Introduction
Qu’est-ce qu’une création? C’est produire une réalité absolument nouvelle qui rompt avec ce qu’il y avait avant. Créer, c’est donner naissance à ce qui n’est le prolongement de rien, comme si un présent étrangement n’était pas la consécution, le suite d’un passé. Si nous prenons l’exemple de l’introduction de la musique dissonante ou disharmonique, nous pensons au free jazz ou encore à la musique contemporaine de Pierre Boulez.
Mais en réalité, Richard Wagner en 1865 avait déjà insinué des dissonances dans son opéra Tristan et Isolde. Puis au début du 20e Debussy et Schönberg approfondissent cette possibilité de la disharmonie musicale, jusqu’à créer ce que l'on appelle la musique sérielle avec notamment Philippe Glass aujourd’hui. En fait ce que l'on a tendance à considérer comme une révolution se manifeste plutôt comme une évolution.
Nous avons donc l’impression que quelque chose parfois surgit de façon inexplicable, irréductible à quoi que ce soit de « précédent » (parce que c’est ça une création c’est une absence radicale de précédents, ce dont on dit que c’est « sans précédents »), mais en même temps, c’est absolument impossible, parce que l’on ne voit pas comment un instant pourrait surgir autrement que dans la continuité de ce qui l’a précédé. Il faudrait alors que ce soit une autre nature « d’instant », mais alors si ce n’est plus un instant, ce n’est plus dans le temps et on est ailleurs que dans l’espace temps, autant dire « nulle part ». Cela n’a plus au sens propre « de lieu d’être ».
Il existe donc aussi bien dans la science que dans l’art que dans la philosophie des nouveautés radicales dont nous ne percevons pas ce qui les rend possibles, sans pouvoir remettre en question le fait qu’elles soient réelles. Pour autant rien ne peut surgir de rien. Il faut donc bien qu’une nouveauté soit la continuité de quelque chose, mais comment cette continuité peut-elle s’imposer à nous dans les termes d’une rupture?
Il semble impossible de résoudre cette contradiction, ni même de la comprendre, ou de l’admettre dans ce qu’elle revêt d’absolument certain (il est certain qu’elle dit la vérité) sans invoquer la notion d’interprétation. Ce que nous percevons comme une rupture sous l’angle d’une certaine perspective apparaît comme une continuité du point de vue d’une autre. Ainsi par exemple: telle décision que nous avons prise dans notre passé peut nous apparaître aujourd’hui comme explicable, logique, continue avec un passé que nous percevons, nous, à partir du futur. Supposons que je sois prêtre à 40 ans, je vais repenser à ce moment de mon passé où, à 20 ans, je m’interrogeais sur mon activité professionnelle, hésitant entre plusieurs carrières: prêtre, joueur de tennis, menuisier. De là où je suis (40 ans) je vais considérer cette crise mystique que j’avais fait à 15 ans comme « déterminante », de telle sorte que ma vie professionnelle me semblera « cousue de fil blanc », c’est-à-dire « logique », continue, comme si un sens, ou une raison, ou une « continuité » s’y manifestait. En fait que fais je d’autre alors que de donner une continuité à ce qui n’en a pas nécessairement, parce que si je fais un effort de mémoire un peu plus soutenu, je me souviendrai qu’à 14 ans, j’avais une véritable affection pour le travail du bois et qu’à 16 ans, je pratiquais le tennis de façon assidue. Je trouverai dans mon passé autant de raisons d’être joueur de tennis que menuisier, que prêtre, et si je faisais le même bilan à partir de mes quarante ans mais à partir de ma carrière de joueur de tennis professionnel, j’en retirerai avec la même certitude: la certitude qu’une continuité déjà œuvrait dans ma vie. Il s’est bien produit une rupture à un moment donné: j’ai décidé d’être prêtre alors que j’aurais pu être menuisier. Quelque chose de nouveau s’est produit qui a donné la préférence à cette crise mystique plus de poids qu’à mon désir de jouer au tennis ou de travailler le bois. Il y a donc bel et bien eu quelque chose de nouveau, d’imprévisible à quoi je donne « à tort » aujourd’hui une dimension de continuité.
« A tort » parce que cette continuité n’était pas à l’époque du choix aussi écrasante qu’elle le semble aujourd’hui. Ce que je vois comme une cause se trouve être en réalité un effet. Ce n’est pas parce que j’ai fait une crise de mystique à 16 ans que je suis devenu prêtre, c’est à l’inverse parce que je suis devenu prêtre que je décide de considérer comme déterminante cette crise mystique, mais j’aurais pu en faire tout autant de mon appétit pour le tennis ou de mon attirance pour le bois. Je peux toujours voir rétrospectivement telle possibilité devenir réelle à partir de la ligne temporelle qui succède à cette réalité, cela ne signifie aucunement qu’il y avait une continuité latente qui oeuvrait déjà en sourdine dans mon choix.
Nous voulons absolument nous rassurer en voyant des continuités opérationnelles là où ne se sont vraiment produites que des contingences, des « occurrences, des incidences, voire des coïncidences, des ruptures. J’ai choisi d’être prêtre et c’est une rupture. Cela ne veut pas nécessairement dire comme Jean-Paul Sartre le déduit avec conviction que je suis libre, cela signifie plutôt que nous interprétons comme continuité ce qui en réalité tient plutôt de la rupture et comme rupture ce qui se produit au fil de continuités. Ce n’est pas que nous nous trompions constamment, c’est plutôt que ce que nous interprétons d’une certaine façon peut l’être sous l’angle d’une autre, ou en d’autres termes que rupture et continuité sont des façons de percevoir.
