mardi 21 janvier 2025

Terminales 1 / 4 / 5: texte de Philippe Descola - L'apoptose contre la théorie Hobbesienne de la souveraineté

 


Ce qui caractérise toutes les théories de la souveraineté politique qui ont vu le jour au 17e siècle en Europe, c’est l’idée d’une rupture radicale entre l’état de nature et l’état civil, c’est-à-dire la vie des humains dans un ensemble structuré par des lois, par des régulations. Ce passage d’un état de nature à un état légal peut être considéré comme plus ou moins favorable, nécessaire mais il est reconnu par tous les auteurs de cette époque (ce qui est intéressant quand la plupart d'entre eux, comme rousseau reconnaisse que c'est un état fictif, une sorte de modèle d'intelligibilité qui n'a aucune justification historique, et plus encore, il est posé selon les modalités d’un arrachement, d’une rupture radicale. Nous percevons bien d’emblée tout ce qui, dés ce commencement là, c’est-à-dire cette définition de la vie organisée et socialisée des êtres humains comme ayant  nécessairement à se constituer contre la nature, à s’en démarquer, entre en opposition complète avec:

  1. D’une part Aristote, puisque au contraire, selon le penseur grec, la politique vient « naturellement » aux êtres humains qui sont faits pour se relier les uns aux autres et d’ailleurs qui ne peuvent acquérir leur condition humaine que dans cette matrice de la cité, c’est-à-dire de l’état.
  2. D’autre part Descola et ce que l’on peut appeler sa « cosmopolitique des vivants ». Là où toutes ces théories posent une nécessaire rupture avec la nature, il souligne au contraire la continuité. Il y a ici un point vraiment crucial sur lequel il faut s’interroger. Il y  a quelque chose qui résonne assez favorablement en nous en lisant les présupposés de Hobbes et particulièrement celui de la nécessité de poser au point de départ de toute vie socialisée et régulée humaine un « contrat » , c’est-à-dire une convention par le biais de laquelle tous les citoyens s’engagent à ne plus faire droit à « la » nature ainsi qu’à « leur » nature. Il s’agit du préjugé selon lequel tout ce qui est naturel est violent et fondé sur la force (c'est déjà le préjugé naturaliste qui œuvre dans un tel parti pris). Nous évoquons l’idée d’une vie humaine naturelle avec un sourire aux lèvres et un scepticisme radical comme si être intelligent était synonyme de pessimisme et de négativité. Les représentations d’une entente entre les humains et les animaux sont toujours ramenés à une sorte d’âge d’or mythologique et illusoire, et cela alors même que les observations éthologiques ou biologiques manifestent sans aucun doute la constante de processus symbiotiques en perpétuelle activation  dans le vivant.

Tout l’apport de Jacob Von Uexküll est d’avoir placé au coeur même du monde animal la notion d’interprétation. Chaque espèce ne peut intégrer et constituer son habitat qu’en l’ayant préalablement interprété, de telle sorte qu’un même espace peut être investi de façon différente par chaque espèce. Mais tout en ne suivant au cœur de ce perspectivisme que sa direction exclusive, il se trouve qu’elle participe à un entrecroisement global, à la démarche holistique d’une harmonie naturelle des biotopes. Plutôt que de prendre acte de cette évidente régulation, Hobbes considère que l’idée même d’ordre impose que nous nous séparions radicalement d’une nature violente et chaotique. Le paradoxe est total et il est encore présent aujourd’hui dans l’esprit de la plupart des européens: on ne peut constituer d’unité politique qu’à l’extérieur de la nature, qu’en se détachant d’elle et en donnant son assentiment à une convention par l’entremise de laquelle nous consentons à ratifier notre exclusion de tout processus naturel. Ce qui se développe alors c’est l’idée même selon laquelle il ne peut exister de société humaine que dans le renoncement de chaque être humain à son droit naturel.




