mardi 28 janvier 2025

Terminales 1 / 4 / 5: la distinction état / nation / peuple (en complément du cours sur Philippe Descola et la politique)

 


Il est impossible de définir correctement la notion d’Etat sans la distinguer de celles de nation et de peuple. On peut dire pour commencer que l’état est un concept avant tout juridique, en lien avec le droit alors que la nation entretient un rapport fort avec l’histoire et la culture. Le peuple désigne une population dés lors qu’elle constitue un corps politique.

L’État  se définit en effet comme une organisation souveraine exerçant son autorité sur un territoire délimité et une population donnée. Il repose sur trois piliers fondamentaux :

1. Un territoire : une délimitation géographique précise.

2. Une population : les individus vivant sous son autorité.

3. Une souveraineté : le pouvoir suprême d’établir et de faire respecter des lois.

On peut dire de l’État qu’il est un cadre institutionnel qui garantit l’ordre social par le biais du droit. Dans un État de droit, ce cadre est soumis à des normes juridiques supérieures, limitant le pouvoir arbitraire et assurant l’égalité devant la loi. Cette dimension juridique distingue l’État des autres formes d’organisation sociale ou politique. De ce point de vue, le fait qu’un responsable politique affirme que l’état de droit n’est ni intouchable ni sacré traduit à la fois une méconnaissance profonde des textes des révolutionnaires français et plus gravement une remise en cause de la garantie qu’assure l’état de l’égalité des citoyens, quelle que soit leur origine ethnique ou sociale, au sein de sa juridiction.

La nation est une notion plus abstraite que l’État, car elle repose sur des éléments immatériels comme l’histoire, la culture et le sentiment d’appartenance. Selon Ernest Renan, la nation est « un plébiscite de tous les jours », c’est-à-dire une volonté collective de vivre ensemble, tournée vers l’avenir plutôt que vers le passé.

Dans l’histoire on a vu émerger deux conceptions principales de la nation

La conception allemande (culturelle) : la nation repose sur des éléments objectifs 

La conception française (volontariste) : la nation est fondée sur une adhésion volontaire à un projet commun, indépendamment des différences culturelles ou ethniques.

Contrairement au nationalisme, qui revendique souvent une supériorité ou une exclusion, l’idée de nation est inclusive et démocratique pour Paul Ricoeur on peut évoquer l’ipséïté contre la mêmeté. Elle dépasse les frontières étatiques dans certains cas (par exemple, les Kurdes ou les Palestiniens), montrant qu’une nation peut exister sans État propre. Le général de Gaulle "emmène" la France à Londres en 1940 (il emmène la nation mais pas l'état)

Le peuple, lui revêt une dimension politique. Il s’agit de la communauté des citoyens investis de droits politiques dans le cadre d’un État donné. En démocratie, le peuple est titulaire de la souveraineté, qu’il exerce directement ou par l’intermédiaire de représentants élus.

Cependant, le concept de peuple oscille entre deux pôles :

1. Le peuple en tant que corps politique unifié : il incarne la souveraineté collective.

2. Le peuple comme multiplicité fragmentaire : il inclut aussi les marginaux et les opprimés qui contestent parfois l’ordre établi.



Cette tension reflète la complexité du peuple comme acteur politique. L’œuvre picturale La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix illustre cette double dimension : elle montre à la fois l’idéal d’unité populaire et les luttes sociales pour la liberté. Ce qui est intéressant dans cette toile c’est son aspect matriciel, inchoatif (l’idée d’une naissance qui peine à se distinguer définitivement du corps matriciel, quelque chose d’un commencement et d’une lutte, d’un inachèvement. Ce n’est pas très gratifiant mais on retrouve un peu cela dans l’insulte qui consiste à dire à une personne qu’elle n’est « pas finie ». En fait ce n’est pas si insultant que cela philosophiquement. Peut-être sommes nous toutes et tous existant dans la lutte, dans le moment inchoatif de ce processus de détachement qui n’est jamais vraiment abouti, pas forcément au sens de maternel mais en ce sens que les influences autres ne cessent jamais de peser sur les supposées "nôtres".

Pour résumer:

  • L’État est un cadre juridique qui organise la vie collective.
  • La nation donne à ce cadre une légitimité historique et culturelle.
  • Le peuple, en tant que sujet politique, agit, au sein de ce cadre pour exercer sa souveraineté.