Pour reprendre le même exemple, je vois comme continuité ce qui en réalité est rupture: décision pure de devenir prêtre, mais inversement si j’insistais exclusivement sur ma décision d’être prêtre je sous estimerai la crise mystique qui, de fait, a bien joué, mais exactement de la même façon qu’aurait pu jouer mon amour du tennis ou du bois . Il y a dans ma vie une multitude de potentiels, de lignes temporelles possibles dont certaines, pour des raisons inconnues, et probablement inconnaissables deviennent réelles: en l’occurrence, ici la prêtrise. L’évolution des faits n’est jamais aussi continue ni aussi brutale que l’on pense, comme si, happé.e par la perspective de la continuité, nous ne pouvions que sous estimer l’importance de la rupture, et inversement, pris.e dans celle de la rupture, nous ne prêtions jamais assez attention à la continuité.
Mais alors de quoi parle-t-on? Nous venons de mettre à jour l'importance de l'interprétation, mais il faut bien qu'il y ait une interprétation de quelque chose. De quoi? Qu’est-ce qui fait « une » vie, et ce « une » a-t-il encore du sens, une signification? Passons-nous notre existence à autre chose qu’à prendre acte de ces opérateurs d’aiguillages évènementiels au fil desquels des ruptures avec certaines continuités s’inscrivent comme des prolongements avec d’autres de telle sorte que nous expérimentons en vivant ce "no man’s land" obscur entre la rupture décisive, édifiante de nos liens temporels et le lien temporel, hasardeux, zigzaguant qui se crée entre nos ruptures?
Il est ici possible de faire un rapprochement conceptuel entre cette idée que notre existence peut être vue comme un aiguillage entre des possibilités, certaines devenant réelles, et le régime probabiliste des connexions neuronales.
En effet, dans certains modèles neuronaux, l’émission d’un signal (ou “spike”) par un neurone dépend de la probabilité que le potentiel de membrane dépasse un seuil donné. Cette probabilité peut être influencée par des facteurs internes (comme les connexions synaptiques) et externes (comme les stimuli reçus par notre système nerveux: chocs de perception). Ce fonctionnement probabiliste permet aux réseaux neuronaux d’explorer différentes configurations et de s’adapter à des environnements complexes. Dés lors l’idée d’un aiguillage, comme dans le système ferroviaire, illustre bien ce processus. Un aiguillage permet de choisir une direction parmi plusieurs possibles, en fonction des conditions ou des décisions prises à un moment donné. De manière similaire, les neurones, en fonction de leurs états probabilistes, peuvent activer ou non certaines connexions, influençant ainsi le chemin que prend l’information dans le réseau.
On peut voir ainsi chaque instant comme un “aiguillage” où plusieurs possibilités s’offrent à nous. Les choix que nous faisons (ou les événements qui se produisent) actualisent certaines de ces possibilités, tandis que d’autres restent inexploitées. Cette vision est compatible avec la nature probabiliste des réseaux neuronaux : tout comme un neurone choisit (avec une certaine probabilité) de s’activer ou non, nos vies suivent des chemins influencés par des interactions complexes entre nos choix et les circonstances. Le régime probabiliste des connexions neuronales offre une analogie intéressante pour comprendre comment notre existence peut être perçue comme une série d’aiguillages entre différentes potentialités.
Ce que cela signifie c’est que le processus même par le biais duquel nous avons des « idées », des « impressions », des « jugements », des « intuitions » est finalement le même dans sa structure probabiliste que celui-là même des évènements extérieurs qui nous arrivent. Si nous voulons comprendre ce qu’il nous arrive de penser, il faut que nous concevions la possibilité que penser ce que nous pensons se fasse de la même façon que celui par le biais duquel ce qui nous arrive nous arrive. Ce ne sont pas là du tout des pléonasmes.
Réalisons-nous vraiment ce qui est en train de se faire jour ici? Il faudrait se représenter un réseau ferroviaire très dense, c’est-à-dire une multitude de voies ferrées au sein de laquelle des opérateurs d’aiguillage agissent en créant ainsi des continuités, des « trajets », mais aussi des ruptures. En ne voyant ces ruptures que comme des continuités je ne fais que voir imparfaitement à partir de la seule ligne qui effectivement s’est créée ce qui est aussi nécessairement une rupture. Pour me faire une représentation juste de tout cela il faudrait que j’ai une idée globale du réseau mais il s’avère que ce réseau est régi par des processus qui en fait sont aussi ceux grâce auxquels je pense. Par conséquent il semble assez difficile de penser une réalité si c’est finalement dans les termes mêmes de cette réalité que je pense, à savoir ce régime probabiliste. Je peux bien penser un régime de probabilités mais seulement en restant dans les limites internes à ce qu’un régime de probabilités me permet de penser sachant que de toute façon penser, c’est exactement se situer DANS un régime de probabilités.