En effet, la théorie de la souveraineté de Thomas Hobbes repose sur une distinction fondamentale entre le droit naturel et la loi de nature, concepts centraux dans son ouvrage Le Léviathan. Cette opposition est au cœur de sa réflexion sur le passage de l’état de nature à l’état civil.  Dans l’état de nature, où règne une absence d’autorité commune, chaque homme dispose d’un droit illimité sur tout. Cela engendre une situation de conflit perpétuel, qualifiée par Hobbes de “guerre de tous contre tous”, car chacun vit dans la crainte constante de perdre sa vie. C’est alors que l’être humain comprend la loi de nature qui est une règle rationnelle imposant  à l’homme d’agir pour préserver sa vie et rechercher la paix lorsqu’elle est possible. Elle limite donc le droit naturel en interdisant les actions qui pourraient détruire la vie ou compromettre les moyens de la préserver. 

Il ne faut pas se laisser tromper par l’appellation « loi de nature », car si c’est bien dans l’état de nature que cette loi fait son apparition, ce n’est pas la nature qui la souffle aux oreilles des êtres humains mais la raison. Cette loi découle en effet d’une prise de conscience rationnelle : les hommes réalisent que leur survie dépend d’un ordre social qui met fin à la violence pure et chaotique. Hobbes explique que pour sortir de l’état de nature, les individus doivent renoncer à une partie de leur droit naturel. Ce renoncement est volontaire et conditionnel : il se fait en échange de garanties offertes par un pouvoir souverain. Ce processus repose sur deux principes fondamentaux :

  1. La recherche de la paix : Les hommes acceptent de limiter leur liberté naturelle afin d’assurer leur sécurité collective. 
  2. Le contrat social : Par un pacte mutuel, chacun transfère son droit naturel au souverain (un individu ou une assemblée), qui détient alors le pouvoir absolu nécessaire pour imposer des lois et maintenir l’ordre.

L’opposition essentielle entre droit naturel et loi de nature réside dans le fait que le droit naturel incarne une liberté illimitée mais dangereuse, tandis que la loi de nature impose des restrictions rationnelles pour garantir la survie. Cette tension pousse les individus à réduire leur droit naturel afin d’obéir à la loi de nature, ce qui permet l’émergence d’un État civil où règnent paix et sécurité. L’autorité du souverain devient alors le garant ultime du respect des lois naturelles et du contrat social. 


            Dans la pensée de Hobbes, la loi de nature et le droit naturel définissent les bases d’un contrat social visant à instaurer un ordre politique. Le droit naturel (liberté individuelle illimitée) conduit à un état de guerre généralisée, tandis que la loi de nature (recherche rationnelle de la paix) pousse les individus à céder une partie de leur liberté au profit d’un pouvoir souverain. Cette souveraineté repose sur une vision anthropocentrique où les humains, en quête de sécurité, dominent leur environnement et organisent leurs relations dans un cadre strictement humain. La “nature” y est perçue comme hostile, extérieure et soumise aux besoins humains. Elle est ce dont il faut s'exclure si nous voulons acquérir notre humanité. C'est le modèle même d'une individuation obéissant à un principe d'exclusion: on sait ce qu'on est en se distinguant de ce qu'on n'est pas (ici naturel mais ce que Michel Foucault a prouvé c''est que c'est aussi cette logique là qui opère dans notre rapport à la délinquance, à la folie, à toute marginalité)

                À l’inverse, Philippe Descola critique cette vision dualiste entre nature et culture, typique des sociétés occidentales modernes. Dans ses travaux, il montre que cette séparation est une construction sociale propre au naturalisme occidental. Il propose une “cosmopolitique des vivants”, qui inclut les non-humains (plantes, animaux, éléments naturels) dans le champ politique. Cette approche repose sur l’idée que les non-humains ne sont pas simplement des ressources ou des objets passifs, mais des acteurs à part entière avec lesquels cohabiter dans un cadre relationnel respectueux et égalitaire .




Autant pour Hobbes, la nature est un espace hostile que nous devons maîtriser par le biais d’un pouvoir souverain centralisé, autant pour Descola, la nature n’existe pas en tant que telle : elle est une construction culturelle (mais la culture est aussi beaucoup plus naturelle que l'on croit: culture animale). Il prône une écologie relationnelle où humains et non-humains coexistent dans une interdépendance.

