Introduction
L’une des manifestations les plus troublantes du moi se situe dans la culpabilité des rescapé.e.s des camps de la mort. Alors que nous pourrions penser que la simple survie aux conditions les plus extrêmes de maintien de l’existence favoriseraient la simple tenue d’un constat voire d’une pure satisfaction à être, malgré tout « en vie », plusieurs témoignages confirment un sentiment de culpabilité, une interrogation lancinante: « pourquoi suis-je en vie MOI et pas tel autre? »
La réponse à ces questions est tout sauf simple. Il existe bien des raisons strictes, au sens de causes qui expliquent ces faits, la survie des uns la mort des autres. Mais la torture de ces questions demeure inexplicablement comme s’il y avait à se reprocher d’être en vie « moi » alors que tel autre a disparu.
Il y a bien des raisons au sens de « causes » mais il n’y a pas de « Raison » au sens de justification par la raison, d’ordre providentiel, de justification religieuse ou métaphysique. Ce que les prisonnier.ére.s ont vécu, c’est justement ça: le chaos, l’absurdité incarnée sur un territoire où n’importe qui peut faire disparaître n’importe qui d’autre pour n’importe quelle raison. C’est en ce sens que les camps, c’est finalement la réduction du moi au dasein heideggerien.
C’est là que nous pouvons invoquer ce dialogue cité par Jorge Semprun dans l’écriture ou la vie:
Athée: mais comment fais tu pour croire ici???
Croyant: c’est justement ici que l’on peut croire, c’est même la seule chose que l’on puisse faire.
De fait, on ne peut que croire parce que justifier prouver, démontrer l’existence de dieu est absolument impossible sur un territoire déserté de toute « présence » de Dieu, d’ordre, de sens.
Cette réponse extrêmement puissante nous dit quelque chose de fondamental: Dieu c’est une croyance et il n’est pas davantage rationnel de croire à Dieu dans un camp de la mort qu’il ne l’est de croire au moi dans ce même lieu.
Mais alors? Et si le moi, tout comme Dieu était une simple croyance, une idée régulatrice dont la nécessité est d’autant plus pure qu’elle ne s’impose pas du tout du réel mais d’elle-même? Il FAUT que Dieu "soit" parce que c’est la seule façon de donner au chaos réel l’orientation d’un sens possible. C’est parce que Dieu n’est pas sensible, réel, qu’il faut qu’il soit et qu’il ne soit qu’une croyance, une fiction nécessaire, aussi puissante qu’irréelle.
De même, sans le moi nous ne pourrions pas structurer cette poussière d’évènements d’expériences, de fragments infimes et désordonnés, dispersés dans la certitude de penser quand même UNE vie.
Le moi n’est-il qu’une croyance? Nous pourrions en rester là, mais nous pouvons rajouter à cette hypothèse qui finalement constitue la problématique de notre cours, la perspective de l’histoire, du story-telling. La croyance au moi est reliée à l’appétit d’histoires que nous éprouvons mais pourquoi aimons nous autant les fictions? Parce qu’elle nous permettent d’entretenir la fiction de héros et d’héroïnes « définis, identiques, dotés d’un moi alors que ce que nous vivons c’est finalement cette même aspiration mais procrastinée, renvoyée à plus tard.
Toutefois n’est ce pas justement cette procrastination qui finalement permet à Schéhérazade de rester en vie chaque nuit malgré les pulsions féminicides du sultan Schahriar?
C’est bien le fil rouge des mille et une nuits que nous retrouvons ici et cela suffit enrichir notre problématique: Peut-on dire du moi qu’il est finalement une fiction romanesque qui traverse nos vies en leur donnant un sens, celui là même de la narration, et de la langue écrite ou parlée dans le flux de laquelle quelque chose de la revendication à une unité demeure et surtout demeure aussi intacte, aussi intouchée que Schéhérazade? C’est bien cela qui retient le sultan de mettre un terme à la fille du Vizir de peur de ne pas connaître la fin de l’histoire.
Peut-on envisager que nous soyons des dasein continuellement pris dans le suspens d'une histoire du moi qui reste ainsi perpétuellement à reprendre, à transformer de telle sorte que finalement la moins mauvaise définition d'une existence humaine soit celle d'une histoire inachevée?
