par Créon. Entre l’autoritarisme borné et aveugle de Créon et le martyr d’Antigone, il va nous falloir trouver une voie praticable, laquelle définira les termes d’un ethos humain, comme une feuille de route précise et ténue formulée par un ancêtre vieux de 2500 années. Nous sommes ici pour nous immiscer dans le combat, dans la lutte à mort entre le patriarcat borné de Créon et la sororité sacrificielle d’Antigone pour qu’exister puisse se vivre (contrairement à Antigone) sans se renier (contrairement à Créon).
En ce sens, toute la question finalement est celle de savoir si nous pouvons sortir cette interrogation du tragique alors même que nous sommes entrés en contact avec elle via le tragique, Antigone a été broyée par la difficile articulation de ces trois notions: Droit, Justice et Morale. L’intervention du Chœur et cette ode à l’être humain qui se clôt par un avertissement est sans aucun doute une façon pour Sophocle de souligner l’enjeu véritable, humain, de ce moment de vertige, typiquement tragique, à partir duquel les ressorts de la fatalité vont s’enchaîner jusqu’à la mort de l’adolescente. Il nous appartient de mettre un peu de mou dans ces rouages là car si sa mort n’est pas réellement inspirante, son engagement, au contraire, l’est. Existe-t-il pour l’être humain une voie praticable, hors du contexte de la tragédie grâce à laquelle nous pourrions articuler ces trois notions? Il nous appartient de reprendre cette question du contexte de la tragédie dans lequel tout est perdu avant même d’être joué pour le situer dans celui d’un éthos humain, c’est-à-dire d’une éthique au sein de laquelle justement rien n’est perdu tant que cela n’est pas joué (et tant qu'à faire, disons nous le maintenant!)
Tragique, « Deinos » et définitions
Qu’est-ce que le droit? un ensemble de règles établies par une autorité publique pour organiser la société et garantir la justice sociale. Il repose sur une contrainte externe, avec des sanctions légales et éventuellement contraignantes en cas de transgression par les citoyens. Il vise le maintien de l’ordre collectif par l’application des lois.
La justice est une notion plus large et plus élevée qui transcende le droit….ou pas!… Elle est une valeur, un idéal, une sorte de critère dont la simple évocation est problématique selon que l’on considère cette élévation comme suspecte ou au contraire régulatrice. Y-a-t-il une justice au-delà des droits? Pour Créon non, pour Antigone oui, mais le problème consiste à se demander alors où et comment cette justice peut-elle peser sur les décisions, sur les actes et sur les pensées de êtres humains. Nous avons bien le sentiment que les lois ne sont pas toujours justes, mais est-ce autre chose qu’un avis, qu’une opinion, voire qu’un sentiment dépourvu de toute pertinence, de toute rigueur universelle? Comment donner à notre revendication à la justice un autre support et un autre cadre que celui d’un sentiment personnel?
Antigone évoque alors des lois immuables, éternelles et divines. Elle ne fait pas qu’enterrer son frère. Elle enterre tous ses frères (humains - n'oublions pas que même son père est son frère) suggérant ainsi qu’il existe des limites au droit exercé par les lois civiles et par l’autorité légale. Comme le dit Judith Butler, Antigone est la sœur « archétypale » du genre humain. Nous avons des devoirs envers nos morts qui s’ancrent dans des traditions ancestrales infiniment plus profondes que les lois civiles veillant simplement à sauvegarder la paix civile et l’ordre social:
Créon: tu as osé passer outre à ma loi?
Antigone: Oui car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamé! Ce n’est pas la justice, assise aux côtés des Dieux infernaux; non ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes interdictions à toi soient assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables des Dieux!
Il y a des lois derrière les lois, ou peut-être en-deçà, c’est-à-dire inscrites par les dieux sur cette « cire humaine » qui fait de nous ce que nous sommes et qu’aucune loi civile ne peut déranger sous peine de changer quelque chose de notre être. Antigone ne reconnaît pas la justification de Créon pour laisser le cadavre de Polynice à l’air libre (justification qui finalement repose sur une sorte de paix civile) comme supérieure au devoir d’inhumation, de fraternité, de considération dûe à tout défunt. Il existe des devoirs dont le respect repose sur du sacré, sur un rapport au monde et aux autres plus profond que les lois auxquelles nous devons obéir au nom de l’ordre public.