(Evidemment dans cette image de l'aiguillage au sein d'un réseau SNCF, il faut prendre en considération quelque chose qui, dans un vrai réseau ferroviaire, serait impossible, à savoir que les trajets n'y sont pas donnés à l'avance. Si nous voulons vraiment aller jusqu'au bout de ce rapprochement, il faudrait à la limite envisager des voyages en train pour lesquels la destination pourrait changer en route selon l'affluence de chacun des trains. Imaginez qu'on vous dise qu'en principe vous allez vers Nice mais qu'il est possible que vous finissiez à Nantes si le régime de probabilités des aiguillages n'est pas favorable à cette destination. C'est justement cela qui fait de cette image une représentation juste: les voies sont déjà tracées mais les aiguillages eux ne sont pas programmés à l'avance)
De quoi suis je en train de parler si ce dont je parle est la même chose que ce dans quoi je suis? C’est dans notre plasticité cérébrale que des ruptures créent des continuités et que des continuités sont en rupture, de telle sorte qu’en nous donnant comme objectif de comprendre cette contradiction entre rupture et continuité dans les activités humaines comme la science, la philosophie ou l’art ,de façon à saisir ce qu’est la création et à savoir si de fait cela existe (si tout n’est continuité, il n’y a que des fausses créations, mais si tout n’est que rupture, il n’y a que de fausses continuités: le problème c’est que les deux sont vrais), nous posons une question qui dépasse largement de la simple interrogation de ce que les humains peuvent comprendre de la création humaine pour explorer le problème de l’être, du mode opératoire par le biais duquel ce qui est « est » en effet.
Pour être plus clair cet espèce de réseau ferroviaire global dans lequel opèrent des centres d’aiguillage au gré desquels des continuités naissent de ruptures et des ruptures s’effectuent en cassant des continuités: c’est cela qui fait être tout ce qui est, cela qui fait que ce qui est « est ». Nous n’envisageons rien de moins en nous donnant ce sujet d’étude que d’entrer et d’explorer l’atelier clandestin de l’être, le laboratoire secret dans le travail ininterrompu duquel se trame « ce que c’est qu’être ».
Moi qui suis, je veux comprendre les processus qui œuvrent dans ce qui fait de moi ce que je suis, voire (et c’est différent) dans ce qui fait que "moi: je suis". Je m’aperçois dans cette démarche (et nous pouvons ici nous rappeler l’exemple du prêtre menuisier et joueur de tennis) que les notions de continuité et de rupture si incontournables dans ce qui œuvre dans ma vie sont finalement « affaire de perspectives ». Mais encore faut-il que cette affaire de perspectives s’effectue sur quelque chose: un « donné », sur une réalité que l’on peut interpréter soit comme rupture soit comme continuité, et à la lumière de quoi les deux sont vraies.
C’est ainsi que s’est imposé à nous le modèle du réseau ferroviaire: modèle probabiliste qui convient aussi bien pour les évènements qui construisent (et parfois défont) nos vies que pour cette plasticité neuronale au fil de laquelle nos pensées et nos idées nous « viennent ». Ce que j’ai à penser dés lors est une structure dans laquelle je suis, en tant qu’être pensant, impliqué, imbriqué, « pris ». Mais comment pourrais-je penser la structure même dans laquelle je suis quand je pense? En interrogeant la notion de création dans des domaines aussi divers que ceux de la philosophie, de la science de l’art sans jamais négliger la possibilité que les thèses et les raisonnements que nous allons développer pourraient tout aussi bien qualifier les objets que nous analysons que l’être au sein duquel nous les analysons, de telle sorte qu’en les disant nous soyons « dits », qu’en les formulant, nous décrivions finalement les machineries complexes dans les rouages desquels nous, en tant qu’êtres, sommes formulé.e.s, effectué.e.s, existant.e.s.
En résumé: La création, par essence, est une rupture. Elle se manifeste comme un écart, une brèche dans l’ordre établi, une nouveauté qui rompt avec ce qui préexistait. Pourtant, cette rupture ne peut être pleinement comprise sans reconnaître qu’elle s’inscrit aussi dans une continuité. En effet, toute création, même la plus audacieuse, s’appuie sur des bases existantes : des idées antérieures, des expériences passées ou des inspirations puisées dans l’histoire. Ainsi, ce qui semble être une cassure radicale est souvent le fruit d’une évolution progressive. L’introduction de la dissonance dans la musique contemporaine est le produit d’un processus antérieur. Une création dite sans précédents se révèle en fait avoir des précédents, ou du moins un moment de maturation. La création est donc à la fois un saut dans l’inconnu et un prolongement du connu. Rien ne peut naître de rien, mais en même temps, il ne fait aucun doute qu’il surgit quelque chose d’imprévisible et d’improgrammable dans certaines œuvres, dans ce qui provoque une révolution en science ou dans ce qui renouvelle complètement le cadre de la philosophie.
Quiconque affûte suffisamment sa perception de ce qui se passe autour de lui y percevra une nouveauté, un changement à la lumière duquel nous ne vivons que des nouveautés, que des commencements mais en même temps ces commencements ne surgissent jamais de rien et ne sont que l’évolution de ce qui les a précédé.
Cette contradiction entre rupture et continuité se reflète également dans les choix que nous faisons tout au long de notre vie. Chaque décision prise peut sembler marquer un tournant décisif, un moment où nous changeons de cap. Cependant, lorsque nous regardons en arrière, nous projetons sur ces choix anciens les acquis et les perspectives que nous avons développés depuis. Ce phénomène de réinterprétation montre que nos ruptures apparentes s’intègrent dans une trajectoire plus large, où chaque étape éclaire et redéfinit les précédentes. Par exemple, un changement de carrière qui semblait être une coupure nette peut être perçu rétrospectivement comme une étape logique dans un cheminement personnel cohérent. Bergson illustre cela par l’idée que le « possible » n’existe qu’après coup : ce que nous percevons comme ayant été possible ne l’est qu’à partir du moment où il a été réalisé. De manière similaire, les neurosciences montrent que nos décisions et apprentissages reposent sur des réseaux neuronaux dont les connexions évoluent selon un régime probabiliste. Le cerveau modèle son environnement en fonction des expériences passées tout en s’adaptant aux nouvelles situations grâce à sa plasticité. Ainsi, nos choix individuels apparaissent comme des points d’aiguillage dans un réseau complexe où rupture et continuité coexistent
L’image de l’aiguillage ferroviaire illustre parfaitement cette dualité. Lorsqu’un train change de voie, il semble opérer une rupture avec son itinéraire précédent. Pourtant, ce changement s’inscrit dans la logique d’un réseau global où toutes les voies sont interconnectées. De même, nos décisions ou créations redirigent notre trajectoire sans jamais rompre totalement avec le système dont elles émanent. Cette métaphore trouve un écho dans le fonctionnement cérébral : les connexions neuronales se réorganisent en permanence pour intégrer de nouvelles informations tout en conservant une mémoire des structures antérieures. L’aiguillage devient alors une image puissante pour comprendre comment l’être humain évolue entre continuité et transformation.