D’autre part le modèle hobbesien exclut les non-humains du champ politique: seuls les humains participent au contrat social. Au contraire la cosmopolitique des vivants inclut les non-humains dans les institutions politiques, en leur attribuant un rôle actif dans la vie collective . On comprend ainsi que Hobbes privilégie une souveraineté verticale et anthropocentrée alors que Descola propose une approche horizontale et pluraliste où les relations entre vivants (humains et non-humains) sont au cœur du système politique. Par conséquent là où Hobbes voit dans le renoncement au droit naturel une solution pour instaurer un ordre humain face à une nature extérieure et menaçante, Descola invite à dépasser cette opposition en intégrant tous les vivants dans une écologie politique qui réconcilie humains et non-humains.

Ce n’est pas une prise de position politique que de considérer que toute la conception hobbesienne du pouvoir (qui finalement est toujours la notre puisque nous sommes naturalistes) repose sur une méconnaissance compréhensible pour son époque mais très dommageable du vivant, c'est plutôt un constat. C’est notamment ce que nous pouvons mettre en lumière en faisant appel aux travaux sur la biologie cellulaire et plus particulièrement sur la découverte récente de l’apoptose, c’est-à-dire de la fin de vie cellulaire programmée.

                 Il s’agit d’un mécanisme biologique essentiel par lequel des cellules s’auto-détruisent en réponse à des signaux internes ou externes (envoyés par d'autres cellules). Ce processus est fondamental pour le maintien de l’homéostasie tissulaire, la régulation du système immunitaire, et le développement embryonnaire. Contrairement à la nécrose, qui peut provoquer une inflammation, l’apoptose est un phénomène ordonné où les cellules se fragmentent en corps apoptotiques phagocytés (dévorés) par les macrophages ou les cellules voisines, sans libérer leur contenu dans les tissus environnants (c'est en cela aussi qu'il y a suicide: c'est un mécanisme propre à UNE cellule, qui vient d'elle et qui ne sort pas d'elle). Jean-Claude Ameisen, dans son ouvrage "La Sculpture du vivant », décrit ce processus comme une “mort créatrice”, illustrant que chaque jour, des milliards de cellules meurent pour permettre la régénération et la survie de l’organisme. Il n’est pas de corps vivants qui en réalité ne puisse vivre que parce qu’en lui des cellules se tuent « volontairement » (ce terme est inadéquat évidemment, parce que trop anthropocentrique mais il est clair qu’il est inscrit dans le programme de ces cellules qu’elles se tuent à un moment qui lui sera signalé par d’autres cellules).


L’apoptose peut donc être interprétée comme une forme de régulation politique au sein du vivant. En effet, ce processus repose sur une coordination entre des signaux moléculaires (comme les caspases ou les protéines Bcl-2) et des interactions cellulaires qui décident de la vie ou de la mort d’une cellule en fonction des besoins collectifs de l’organisme. 





Cette dynamique rappelle les théories de Philippe Descola sur les systèmes relationnels dans le vivant, où l’individu n’existe qu’en interaction avec son environnement. Ameisen souligne que cette autodestruction cellulaire est un acte altruiste inscrit dans une logique collective : elle permet à l’organisme de se protéger contre des cellules potentiellement dangereuses ou inutiles. L’apoptose devient alors une métaphore puissante d’une organisation politique où le sacrifice individuel garantit l’équilibre et la pérennité du tout.

Les théories classiques de la souveraineté fondées sur le préjugé faux à tous égards d’une réalité organique aveugle, automatique et brute est symptomatique du problème que nous vivons: l’être humain né dans une ontologie naturaliste et incapable de remettre en cause les présupposés de cette idéologie crée de toute pièce une conception activiste de la pensée de l’intelligence et de la raison selon laquelle il lui revient à lui et à lui seul de progresser le long d’un axe qu’il a inventé de toute pièce et en dépit de toute observation du vivant. Nous avons créé le mythe d’une intelligence humaine propre, exclusive, culturelle qui nous serait réservée et dont il nous reviendrait de faire fructifier les avantages évidemment pour nous seuls. Aucune autre espèce du vivant ne fait cela. L’intelligence vient du latin inter-ligere qui signifie « relier entre eux les fils au sein d’un réseau ». Cette étymologie doit résonner dans notre esprit: nous créons de toute pièce des réseaux sans nous apercevoir que c’est dans l’activation naturelle d’un réseau préexistant que nous le faisons, de telle sorte que nous « faisons bêtement et malencontreusement doublon ». Nous créons artificiellement et négativement ce dont notre réalité organique soutient clandestinement le fonctionnement positif. L’idée même d’une vie sans mort si chère aux transhumanistes, c’est précisément ce que la découverte de l’apoptose récuse en prouvant que nous ne vivons en cet instant que parce que nous nous donnons la mort et que par conséquent il n’y a pas de vie sans mort.