(Nous pouvons remarquer que Judith Butler accorde à Antigone un rôle et une importance qui vont au-delà de cela. Le nom même d’Antigone qui signifie « non générationnelle », « contre l’acte de génération » indique selon elle qu’elle incarne la figure même de la subversion qui conteste le fondements de l’exercice du droit positif mais aussi les normes du droit social et même du genre. Nous n’insisterons jamais assez, en effet sur l’anomalie que représente, dans le monde grec, une jeune adolescente défendant contre Créon la justice divine. De plus Antigone est la fille qui a suivi et épaulé son père Oedipe après qu’il se soit crevé les yeux. Il y a là aussi un lien avec une figure mythologique ô combien marquante: l’âme de la révolte (Antigone) est née de la figure même de la fatalité et du personnage tragique (Oedipe))
Dans cet éventuel conflit entre le droit et la justice, la morale s’insinue comme ce rappel de l’être humain à sa conscience. Comment puis-je « en conscience » faire droit au droit? Ce n’est pas qu’il existe autant de morales que de citoyens. Il convient de ne pas céder à la croyance que chacune et chacun pourrait avoir « sa » morale car alors nous nous construirions une morale adaptée à nos intérêts en fonction de chaque situation pour en tirer avantage. C’est plutôt qu’il doit exister une adhésion intérieure entre soi et soi à l’observation (ou pas) de la loi. La morale positionne donc le citoyen dans sa cité mais aussi dans le rapport qu’il entretient avec lui-même. Il se peut qu’il y ait un écart entre ce que le droit en vigueur dans mon pays me commande et ce que la morale m’impose étant entendu que ce sera alors en tant que sujet que j’aurai alors à me prononcer, sujet conscient. La morale insinue dans le rapport à la loi le rapport conscient de soi à soi-même.
Dés lors, il est facile de situer Antigone et Créon par rapport à ces trois définitions. Créon incarne le droit positif et la nécessité de maintenir la paix civile quitte à imposer des lois coercitives, voire inhumaines. Une injustice est préférable à un désordre surtout que, comme le fait remarquer très cruellement Pascal, on peut toujours discuter sur la justice:
« Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » - Pascal
Antigone est cette héroïne à laquelle la morale prescrit une attitude ferme, inflexible, en phase avec la justice des Dieux au-delà du droit civil. Elle ne peut absolument pas se résoudre à obéir à Créon parce que cela 1) lui semble injuste 2) lui impose une attitude au sein de laquelle il lui est absolument impossible d’être en adéquation avec elle-même. C’est exactement comme si, au-delà de la paix civile entre les citoyens qui peuvent peut-être se réconcilier sur le cadavre de Polynice pourrissant à l’air libre, deux autres formes de pacification prévalaient: a) celle de sa conscience (morale) et b) celle du rapport vertical de l’être humain aux divinités (justice).
Dés lors il convient que nous revenions précisément à la tragédie et à cette rupture de style et de ton qui voit le chœur, à ce moment là prendre la parole, pour la première fois pour entonner une sorte d’hymne à l’espèce humaine qui e trouve être plutôt un avertissement. Répétons-le! C’est un moment tragique où tout bascule, non pas que tout puisse arriver puisque c’est exactement le contraire et que là, dés ce moment, le sort d’Antigone est scellé et qu’elle va parler d’outre-tombe. Elle n’est pas venue « négocier » mais faire entendre à l’autorité civile suprême de Thèbes la voix des morts, des Dieux infernaux, de la limite qu’aucun être humain ne peut violer sous peine de sombrer dans l’hybris (la démesure).
Mais alors qu’est-ce qui se trouve en balance dans ce moment critique à partir duquel étrangement l’intrigue ne fait que suivre une pente descendante vers le tombeau d’Antigone? Ni plus ni moins que le sort des êtres humains, ou plus concrètement leur ethos (attitude). Sophocle veut nous faire comprendre qu’il ne peut exister de politique ni d’éthique humaines qui puissent se constituer ailleurs que sous la pression de cette tragédie tout simplement parce que tout se joue ici (dans la tragédie) et plus particulièrement à ce moment là de la tragédie: celui de la désobéissance aux lois civiles au nom d’une morale inspirée par une conception supérieure de la Justice. Le salut de l’humanité passe par sa capacité à transformer l’impasse décrite par la tragédie en voie praticable par l’éthique et c’est exactement la raison pour laquelle le chœur fait à ce moment ce panégyrique (éloge) de l’être humain clôturé par un avertissement.