Finalement, cette métaphore du réseau ferroviaire peut être élargie à l’existence elle-même. Tout comme les rails relient des points éloignés en un tout cohérent, notre vie est constituée de choix et d’événements qui tissent une trame complexe. La plasticité neuronale vient renforcer cette analogie : elle montre que notre cerveau est capable de créer ou réorganiser ses connexions pour s’adapter à des contextes nouveaux tout en préservant une continuité fonctionnelle. Dès lors, peut-on penser la création comme autre chose qu’un équilibre fragile entre rupture et continuité ?
Problématisation du cours: Finalement, cette tension entre rupture et continuité dans la création humaine invite à une réflexion plus profonde sur la nature même de l’être et de l’existence. Si les productions scientifiques, philosophiques ou artistiques semblent témoigner du génie humain, peuvent-elles être exclusivement portées au crédit de l’individu créateur ? Ou bien, comme le suggère Martin Heidegger, ne sont-elles pas plutôt l’expression d’un rapport à quelque chose qui dépasse l’homme lui-même, à savoir l’Être ? Heidegger, dans Être et Temps, décrit l’homme comme Dasein, un être-au-monde dont l’existence consiste à dévoiler l’Être à travers ses actions et ses créations. Ainsi, les œuvres humaines pourraient être comprises non pas comme des ruptures autonomes, mais comme des manifestations d’une continuité ontologique qui relie chaque création à une structure plus fondamentale de l’existence.
Cette perspective heideggerienne remet en question la vision humaniste traditionnelle qui place l’homme au centre de tout. En affirmant que « l’homme est le berger de l’Etre », Heidegger nous invite à repenser le rôle de l’humanité : non pas comme maître et possesseur du monde, mais comme un médiateur entre l’Être et les étants. Dans cette optique, la création humaine ne serait pas un acte purement individuel ou subjectif, mais une réponse existentielle à la condition d’être jeté dans le monde. Elle témoigne d’un souci pour son propre être (Sorge), tout en participant à une dynamique plus vaste où se joue le dévoilement de l’Etre dans le temps et la finitude.
Ainsi, peut-on encore penser les créations humaines comme des ruptures radicales avec ce qui les précède, ou bien doivent-elles être envisagées comme des moments d’un processus plus large qui engage une dimension ontologique ? Cette problématique ouvre un questionnement essentiel : les productions humaines sont-elles le fruit exclusif de notre liberté et de notre génie créatif, ou bien participent-elles d’une réalité plus profonde qui dépasse notre individualité ? En d’autres termes, nos créations ne seraient-elles pas finalement des expressions de ce que c’est qu’« être », dans une perspective existentielle où rupture et continuité se rejoignent dans un même mouvement ? Cette interrogation pourrait servir de point de départ pour explorer comment les œuvres humaines s’inscrivent dans une relation dynamique entre la contingence de l’individu humain et la nécessité de l’être (il faut bien que l’être soit).
- La création continuée comme preuve de l’existence de Dieu - René Descartes
Nous allons nous interroger sur la notion de création dans plusieurs domaines mais l’idée selon laquelle il y a quelque chose dans la notion même de « création », quel que soit son contexte, qui interroge le rapport avec l’être nous est confirmé par ce passage des médiations de Descartes dans lequel l’auteur entend prouver que Dieu (dont il s’agit ici de fonder l’existence) ne se contente pas de créer le monde à un instant initial, mais qu’il le conserve à chaque moment dans l’existence. Cette idée, appelée “création continuée”, repose sur le principe selon lequel il ne faut pas une moindre puissance pour maintenir une chose dans l’existence que pour la créer initialement. Ainsi, la conservation et la création sont, selon Descartes, un seul et même acte divin
« Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce raisonnement et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve. En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau si elle n’était point encore. En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser et non point en effet. »
Le point le plus intéressant ici qui suffit à montrer que nous nous situons bien dans une perspective ontologique tient au fait que Descartes sans le savoir (puisque le concept sera inventé trois siècles plus tard évoque finalement le da sein mais précisément qu’il le fait « par défaut », comme une preuve de la nécessité du contraire. C’est une perspective en tout point opposée à celle de Heidegger mais portant exactement sur la même question. J’existe (cette existence étant hors de doute puisque le raisonnement a été fait dans la médiation précédente) mais le temps est divisible. Il n’est rien de ce qui fait que je suis maintenant qui puisse me garantir que je survivrai d’ici une micro-seconde. C’est exactement cela le dasein, ce vacillement par le biais duquel nous percevons le fait d’être comme se situant au bord du « gouffre ».