            Ces notions s’entrelacent mais ne se confondent pas. Par exemple, dans un État-nation comme la France, l’État incarne juridiquement la nation, tandis que le peuple en constitue le fondement démocratique. Cette articulation permet à ces concepts de coexister tout en conservant leurs spécificités propres


            Nous pouvons donner un exemple historique très marquant de cette distinction en évoquant l’occupation de la Judée par les romains qui a commencé en 63 avant JC. Elle peut effectivement être interprétée comme une tension entre l’application d’un État (le système impérial romain) sur une nation (le peuple juif, défini par son histoire, sa religion et son identité collective). Cette situation met en lumière des dynamiques complexes entre domination, résistance et adaptation, qui trouvent un écho dans le passage du film La Vie de Brian où les opposants à l’occupation romaine discutent des bienfaits apportés par celle-ci.


L’Empire romain impose en Judée un système étatique structuré et centralisé. La province est administrée par des préfets ou procurateurs romains (comme Ponce Pilate), qui exercent un pouvoir militaire, fiscal et judiciaire. Ce cadre étatique repose sur :

Une fiscalité stricte : les impôts (tributum soli, capitatio) sont perçus pour financer l’administration impériale.

Des infrastructures : routes, aqueducs et systèmes d’irrigation sont développés pour intégrer la Judée dans le réseau impérial.

Un maintien de l’ordre : les révoltes juives, comme celles des zélotes ou de Judas le Galiléen, sont brutalement réprimées.

Cependant, ce cadre est perçu comme une domination étrangère oppressive. Les Juifs considèrent leur soumission à Rome comme une atteinte à leur identité religieuse et nationale. La destruction du Temple ou l’imposition de cultes païens symbolisent cette aliénation.

La nation juive se distingue par son lien unique à une histoire sacrée et à une terre promise. Contrairement à l’État romain, qui est avant tout un système juridique et politique, la nation juive repose sur des éléments immatériels :

  • Une religion unificatrice : le judaïsme structure la vie sociale et politique autour de croyances communes.
  • Une attente messianique : face à l’occupation romaine, les Juifs espèrent la venue d’un Messie libérateur qui restaurera leur indépendance et leur dignité nationale.

Cette conception de la nation transcende les frontières politiques imposées par Rome. Elle s’oppose à l’idée d’une intégration dans un empire universel en affirmant une spécificité irréductible.

Le peuple juif sous domination romaine oscille entre soumission contrainte et résistance active. Les zélotes ou pharisiens incarnent cette dimension politique en mobilisant les masses contre l’autorité romaine. Dans La Vie de Brian, cette tension est caricaturée lorsqu’un groupe d’opposants discute des réalisations positives apportées par les Romains (aqueducs, routes, hygiène publique), tout en rejetant leur autorité.

 


            Ce passage illustre intelligemment une dialectique fondamentale : le peuple peut reconnaître certains bienfaits matériels d’un État étranger tout en contestant sa légitimité politique. Cela reflète également la complexité des relations entre dominés et dominants dans un contexte colonial. Mais il faut faire attention, les Monty Python manie ici très finement l’humour: ils n’entendent aucunement justifier le colonialisme. C’est justement pour cela que ce passage pourrait être transposé aux critiques nombreuses des citoyens contre l’état sans contexte d’occupation. L’état et ses services publics font tellement partie des meubles que la population ne s’aperçoit pas vraiment de sa présence si ce n’est dans des contextes de crise, comme la pandémie l’a largement montré. Les fonctionnaires ont continué à travailler, comme certains travailleurs du privé mais pas tous. Ces derniers ont quand même été payés pour du travail non fait, et ils l'ont été par l'état.


La Vie de Brian des Monty Python met en lumière une réalité historique : l’État romain a imposé un ordre matériel efficace, mais souvent au prix de tensions avec les identités locales. En Judée, cela se traduit par :

1. Les bienfaits matériels : infrastructures et organisation administrative.

2. La résistance identitaire : refus de se voir assimilé à un système étranger.

Ainsi, ce passage humoristique illustre avec finesse la dualité entre l’État en tant que structure juridique imposante et la nation en tant que communauté historique et spirituelle. Le peuple, quant à lui, reste l’acteur clé de cette dynamique, oscillant entre acceptation pragmatique et quête de liberté.

Cette analyse montre que l’idée d’un État appliqué à une nation est toujours marquée par des tensions profondes, où le peuple joue un rôle central dans la quête d’émancipation face aux structures dominantes.


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