Plan:
- Le moi développement et enveloppement des mondes par Autrui
a) Autrui: émetteur des expressions des mondes possibles
b) L’effet Kouletchov: moi empirique et je transcendantal
c) Le moi comme substance, le « je pense » et le dasein
- Pascal: la question du rapport entre le moi et les « qualités »
a) qu’aime-t-on quand on aime « quelqu’un » (quelques / un) ?
b) Le moi, la persona et l’art de la simulation
c) Abstraction des qualités, stimulation des héccéïtés
d) Le moi constructible de la personne aimée (Stendhal, Spinoza et Proust)
3) Le moi: sens, perspective et narration
a) Les Ménines de Velasquez: « Fiat Ego »
b) Désirer l’impossible, c’est aimer réellement l’autre
c) Mêmeté, ipséïté et identité narrative - Paul Ricoeur
d) Les larmes d’Ulysse (Hannah Arendt)
Cours:
- Le moi développement et enveloppement des mondes par Autrui
a) Autrui: émetteur des expressions des mondes possibles
Avec Gilles Deleuze nous avions compris deux idées réversibles et parfaitement articulées l’une à l’autre: 1) si je perçois le monde (et des objets à l’intérieur de ce monde) c’est parce que j’y présuppose la présence d’autrui et 2) quand je vois autrui, je ne peux pas faire autrement que d’y présupposer (par son expression) l’existence de mondes.
« Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. »
Mais alors le moi finalement, ce n’est pas ce moi intérieur, cet égo, cette substance immuable qui demeure identique malgré tous les changements de ma vie, ce n’est que le point d’ancrage par le biais duquel l’expression du possible en autrui va se cristalliser dans une actualité, dans un instant là (auquel cas, il tiendrait davantage du da-sein en fait). Autrui s’impose à moi avec son expression de peur ou de joie ou d’attente. J’en déduis l’existence d’un monde effrayant ou joyeux ou désirable. Quelque chose se transmet d’autrui à moi de l’ordre d’une signification, d’un message, d’un sens. Je perçois autrui comme un émetteur infatigable de signes. Et c’est bien l’interprétation de ces signes qui me fait être « moi » là, ici et maintenant. Pour saisir toute la force de ce que dit deleuze il faut saisir l’importance de la langue dans notre perception d’autrui. Nous sommes des animaux de l’incessant dépassement des choses qui sont vers l’horion qui s’annonce dans leur posture, leurs expressions de visages, leur paroles. Les animaux aussi sont des déchiffreurs infatigables de signes mais sur un mode plus physique, plus sensible, et plus actif aussi, mieux harmonisés avec l’ensemble de la nature (les informations que tel animal peut retirer des traces du passage de tel autre de la même espèce sont impressionnantes par leur nombre et leur précision - Sur cette question, il faut lire Baptiste Morizot)
b) L’effet Kouletchov: moi empirique et je transcendantal
Le moi, c’est le postulat d’un destinataire et d’un axe de perception à partir duquel l’expression d’un monde par autrui est susceptible d’être développée. Nous pouvons vraiment réfléchir à cette possibilité dans le cinéma. Pour que film « il y ait », il faut certes qu’il y ait des images disposées les unes à la suite des autres sur une pellicule. Il faut ensuite un projecteur dans lequel un moteur va faire défiler la bobine, mais même tout cela ne suffit pas à « faire » le film. Il faut aussi une faculté d’enregistrement des images passées et une autre susceptible d’anticiper l’image à venir, bref exactement ce qu’il faut, c’est exactement ce que le philosophe Emmanuel Kant appelle un « je pense », « une puissance capable d’accompagner toutes mes représentations.» Il faut un espace de résonance mentale et de synesthésie sonore, visuelle, spatiale et temporelle. C’est dans le « je pense » des spectateurs du cinéma que le film se fait.
Mais si nous nous fions à Emmanuel Kant, es-ce que cela suffirait un « je pense » pour faire un spectateur de films, un « effectueur » de vie? Non, tout simplement parce que le « je pense » chez lui se situe dans le je transcendantal » et pas dans le moi empirique.