Mais là où Heidegger situe l’être humain comme cet être crédité de la conscience (angoissée) de la présence de ce gouffre, Descartes situe la nécessité d’un soutien. Il faut bien que je sois causé par une nécessité extérieure pour être quand même. Notre survie tient du miracle. Pour Heidegger c’est justement ça: « être » et plus encore c’est en cela que le dasein est aussi un être assez exceptionnel sur le fond parce que non seulement il se situe dans ce vacillement tout à la fois miraculeux et précaire (qui ne tient à rien) mais il le sent, il le sait, il le vit (alors que l’animal non). Nous pourrions dire finalement que là où Heidegger (et Albert camus) situe l’angoisse du dasein comme un fardeau presque héroïque en un sens parce qu’il nous faut tenir cette gageure d’une existence qui tient à rien, Descartes écrase le propos en posant que c’est justement parce que cela ne tien à rien qu’il faut bien que cette existence soit soutenue par quelque chose, soit l’infini d’une création continuée divine.
L’idée sous-jacente de Descartes est donc que le monde, dépourvu de dynamisme interne (mais c’est là qu’est tout le problème parce que ce dynamisme interne, c’est exactement le conatus chez Spinoza, le vouloir vivre chez Schopenhauer, la volonté de puissance chez Nietzsche), ne peut subsister par lui-même. Si Dieu cessait d’exercer sa puissance créatrice, toutes choses retourneraient immédiatement au néant. Ce concept illustre une continuité absolue dans l’acte créateur divin, qui dépasse la simple rupture initiale qu’aurait constituée la création du monde.
Dans la Troisième Méditation, Descartes utilise cette théorie pour démontrer l’existence de Dieu. Il affirme que son existence actuelle ne peut être expliquée sans une cause extérieure qui la maintient à chaque instant. Puisque cette cause doit posséder une puissance infinie pour conserver les choses dans l’être, elle ne peut être autre que Dieu. Ainsi, la dépendance permanente des créatures envers leur Créateur devient une preuve a posteriori de l’existence d’un être parfait et nécessaire. Il faut qu’il y ait une égalité presque mathématique entre la force qui nous crée et celle qui nous permet de survivre à la finitude des instants. Cette égalité est alors comme une opération mathématique dont la nécessité est comme un signe: Ma création + Ma continuité = Dieu.
La théorie cartésienne illustre parfaitement comment un acte initial (la création) peut s’inscrire dans une dynamique continue (la conservation). Contrairement à une vision purement autonome du monde (qui serait celle de Spinoza), Descartes montre que toute chose créée reste suspendue à une dépendance constante envers son Créateur. Cette conception engage une réflexion sur la continuité comme condition essentielle de l’existence elle-même.
De plus, cette thèse permet d’articuler les notions de rupture et de continuité : si la création divine marque une rupture initiale (le passage du néant à l’être), elle instaure également une continuité absolue dans l’ordre cosmique. Cela peut être mis en parallèle avec d’autres formes de création humaine ou artistique où rupture et continuité coexistent. En somme, pour Descartes, la création continuée n’est pas seulement une explication métaphysique ; elle constitue également un argument fondamental pour prouver l’existence d’un Dieu parfait et nécessaire.
Finalement pour Descartes et sa théorie de la création continuée, ce que nous êtres humains et finis ne pouvons pas vivre autrement que dans les termes d’une création (parce que de fait il n’est rien de ce qui fait que je sois qui puisse garantir dans le temps que je sois au-delà de cet instant), c'est précisément ce qui impose une autre perspective au regard de laquelle cette création relève de la continuité d'un infini: Dieu. Chacun des instants durant lesquels nous faisons l’expérience d’exister sont donc à la fois discontinus (puisque rien ne les prolonge intrinsèquement en soi, par eux mêmes) et continus puisque « miraculeusement » il se trouve qu’ils demeurent et me maintiennent en vie mais ce maintien suppose une cause extérieure et infinie et nous n’avons pas vraiment d’autre possibilité que celle d’y voir l’action d’une cause (Dieu) dont la puissance est égale à celle qui m'a créé (Dieu aussi donc!). Il faut autant de puissance pour créer un être que pour le maintenir dans cet autre instant qui succède au précédent. Par conséquent, La nature infinie ( et extérieure) du principe qui m'a créé demeure dans celle qui me fait demeurer et qui finalement me recrée à chaque instant (c'est la ré-création...Youpee!) .
Le moins que l’on puisse dire de cette démonstration, c’est qu’elle est métaphysique, au sens vraiment littéral du terme: au-delà du physique. C’est comme si l’existence effective concrète des humains y faisait l’épreuve de leur nécessaire dépassement par la reconnaissance d’une puissance qui se situe au-delà du physique et au-delà de leur statut fini. De ce point de vue l’opposition entre René Descartes et Martin Heidegger est radicale mais il est de fait impossible de trancher expérimentalement bien évidemment puisque ce dont il est question ici est « métaphysique »
Mais qu’en est-il du point de vue de la physique quant à cette question de la rupture et de la continuité? Nous avons vu à quel point cette question mettait au premier plan la notion d’interprétation. Est-il possible de trouver des expériences dont les résultats imposent des ruptures dans le savoir dans la représentation du réel et si oui, cette rupture en est-elle vraiment une?
De fait une expérience est connue pour marquer l’avènement de la physique quantique et le dépassement de la physique classique. C’est l’expérience des fentes de Young (faite pour la première fois en 1801).