Il est une considération que l’on a tendance à oublier lorsque l’on cite cette pièce, c’est qu’elle est le troisième volet d’un triptyque: Œdipe Roi, Œdipe à Colonne et Antigone. Cela signifie que l’on ne peut pas dissocier le sacrifice de l’adolescente de toute l’histoire de son père. Mais qui est Œdipe en fait? Il incarne deux figures: a) celle du héros tragique par excellence dont la vie suit à son insu le fil de la malédiction et b) celle d’un être humain qui a testé de l’inhumain, qui a franchi sans le savoir les deux interdits humains fondamentaux et qui héroïquement en est sorti vivant, aveugle mais vivant. Et c’est justement pendant cette période liminaire, interstitielle, entre sa disparition miraculeuse (ravi par les dieux) et la révélation de ce que fut authentiquement sa vie qu’Antigone fut sa compagne de route. On ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle a recueilli à ce moment des confidences assez singulières de la voix d’un humain vraiment à tout point de vue hors norme. Œdipe, en effet est:
Un humain ayant accompli le plus inhumain, l’inceste et le parricide, et qui finira comme un Dieu.
Un habile déchiffreur d’énigmes ayant vécu dans la plus profonde ignorance de soi que l’on puisse concevoir.
Un roi voyant qui ne sait rien finissant sa vie en vagabond aveugle qui sait tout, du moins de ce qu'il a fait
Il est la figure des extrêmes, comme une ligne qui les maintiendrait ensemble dans une vie à tous points de vue a-normative (on ne peut pas se situer plus en marge). Sa vie est jusqu’à son aveuglement une illustration totale et involontaire de la démesure, de ce qu’il en coûte à un humain d’être l’objet de la malédiction (rappelons qu’en fait c’est son père Laïos qui est l’objet de la malédiction pour avoir violé Chrysippe). Il en connaît un rayon sur ce que signifie l’acte d’outrepasser la justice divine, puisque il en est l’instrument. Oedipe a été roi, ce qui signifie qu’il était exactement à la place occupée par Créon. Il a été le défenseur du droit, celui qui a fait appliquer les lois. En fait, les trois notions philosophiques qui constituent les rouages de la tragédie se retrouvent comme autant de périodes dans la vie d’Oedipe en tant qu’il fut d’abord la victime et l’instrument de la justice divine, puis le roi qui a exercé le droit et enfin le roi déchu qui s’est constitué comme une morale de devenir un mendiant vagabond. La cause de l'inflexibilité d’Antigone n’est probablement pas à chercher ailleurs que dans son ascendance ainsi que par les échanges qu’elle a entretenus avec son père pendant leur errance partagée.
Autant de caractéristiques qui nous donnent à penser qu’il nous faut suivre Antigone mais pas jusqu’à la tombe. Il n’est pas davantage en notre pouvoir d’ignorer les devoirs de la morale inspirés par la justice des dieux que les lois humaines de la cité. Quelque chose fait de ce triptyque une œuvre sans équivalent dont la charge tragique est à ce point saturée qu'elle déborde de son cadre pour revêtir presque négativement une dimension ouvertement éthique. La tragédie nous dit ce qu'il faut être en décrivant des rouages écrasants sous la pesanteur desquels il va nous falloir éviter d'être broyé.e.s ce qui ne manquera pas de dessiner une voie, un devenir humain et politique, un "destin" mais pas tracé à l'avance.
Or, pour bien saisir cette dimension il est nécessaire de saisir à quel point Sophocle décrit ce que l'on pourrait appeler un espace interstitiel extrêmement étroit, lequel se dessine:
- D'abord avec le personnage d’œdipe dont l'évolution le fait constamment arpenter cette ligne de crêtes entre l'humain (déchiffreur d'énigmes, en quête perpétuel de savoir, curieux) et l'inhumain (parricide inceste)
- Ensuite par l'avertissement du chœur (1er stasimon d'Antigone): l'être humain est en capacité d'outrepasser les limites de la nature et de la raison par une ingéniosité technique qui le gratifie d'un pouvoir quasiment illimité si bien qu'il faut qu'il se donne des lois. Lui qui peut rivaliser avec les Dieux doit prendre à garde à devenir moins qu'une bête (c'est cela le risque encouru par le Deinos: merveilleux jusqu'à frôler l'abîme du terrible)
- Enfin, ce duel entre la soumission aveugle à un droit qui ne vise que la conservation de l'ordre et de la paix civile et une dévotion sacrificielle à un idéal de justice impraticable.