Par conséquent, ce n’est pas seulement en tant que je mais bien en tant que moi que je peux développer ces modes portés par les expressions des autres, et ce n'est pas un hasard si c’est Proust qui décrit le mieux ces développements, que ce soit dans l’épisode de la madeleine ou dans celui de la première rencontre du narrateur avec Albertine. L’effet Kouletchov au cinéma pointe précisément cette nécessité de poser un moi, c’est-à-dire un développeur de sens à la source même de toutes les images. Nous présupposions tellement la perspective que de la simple vision d’un visage dont l’expression est en fait identique, nous inférons le rapport à la tristesse portée par la vision du cercueil, de la femme désirable ou de la soupe. Un visage n’est jamais simplement fixe, ni plastique ni charnel il exprime ce à quoi seul la postulation d’un moi peut donner sens et vie. Le moi c’est finalement ce pour quoi et ce par qui des images prennent sens. C’est le présupposé d’une unité par l’entremise de laquelle toute production d’image, de tableaux, d’heccéités par le réalisateur ou par la monde, par la nature se voit intégrée à des trames qui font l’histoire ou les histoires.
Emmanuel Kant distingue le je transcendantal et le moi empirique. En tant que je, je suis un sujet universel. Je suis le je du je pense de Descartes ou bien encore celui qui fait la synthèse des représentations et il n’est rien de tout ceci qui fasse référence à quoi que ce oit que j’aurai vécu personnellement. Par contre je suis actif. Je suis cela même qui construit la cohérence d’objets synthétisés là où mes sens eux ne me mettent en contact qu’aves des fragments, des aperçus partiels et incomplets. On pourrait dire que le je est constituant. Il spécule et dépasse les données éparses des sens pour en fair l’espacé, les objets un monde.
Par contre le moi est empirique, c’est-à-dire qu’il est sensible, cantonné à des données personnelles, physiques, pathologiques au sens le plus strict (pathein; subir, être affecté.e par, pâtir de…)? Descartes et Kant ne développent pas du tout les mêmes thèses mais sur ce point ils se rallient, à savoir que le je est ce qui fait de nous des êtres humains, beaucoup plus que le moi qui reste engoncé dans les données physiques sensibles, immédiates de l’existence.
c) Le moi comme substance, le « je pense » et le dasein
Ce primat du je sur le moi va si loin pour Descartes qu’il crédite le je du statut de substance au détriment du moi, alors que spontanément nous serions davantage incliné.e.s à attribuer ce terme au moi. Pourquoi? Parce qu’une substance est une « chose » et que dans le moi, nous retrouvons cette aspiration à être « une personne toute », un « tout en un », une cellule, close sur elle-même. Quiconque dit qu’il ou elle est « moi » désigne une forme de totalisation de son être qui d’ailleurs sous-entend que quelque chose d’une auto-suffisance spontanée s’énonce dans cette déclaration: "je suis comme je suis » comme le poème célèbre dans lequel Jacques Prévert fait parler une prostituée:
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j’ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J’aime celui qui m’aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n’est pas le même
Que j’aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi?
Je suis telle que je suis et il faut m’accepter telle que je suis pour ce que je suis. Il n’est pas indifférent que ce soit précisément celle qui se vend qui décrit de façon aussi affirmée et intransigeante un moi totalisant. Acceptez moi telle que je suis (et payez) ou passez votre chemin. On peut bien comprendre cette spontanéité mais sans jamais oublier qu’elle est comme l’auto-promotion d’un produit en vente sur un marché. C’est là une référence qui va plus bien plus loin qu’on pourrait le croire car la plupart des personnes soucieuses de s’imposer ainsi comme un moi total qui est à prendre ou à laisser sont toujours dans une démarche de séduction. Il s’agit bel et bien de se présenter, de paraître aux yeux de groupes par lesquels nous souhaitons être assimilé.e. FaceBook n’est rien d‘autre sous cet angle qu’une vaste foire à la fausse amitié.