Si nous projetons un rayon à partir d’une source de lumière au travers d’une plaque percée par deux fentes, avec une plaque photosensible derrière elle pour faire apparaître les impacts des photons, des particules de lumière, nous allons voir apparaître sur la seconde plaque plusieurs raies (plus de deux) caractéristiques du phénomène d’interférence entre des ondes. La question était de savoir si la lumière est composée de corpuscules ou d’ondes. Si on en reste là, il est évident que la réponse est que la lumière est ondulatoire. En effet, s il y a plusieurs raies sur la seconde plaque photosensible, cela signifie qu’à partir de la plaque deux trains d’ondes se sont constitués (que le rayon est passé par les deux plaques en même temps qu’à partir de chaque fente, des ondes de lumière sont passées et se sont entrecroisées. Or quand il se produit cet entrechoquement entre deux mouvements ondulatoires, nécessairement si le somment de l’onde de l’un de ces mouvements touche l’autre à son sommet, les deux s’ajoutent (créant ainsi une zone vive de lumière: interférences constructives) et si le sommet de l’un touche le bas de l’autre, ils s’annulent, créant ainsi une zone sombre sur la seconde plaque (interférences destructives).
Si la lumière était corpusculaire il n’y aurait pas plusieurs raies mais seulement deux dans le prolongement des fentes. C’est exactement ce qui se passerait si l’on envoyait des billes sur la plaque fendue en deux endroits.
Donc ici, il ne fait pas de doute que ce sont des ondes. Mais là où l’expérience est un peu plus troublante (et le trouble ne va aller qu’en s’accentuant…) c’est lorsque l’on décide d’envoyer des photons de lumière un par un car c’est possible. On diminue l’intensité lumineuse pour être sûr qu’il n’y a qu’un photon (donc un corpuscule, en fait) et on en envoie plusieurs mais toujours un par un. Lorsque le photon arrive sur la première plaque il est un corpuscule et on peut le détecter (et même savoir s’il passe par la fente A ou la fente B) , mais on constate, au bout d’un moment que le même dessin finit par apparaître sur la seconde plaque photosensible comme si tout en envoyant de la lumière sous forme de corpuscules, ceux-ci finissaient quand même à la longue à se comporter comme des ondes (et s’il se comporte comme une onde cela veut dire qu’il est passé par le fente A ET par le fente B). Est-ce qu’ils sont des corpuscules (des points) ou des ondes (des vagues)?
Le trouble va encore s’accentuer lorsque pour y « voir clair » (mais c’est justement de cela qu’il s’agit: voir n’est pas une observation de l’expérience mais une donnée qui change l’expérience selon qu’elle soit ou non observée) on va installer des détecteurs sur les fentes pour savoir si le photon ou l’électron (parce qu’en fait on s’est aperçu que la même chose se produisait avec d’autres corpuscules de matière, à l’échelle quantique, c’est-à-dire infiniment petite) passe par A ou B. Or lorsque l’on met les détecteurs et qu’on observe l’expérience à cet endroit là, la plaque photosensible atteste que le corpuscule s’est comporté comme un corpuscule. Mais lorsque on le retire et que l’on ne voit pas s’il passe par ou B la plaque fait réapparaître un schéma de raies ondulatoires avec des interférences et alors l’électron est passé par A et B, comme une onde.
Il faut bien réfléchir à cela parce qu’en fait c’est exactement le même phénomène que celui qui a été ironiquement illustré par Schrödinger pour poser que forcément tant que l’on ne regarde pas dans la boîte, le chat est nécessairement mort ET vivant (Notons que ce que Schrödinger voulait prouver c’est que les lois du microscopique (quantas) ne peuvent pas être les mêmes que celles du macroscopique (le chat)). Il s’agit de faire droit à un régime probabiliste dans une question de vie ou de mort (qui du coup devient une affaire de vie Et de mort).
Mais restons sur l’expérience des fentes de Young, tant que l’on ne rend pas opérationnels les détecteurs, l’électron se comporte comme une onde, ce qui revient à dire qu’il est possible qu’il passe par A et par B. Potentiellement il passe par les deux fentes. Le détecteur en fait ne va pas matérialiser ce qui avant n’était que probable, il va le détruire tout simplement, le photon passe par A ou B. Si on ne branche pas les détecteurs, c’est l’un ET l’autre. Ce que cette expérience a de vraiment nouveau et révolutionnaire, c’est que la plaque qui enregistre les impacts fait clairement apparaître cela: une trace de ce qui ce passerait si on n’observait pas le passage du photon dans l’une des deux fentes. Mais ici le conditionnel pose vraiment question, parce qu’on a envie de dire que cela se passe bel et bien (mais en fait non: cela se passe dans un régime de probabilités, ou plutôt cela se passe dans une dimension non observée). Des choses se produisent dans une dimension non observée. C’est comme si l’on pouvait avoir une idée très précise de ce qui se passe ou de ce qui se passerait si l’on ne plaçait pas les détecteurs. Nous serions même tenté de dire « avant » qu’on le fasse. C’est ici exactement ce qui nous intéresse nous par rapport à notre question de la rupture ou de la création.
Quelle continuité brisons nous quand nous décidons de faire un acte, par exemple de brancher les détecteurs de photons pour voir par quelle fente ils passeront sachant qu’en fait il n’y aura pas de mystère: si on le fait, le photon passera par A ou par B et brisera la continuité possible , potentielle de passer par A ET par B. Le possible c’est la continuité et c’est le régime probabiliste de l’onde. L’acte c’est la prise de décision, la rupture et c’est le régime observable du corpuscule.