Tout l’appareillage inutilement compliqué de Thomas Hobbes sur le droit naturel et la loi de nature ignore une donnée fondamentale et constitutive de notre existence: tout organisme cellulaire est toujours déjà préalablement impliqué dans un processus de mort. Quelque chose de nous se tue avant même de naître (sans quoi nous aurions des mains palmées), on ne voit plus dés lors comment nous pourrions baser une théorie politique sur la nécessité d’une conservation de notre vie organique dés lorsqu’il est avéré que celle ci repose intrinsèquement sur des processus cellulaires suicidaires.  L’être humain ne cesse de mettre en oeuvre des représentations caricaturales et simplificatrices des processus vivants (même Darwin par ailleurs si clairvoyant s’est largement trompé sur la sélection naturelle, en sous estimant les processus symbiotiques et en donnant naissance à une conception généralisée du milieu alors que les animaux ne vivaient que dans « leur » milieu). 

D’autre part, il est une remarque qu’il convient de situer au coeur de toute critique des théories classiques de la souveraineté, c’est qu’à partir du moment où il est avéré que notre existence repose toujours préalablement sur une composition de la vie ET de la mort et que par conséquent nous ne vivons qu’au fil de processus de mises à mort de nos propres cellules, il est évident que, comme l’avait déjà bien compris Aristote nous ne vivons pas pour vivre (puisque nous mourons)  mais pour « être ». Hobbes soutient finalement l’intégralité de sa conception de la souveraineté sur cette nécessité: il faut bien que les êtres humains survivent alors que pour Aristote l’essentiel est de faire savoir à l’être humain ce qu’il est et de concevoir la politique comme cela même par quoi il est en effet ce qu’il a à être. Or tout ce qu’il peut être c’est ce que la cité lui donne la possibilité d’être, à savoir un être vivant mais « pas que », un être capable de donner à sa vie «  un être au monde » sensé, orienté, éduqué dans la skholé et accompli par une praxis.




L’apoptose est l’argument décisif contre celles et ceux qui ne cessent de nous renvoyer à la figure cette hiérarchisation des fonctions vitales selon laquelle nous devons d’abord veiller à vivre pour être, et c’est bien ainsi que nous créons des populations humaines de « morts vivants », de zombies de la consommation errant dans les supermarchés à la recherche du nouveau produit providentiel, ou de l’assurance d’avoir un frigo plein.  Tout devient plus complexe quand le suicide est non seulement inscrit dans le processus même du vivant mais qu’il en est la condition même de « fonctionnement ». Ce que le vivant veut, ce n’est pas vivre, c’est être et c’est exactement tout ce qui explique cette insoupçonnable et miraculeuse intelligence en réseau de toutes formes de vie aussi bien animale, végétale que cellulaire et bactérienne. C’est dans cette intelligence que nous sommes et que s’ouvre à nous le seul devenir de notre existence de dasein. Si mettre en oeuvre notre intelligence est bel et bien un chantier, une direction à laquelle nous pouvons vouer l’intégralité de nos vies c’est en ce sens qu’il nous revient de réaliser l’intelligence déjà efficiente dans ce que Heidegger appelle les étants, de la souligner, d’oeuvrer pour elle, de veiller sur elle et de la célébrer. Faire preuve d’intelligence humaine, ce n’est pas « être intelligent », c’est saisir l’intelligence de ce que c’est qu’être, et cela pour tout ce qui « est ». Pour nous vivant à l’ère trumpienne de l’éloge de la bêtise,  du transhumanisme triomphant, de la veulerie  raciste et sexiste, du seul appât du gain et de la réussite sociale des derniers des derniers des hommes, il convient de dépasser ce que Heidegger appelle « l’oubli de l’être «  et de battre le rappel de ce lien entre Dasein et Sorge grâce auquel rien de ce qui est vivant ne nous est étranger.




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