La substance de Descartes reprend le mot substance dans son sens ontologique et étymologique, ce qui est « par soi ». Être un « je pense » c’est découvrir qu’il existe en soi, par l’exercice de sa pensée une donnée ontologique, irrévocable qui résiste à tout, y compris à un malin génie. C’est presque un coup de force ontologique qui d’ailleurs sera gravement contrarié par Nietzsche deux siècles plus tard, Mais c’est aussi un coup de force eu égard au fait que traditionnellement le je est un sujet alors que le moi est un tout ou du moins la revendication à être un tout, ce qui apparaît parfaitement dans le poème de Prévert.
Quand au dasein, il évoque comme le définit clairement Heidegger « cet être pour lequel il est dans son être question de son être » et qui se retrouve « jeté là » dans l’existence comme dans un territoire exposé dont il ne sait ce qu’il est censé y faire ni y vivre. Le dasein est ontologiquement voué à l’angoisse ou à l’ennui de toute créature projeté sans raison ni sens ni destin dans une situation brute, donnée, incompréhensible. Il ne peut rendre raison de ceci qu’il existe et n’a aucune idée du « en tant que quoi il est supposé exister. » C’est ce qui explique que l’expérience des camps décrit une autre situation qu’historique. D’un point de vue ontologique ce que l’on vit dans les camps d’extermination, c’est l’annihilation du moi au profit du dasein. Mais comme nous l’avons vu cette an inflation n’est pas consommée et l’appel de dasein au moi est encore audible au-delà de l’écrasement que l’on a subi. Ne serait-ce pas dans cette tension du moi au dasein et du dasein au moi que se situe un moi que nous pourrions assimiler à une sorte de champs d’aimantation, à un espace traversé par la tension d’une polarisation vers.. ce qui nous permettrait de donner plus de sens à la question de ses métamorphoses?
- Pascal: la question du rapport entre le moi et les « qualités »
a) qu’aime-t-on quand on aime « quelqu’un » (quelques / un) ?
Qu’est-ce que le moi?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Pascal, Pensées, "Qu’est-ce que le moi ?" Laf. 688, Sel. 567.
Avec cet extrait très connu des Pensées, Pascal se livre à ce que l’on pourrait appeler une sorte de réduction eidétique (réduction à l’essence d’une chose ou d’un être) du moi en utilisant l’amour. Mais pourquoi?
Parce que s’il y a bien un sentiment par le biais duquel on aspire à être visé, abordé, chéri, pris en tant que « moi », et pas un autre, c’est l’amour. Si c’est pour ressembler ou pour être rapproché.e de quelqu’un d’autre dans l’amour même que l’on me porte, alors ce n’est pas moi qui suis aimé.e. Nous ne pouvons être aimé.e qu’inconditionnellement, comme si dans cet amour, l’ordre des raisons cessait et que venait le temps d’être accepté.e pour soi: une sorte de kairos de l’acceptation, de consentement pur à l’existence d’un être donné, tel qu’il est, pour ce qu’il est, sans que cette personne ait à faire de concessions à l’air du temps, aux critères de considération des autres, de l’époque, d’une société.
Il faut vraiment prendre très au sérieux cette revendication, aussi impossible (peut-être) qu’il soit de lui donner foi, de lui répondre positivement (comment, en effet, pourrions nous être aimé.e pour nous-mêmes, pour notre moi quand nous réalisons qu’il y a dans ce moi tellement d’autres moi que le notre, ou que le nôtre est en fait une étrange composition d’une multiplicité de rencontres et d’ascendances, comme un assemblage confus de pièces, un costume d’Harlequin ?). Pourquoi faut-il néanmoins prendre en considération cette aspiration?
Parce que ce temps venu de l’acceptation inconditionnelle du moi, telle que l’on peut la supposer à l’oeuvre dans l’amour parental notamment, est dans l’amour dit « romantique » la claire affirmation d’un rapport au dasein. Si l’amour « romantique » est aussi important pour nous, c’est justement parce qu’il répond exactement à la situation qui est celle du dasein: nous qui savons qu’il n’existe pas de raisons d’être à notre être sommes mis en présence d’une autre personne qui finalement nous en fournit une, nous choisit comme raison d’être de son existence et nous conforte dans l’idée que nous avons raison d’exister. En étant ainsi porté par l’amour que l’on nous voue, nous trouvons une raison autre, presque objective, d’être, parce que notre existence est légitimée par l’intensité du sentiment qui nous est adressé, sentiment que, sans le savoir ni forcément le vouloir, nous inspirons à la personne aimante. Dans l’étude de ce texte, il ne faut pas oublier cette donnée fondamentale (précisément parce que Pascal ne la prend pas en compte): il y a dans l’amour quelque chose d’une revendication du Dasein qui se voit satisfaite, entendue, prise en compte, et cela même dans le désir forcené (peut-être incongru) d’être aimé.e en tant que « moi »?