Nous pouvons évoquer ici une autre expérience qui finalement revient exactement au même que celle des fentes de Young mais avec un autre appareillage expérimental, peut-être plus pratique, c’est celui de l’interféromètre de Mach-Zendher (crée en 1891). Ce qu’il y a de plus pratique ici c’est que l’on peut vraiment être absolument certain que l’on envoie les photons un par un. De quoi s’agit-il ? Puisque l’on est capable de concevoir une source de photon unique (un rayon laser très faible), nous envoyons un photon au travers d’une plaque semi réfléchissante. Attention: c’est très important: le fait que cette plaque soit semi réfléchissante (parce qu’on l’aura recouverte d’un tain qui a 50% de chances de renvoyer le rayon comme un miroir et 50% de chance de le laisser passer. C’est comme une vitrine placée devant un étal moyennement éclairé: sa part d’obscurité joue le rôle d’un tain, sa part éclairée se laisse traverser par le photon (c’’est ça qui fait que vous voyez à travers). C’est ce même 50/50 que celui qui fait qu’un photon lancé au travers d’une plaque semi-réfléchissante a autant de chances de passer par la fente A ou par la fente B (et que le chat peut être mort ou vivant).
Ensuite on place sur le trajet du photon un miroir (pas semi-réfléchissant cette fois mais à 100% réfléchissant) de chaque côté (c’est-à-dire à la fois du côté où il a été réfléchi et de celui par lequel il est passé sans être réfléchi). Du coup forcément ces trajets, mettons le trajet A (réfléchi par la plaque semi-réfléchissante) et le trajet B (pas réfléchi par la plaque) vont se croiser. Si nous plaçons à ce croisement un nouveau miroir semi-réfléchissant, on bénéficie de la possibilité d’allonger le passage de la première à la seconde plaque de telle sorte que selon que l’on place ou pas la seconde plaque réfléchissante, on créera ou pas les conditions d’une observation corpusculaire (si on ne la met pas) ou ondulatoire (si on la met). Pourquoi?
La seconde plaque réfléchissante est l’équivalent de la seconde plaque photo-sensible sur laquelle apparaissent les raies significatives des interférences sur l’expérience des fentes de Young. Rappelons que selon la façon dont elles se croisent, les ondes créent une raie ou au contraire « rien du tout » parce que les interférences peuvent être constructives ou destructives selon que le sommet de l’une rencontre le sommet de l’autre (constructives: elles sont en phase) ou au contraire que le sommet de l’une rencontre la partie basse de l’autre (destructives, elles sont déphasées). La seconde plaque permet de recombiner les ondes, ce qui évidemment prouve bien que le photon est une onde, c’est-à-dire qu’il est passé par la fente A et par la fente B ou ici dans cette expérience qu’il a à la fois traversé la plaque semi-réfléchissante et qu’il a AUSSi été renvoyé par elle.
Voici les deux possibilités:
• Si la seconde plaque semi-réfléchissante est ajoutée : Cela permet aux chemins possibles du photon de se recombiner, ce qui mène à un comportement ondulatoire. On observe alors des franges d’interférence, suggérant que le photon s’est comporté comme une onde en traversant simultanément les deux chemins.
• Si la seconde plaque semi-réfléchissante n’est pas ajoutée : Les chemins ne se recombinent pas, et il devient possible de déterminer par quel chemin le photon est passé. Dans ce cas, le photon manifeste un comportement corpusculaire, sans franges d’interférence.
Ce que John Wheeler rajoute à l'interféromètre de Mach-Zendher, c'est l'allongement considérable du photon afin de créer la possibilité que la nature ondulatoire ou corpusculaire de l'appareil de détection soit décidée après que le photon ait été lancée. Si nous supposions une sorte de "conscience" au photon, il lui serait impossible de savoir dans quoi il est embarqué avant d'y être embarqué. De plus c'est un générateur quantique de nombres aléatoires qui va prendre la décision, autant dire qu'absolument personne ne peut le savoir. Les résultats que l'on obtiendra apparaîtront alors que la décision de placer un appareil de mesure corpusculaire ou ondulatoire sera prise a posteriori.
Il convient vraiment d’insister sur un point fondamental: au moment où le photon unique est envoyé dans l’interféromètre, dans l'expérience de John Wheeler (rappelons que cette expérimentation imaginée en 1978 a été faite en 2006 par Alain Aspect dans le sous sol de l’ENS Cachan), aucun entendement (même pas divin) ne peut le savoir. Le résultat est absolument sans appel: quand le générateur quantique de nombre aléatoire place la seconde plaque semi-réfléchissante, le photon est une onde. Quand on ne le place pas, il est un corpuscule. C’est exactement comme si à partir d’une action qui s’est passée « après » qu’on l’ait lancé et qu’il ait franchi la première plaque semi-réfléchissante, il parvenait à remonter le temps et à se faire être tel qu’on le détecte, et cela alors même que personne ne pouvait savoir si l’appareil expérimental était « prévu pour une onde ou un corpuscule.
Philosophiquement on ne peut pas ne pas se poser une question évidente: dans quel temps est le photon? L’idée selon laquelle le photon remonterait le temps est tout de même assez improbable. Nous aurons sûrement plus de succès si nous utilisons les distinctions grecques du temps:
- Chronos désigne le temps linéaire des humains grâce auquel nous vivons suivant un rythme mécanique découpé par un sablier une clepsydre ou une horloge. C’est un temps artificiel nécessaire à toute vie sociale, avec de l’avant, de l’après, de la succession et de la discontinuité (le temps est divisé en unité qui se succèdent)
- Aiôn est le terme qui qualifie le temps cyclique de la nature, du cosmos, de l’être. Il est continu et indivisible. Il ne cesse de couler comme le fleuve d’Héraclite
- Kairos définit le temps opportun celui par le biais duquel ce qui arrive tombe à pic exactement comme il faut.
Ce qui semble clairement mis en échec ou relativisé dans l’expérience à choix retardé de John Wheeler, c’est indiscutablement chronos, celui pour lequel il y a de l’avant et de l’après. On ne voit pas dans une telle temporalité (à moins d’aller chercher l’hypothèse hallucinante de la capacité du photon à retourner dans le passé de son lancement à partir du présent de la seconde plaque semi-réfléchissante). Il y a, par contre, un Kaïros du photon, exactement comme si ce que nous, humain.e.s, ne pouvions aborder réaliser, appréhender qu’en le dépliant au fil d’un axe passé/ présent/ futur, un axe discontinu, donc était praticable, ouvert au photon dans sa totalité continue, de telle sorte que tout serait déjà là, en une seule fois et qu’il lui serait possible de se produire au gré d’un protocole d’apparition, de détermination de sa manifestation qu’il connaîtrait déjà parce que de toute façon les choses ne pourraient pas s’effectuer autrement que telles qu’elle se produisent, même si elles ne se sont pas encore produites d’un point de vue chronologique. Nous faisons ici dans un temps chronologique l’expérience d’un phénomène dont la réalité dément l’idée même d’un temps linéaire, chronologique successif. Il n’est pas possible que la réalité à venir ne soit pas quelque part déjà produite parce que de fait le photon est déjà ce qu’il faut qu’il soit avant même que les conditions de possibilité (et de détection) qu’il le soit n’aient été décidées, mises en place. En d’autres termes, c’est exactement comme si ce qui va se passer tel que cela va se passer n’était pas déjà passé chronologiquement mais l’avait toujours été sur un autre plan temporel qui se trouve être celui de l’infiniment petit (réalité quantique). Quiconque jouirait de cette intelligence quantique verrait sous l’angle de la continuité ce que nous ne semblons pouvoir percevoir que sous celui de la rupture et de l’émergence brute.
Cette expérience peut aussi être considérée comme la manifestation claire et indiscutable du fait que la réalité des choses dépend vraiment du point de vue auquel on se situe. Le photon est-il onde ou corpuscule? Cela dépend des conditions de sa manifestation. L’extériorité pure, objective du phénomène photon n’est pas pointable, ni efficiente. Il y a quelque chose de la limite de toute expérience humaine qui s’affirme dans celle ci: il n’est pas possible de dissocier les conditions de détection, d’apparition d’un phénomène du protocole expérimental mis en place pour le « débusquer ». Un appareillage de détection des ondes fait apparaître des ondes alors qu’un appareillage de détection des corpuscules fait apparaître des corpuscules. Il est complètement hasardeux que la seconde place soit posée ou non, ou plutôt disons qu’il n’existe pas d’appareillage humain qui soit davantage que celui-là capable de faire dépendre d’un hasard complet un paramètre de l’expérience.
Mais alors, n’y aurait-il pas une sorte de résonance entre la réalité quantique du photon ou de l’électron et celle du générateur quantique à nombre aléatoire?
Il est effectivement possible de voir une continuité ou une logique entre des réalités quantiques lorsque le photon et le générateur quantique de nombres aléatoires (QRNG) sont impliqués dans une même expérience, comme celle du choix retardé de Wheeler. Tous deux sont des systèmes régis par les lois de la mécanique quantique, et leurs comportements sont décrits par des états superposés et des probabilités.
Le QRNG exploite directement les propriétés quantiques, comme l’indétermination et la superposition, pour produire des résultats aléatoires. De même, le photon dans l’expérience de Wheeler peut exister en superposition d’états lorsqu’il traverse un interféromètre. L’interaction entre ces deux systèmes pourrait être interprétée comme une manifestation cohérente des principes fondamentaux de la mécanique quantique, où le hasard et la non-localité jouent un rôle central .
Cependant, il est crucial de noter que cette “continuité” n’implique pas nécessairement une causalité ou une connexion directe entre les deux systèmes au sens classique. La mécanique quantique ne suggère pas que le QRNG influence le photon ou vice versa, mais plutôt que les deux obéissent aux mêmes règles probabilistes et non déterministes qui caractérisent le domaine quantique. Qu’est ce que cela veut dire? Qu’il n’y a pas collusion ni rapport de cause à effet entre la réalité quantique du photon et celle du générateur à nombre aléatoire mais plutôt que les deux sont immergés dans un monde au sein duquel la déterminisme n’a plus cours, dimension dans laquelle il n’est pas possible de localiser les choses, ni de les prévoir. Il faut peut-être se retenir de penser que l’électron ou le photon « saurait » quoi que ce soit. Ce que l’expérimentateur explore en fait, c’est sa capacité à générer du hasard et ce qu'il observe c'est qu'il est une dimension où ce hasard n'en est pas un ou plutôt où il s'intègre à une continuité circulaire au regard de laquelle il n'a jamais cessé d'être. Nous pouvons travailler des réalités quantiques et nous frotter à d’autres lois que celle de la science déterministe. Mais c’est tout! Ce que nous pouvons retirer de cette expérience c’est qu’il y a du hasard et que ce hasard peut être perçu dans une autre dimension comme n'en étant pas. Le moment crucial n’est pas celui de la détection des ondes par un appareillage à ondes mais celui où le générateur décide de l’appareillage en question, et cette « décision » (qui n’en est pas une) n’est pas prévisible dans chronos, mais elle l'est dans aiôn. Elle est même plus que cela puisque elle a toujours été et ne cessera jamais d'être.
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