Fidèle à son style percutant, court et incisif, méchant, caustique, Pascal (dont le but avéré, revendiqué est toujours de châtier les humains, de les rabaisser pour les tourner vers la seule posture admissible à ses yeux qui est la foi du Christ) ne dit pas tout, fait des raccourcis qui par conséquent rendent la compréhension difficile.
La question initiale est claire. Elle correspond parfaitement à notre cours. Mais que vient faire cette histoire de passant? Il fait jouer un parallèle de façon évidente mais encore faut-il en suivre le détour. Une fois que l’on a lu plusieurs fois le texte en entier, son objectif est plus clair: ce parallèle s’applique à une personne qui regarde au hasard les passants de sa rue en se mettant à la fenêtre et le fait d’être l’objet de l’amour d’une autre personne. Nous avons envie de dire que cela n’a rien à voir parce que dans le premier cas, si je fais partie de cette masse des passants que l’observateur regarde de sa fenêtre, c’est du hasard complet, alors que si je suis aimé.e, c’est exactement le contraire parce que j’aurai été choisi.e désiré.e élu.e. Je ne peux être aimée qu’en tant que je suis « moi » alors que ce n’est pas du tout mon « moi » que la personne veut voir dans la rue de sa fenêtre. Mais précisément, c’est bien cela l’objet de ce texte: en fait si! C’est tout aussi hasardeux. Nous sommes aimé.e.s pour des raisons totalement hasardeuses, contingentes, assez chaotiques en fait (au sens où cela tient vraiment à rien). Nous ne sommes aimé.e.s que pour des qualités provisoires que l’on « a » provisoirement qui peuvent disparaître, que ‘son partage avec toutes celles et tous ces qui les possèdent également tout aussi provisoirement.
Aimer quelqu’un ou être aimée par quelqu’un c’est un peu du loto. Une séquence chiffrée tombe avec des chiffres qui se suivent de la même façon que la liste des qualités pour lesquelles nous sommes aimé.e « tombe » et provoque l’amour d’un.e autre. On va se raconter des histoires sur la beauté de la rencontre. Nous allons ériger en destin ce qui n’a jamais été et ne sera jamais autre chose que du hasard. On va entretenir le mythe de l’élection, de la fatalité amoureuse là où il n’y a rien que de la contingence.
Il ne pense pas à moi « en particulier ». C’est donc sur cette particularité qu’il faut miser si l’on cherche le moi, selon Pascal. Puisque ce n’est pas moi qu’il voulait voir, le moi résiderait dans la visée particulière de ma personne, celle là même qu’aux yeux de la plupart des gens l’amour recherche: je t’aime toi parce que tu es « toi ». Mais quoi en toi, ou qui en toi? La réduction eidétique (réduction à l'essence d'une chose) commence.
- Je te vois, tu es beau ou belle: c’est ça que j’aime.
- Mais un tel ou une telle ont aussi un physique agréable. Tu les aimes aussi donc?
- Euh…..Oui…Non…C’est toi que j’aime
- Mais pourquoi « moi », si c’est la beauté que tu aimes, tu l‘aimes chez toutes les personnes belles, alors?
- Euh…Non parce que toi, en plus, tu es avisé.e, intelligent.e, tu gardes le souvenir des instants que nous avons passés…
- Mais je ne suis pas seul.e à être intelligent.e (si je le suis effectivement comme tu le dis)….Et puis je peux devenir stupide, je peux être atteint de la maladie d’Alzheimer. Tu m’aimerais si je perdais chaque nuit le souvenir de la journée de la veille, si je te voyais comme un.e étranger.ère?
- Euh….je ne sais pas…
- Alors ne dis pas que tu m’aimes « moi ». Ce que tu aimes, ce sont des qualités, le numéro gagnant d’une certaine combinaison de qualités qui ne sont pas moi, que je peux perdre ou que tu peux trouver identiquement chez plein d’autres « moi »… Restons en là si tu veux bien…Quant à moi, je rentre au couvent ou dans un monastère…Il n’y a que Dieu qui puisse m’aimer inconditionnellement et auquel je puisse adresser cette qualité d’amour. Lui m’aimerait aussi avec la maladie d’Alzheimer, parce qu’il aime toutes ses créatures.
Voici le dialogue souterrain qui oeuvre dans ce passage, voilà l’échange de pures vérités qui travaille clandestinement (enfin pas si clandestinement que ça) cette « démonstration » de Pascal. Voilà ce qu’il va nous falloir réfuter, détruire, laminer parce que cela nous apparaît comme une bien étrange doctrine que de chercher l’amour dans l’isolement d’une retraite à l’écart de la société des humaine.s, hors de la cité. Mais, pour ce faire, il convient d’aller jusqu’au bout du raisonnement de Pascal.
Toute sa logique repose sur le fait que quelque chose de nous durera indépendamment de nos qualités qui disparaîtront, ou qui se partagent, se distribuent à d’autres personnes aussi dignes de notre amour dés lors. Ce qui est ton moi en toi c’est forcément ce qui reste, ce qui demeure. Or rien de ta beauté, de ton jugement, de ta mémoire ne reste intact, identique, stable, fixe. Par conséquent, rien de tout ça ne fait que tu sois ce moi là. Il faut chercher plus loin: ta beauté est ton corps, ta pensée, ta conscience est ton âme or tu peux perdre ta beauté, ta conscience ta mémoire, donc on peut en déduire que ton moi n’est ni dans ton corps ni dans ton âme. Mais alors Où est le moi?
Il faudrait trouver quelque chose en toi qui reste toi tout le temps que tu existes, quelque chose qui te soit si indissolublement attaché qu’on ne pourrait te l’arracher sans prendre ton moi, sans que tu ne sois plus. Le moi c’est ce qui fait ton être, ton essence. Il faut aussi que cette essence soit particulière, propre à toi, et seulement à toi, indépendamment de ces qualités qui finalement sont passagères et contingentes.
Or « cela ne se peut et serait injuste » dit Pascal. Voilà que ces qualités dont il s’est démené à souligner la nature provisoire, hasardeuse se voient maintenant légitimées, dotées de justice. On peut bien penser en effet que la personne aimé.e n’est pas en reste pour mettre ses qualités en valeur pour maquiller sa beauté, la faire ressortir davantage pour cultiver et stimuler son jugement, son intelligence, son brio dans les conversations mondaines. Les qualités tout aussi arbitraires que soit leur répartition se voient ensuite choyées, travaillées, optimisées pour stimuler la séduction et faire que l’on sera aimé.e pour des raisons étrangères à notre être.
Déjà la conclusion du passage s’amorce dans ce tournant dont la pertinence est sujette à discussion. Le moi pour Pascal est exactement cet effort que l’on allons fournir pour maintenir l’éclat de ces qualités qui miraculeusement nous ont été données par la providence. Le moi, c’est du paraître en fait et de fait il existe un certain mérite à paraître aux yeux des autres comme « étant » ce qu’en réalité nous ne faisons qu’AVOIR. Il y a du mérite à faire comme si l’on était cette intelligence que l’on a, qu’on n’aurait pu ne plus avoir et de toute façon qu’on n’aura plus tôt ou tard. Tout le mérite des humain.e.s est de simuler la permanence de ce qui ne durera pas, de tromper les autres en faisant comme si on ETAIT ce qui nous a été hasardeusement prêté et qu’on nous reprendra de toute façon.
b) Le moi, la persona et l’art de la simulation
Finalement il y a dans ce texte trois façons d’être considéré.e par autrui, d’être reconnu.e par ses semblables, et éventuellement « aimé.e »: 1) on peut être aperçu.e dans la rue 2) on peut être aimé.e pour des qualités provisoires qui périront et donc échouent à définir un « moi » 3) on peut être aussi honoré.e par de hautes fonctions ou par des titres de noblesse
Ces trois modalités de reconnaissance, d’admiration ou d’amour sont parfaitement effectives, réelles. Elles sont en activation dans la vie de chacune et de chacun, et précisément elles se manifestent à nous comme ce dont la présence pointe vers une absence retentissante: être pour soi-même? Non ça ça n’existe pas.
Le but de Pascal apparaît alors dans sa volonté d’exposer une brutale superficialité sans profondeur. Mais alors, serait-ce vraiment cela, la vie, le monde, la société? Nous inventerions le mythe de la profondeur d’un moi auquel nous vouerions un sentiment amoureux pur, inconditionnel, total, celui-là même que nous retrouvons sous la plume de Montaigne à l’égard de son ami Etienne de La Boétie: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». C’est exactement cela que Pascal veut contredire au terme d’une démonstration pleine de cynisme et pas entièrement dépourvue de lucidité.
Nous passons dans la rue. Quelqu’un se met à sa fenêtre et nous aperçoit. Que perçoit-il de « nous », de notre supposé moi? Rien du tout, tout ce que cette personne saisit c’est notre corps visible qui se déplace dans une rue. Point! Nous sommes aimé.e.s par une personne qui aime notre pseudo-beauté, notre intelligence, notre jugement. Que saisit-elle de nous? Des aptitudes que nous avons, que nous aurions pu ne pas avoir, et qui de toutes façons échouent à constituer ce que nous sommes, notre moi. Emmanuel Macron choisit de se faire reconnaître en tant que « président de la république » c’est une charge, une haute fonction qui lui a été assignée par le scrutin de toute une population de votants. Est-ce que cela constitue son « moi »? Non, tout simplement parce qu’il ne l’a pas toujours été, et qu’il ne le sera pas toujours. Si nous étions tenté.e.s de moquer son ambition, de critiquer toutes celles et ceux qui, par leurs efforts, parviennent à se hausser au rang de personnalités notables, investies de charges et d’honneurs, à partir de quelle perspective le ferions nous? De celle d’une critique du paraître social, d’une revendication un peu naïve à la lumière de laquelle il existerait en nous en deçà de toutes les apparences, de tous les titres, de tous les protocoles et les signes extérieurs de considération, une réalité plus secrète, plus pure, plus cachée mais pas moins efficiente qui serait le moi. En d’autres termes, nous suggérerions l’existence d’un « substrat », d’une authenticité d’un moi dans l’arrière boutique dont la vitrine serait éventuellement trompeuse. C’est comme si avalisions une sorte d’infra-monde, d’infra réalité dans laquelle tous les moi purs existeraient en deçà des inégalités de considération et d’honneurs rendus par la nation. Nous pourrions ici penser à la légion d’honneur. Des personnalités toujours connues voient parfois leur célébrité récompensée par cette cérémonie dans laquelle on les gratifie d’une médaille, étant entendu que c’est la nation qui les honore et signifie ainsi la juste rétribution de tous les efforts faits pour se faire connaître.
Des doutes sont souvent émis par la population quant aux critères de ce « mérite ». Prenons des exemples: récemment des personnalités comme Jean Reno, Virginie Efira, Michel Drucker, Thierry Ardisson, Caroline Fourest, Elisabeth Borne ont été distingué.e.s. Il ne fait aucun doute que ces personnalités sont en vue, ou l’ont été du fait de l’aura médiatique de leurs actions. Il est moins courant qu’un épicier, un chauffeur de taxi, une boulangère soient décoré.e.s
On peut reconnaître à ce même Emmanuel Macron de l’avoir clairement expliqué lors de l’une de ses prises de parole les plus polémiques: il y a des gens « qui ne sont rien ». Si nous considérons cet énoncé au pied de la lettre nous pourrions dire qu’il est très Pascalien sur le fond. Ces personnes qui ne se font pas connaître, volontairement ou involontairement n’ont pas de persona retentissante. Ils ou elles n’ont pas été crédité.e.s par les médias d’un écho, d’une onde de célébrité. Pour autant, ont-ils ou n’ont-ils pas de « moi »?
S’ils ne sont rien, de fait, ils n’en ont pas. Emmanuel Macron et Pascal partagent ce point de vue à la lumière duquel, étant entendu que l’existence du moi est, pour le moins sujette à caution, nous avons un bénéfice certain à tout miser sur la persona, à produire une multiplicité d’efforts pour nous faire reconnaître, pour faire savoir ce que nous faisons, éventuellement en nous démenant pour nous situer toujours sous les feux de la rampe médiatique. Nous avons tort de les conspuer, du haut de notre anonymat vertueux et totalement inconnu du grand ou petit public. L’idée qu’il existerait une « valeur » propre à une personne, indépendamment de toute reconnaissance de sa personne par les radars de la célébrité, est trop arrangeante pour les petites gens pour ne pas être démagogique. La pure vérité, selon Pascal (et Macron), c’est qu’il n’existe pas du tout de valeur propre, de compétence clandestine, d’excellence indétectable, bref de « moi » pur, authentique, intègre, noble qui resterait d’autant plus « lui » qu’il demeurerait intact, intouché, indécelable.
Mais alors qu’y a-t-il? Du paraître et seulement du paraître et tous les efforts que nous accomplissons pour faire savoir qu’on a du savoir-faire. Que l’on ait du savoir faire sans alimenter en même temps le désir de reconnaissance par la société dans laquelle on l’exerce secrètement ou pour le bénéfice des personnes inconnues qui nous sont les plus proches: cela correspond à une attitude absurde, caduque, aussi incompréhensible que parfaitement nulle: « des gens qui ne sont rien ».
Dans un autre extrait de Pascal, on pourra juger de la profondeur de sa position qui ne repose aucunement sur un désir de provocation ou sur une volonté gratuite de contredire Montaigne (ce qu’il fait tout le temps, en fait!):
« Raison des effets. — Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière. »
Pascal distingue dans cette citation cinq types de personnes:
- le peuple
- Les semi-habiles
- Les habiles
- Les dévots
- Les chrétiens parfaits
En fait, les dévots sont assimilables aux semi habiles et les chrétiens parfaits aux habiles. Or ces cinq catégories (assimilables à trois en réalité) se définissent ici par leur considération des personnes connues ou dites « de grande naissance », mais il s’agit finalement de ces mêmes personnes qui se font honorer pour des charges ou des offices. Le peuple admire les gens connus parce qu’ils sont connus, mais sans chercher plus loin. Les semi-habiles, qui en fait, sont vraiment la cible de ce passage vers laquelle Pascal dirige tous ses traits, critique les gens de haute naissance parce que cela est hasardeux comme sont hasardeux les critères le la reconnaissance par la légion d’honneur. Les habiles font comme le peuple mais pour de toute autres raisons que le peuple, en vertu de que Pascal appelle « la pensée de derrière », soit une pensée réfléchie, démontrée. Mais de quelle pensée s’agit-il au juste?
Si nous refusons le critère du paraître au regard duquel des personnes se font honorées du fait de leur naissance et de leur charge, alors il nous faudrait adhérer à l’idée d’une justice « cachée », latente, clandestine qui serait d’autant plus efficient ente qu’elle serait invisible, intérieur. Mais alors si effectivement cette justice pure des gens de bien qui rénette cachés était si efficiente, où le serait-elle? Quelle serait cette puissance suffisamment sûre d’elle-même pour rester cachée? Comment la justice pourrait-elle s’exercer sans se faire reconnaître et donc sortir de sa réserve? Les habiles savent parfaitement que la naissance et ou la reconnaissance ou le paraître sont des critères purement hasardeux mais nous n’en avons pas d’autre et plutôt que de poser une supposée vertu qui nous viendrait du ciel (auquel pascal croit par ailleurs), nous serions mieux inspirés de nous rallier au peuple même si lui finalement ne sait pas à quel point, en se ralliant à l’apparence, il a parfaitement raison.
Nous pouvons mesurer à quel point Pascal est cohérent à la lecture de cet autre passage qui va exactement dans le même sens que celui de l’interrogation sur le moi:
Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cèdera la place à l’autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un. Cela est visible ; il n’y a qu’à compter ; c’est à moi à céder ; et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens.
Pensées - Pascal
Aussi supérieur que je puisse me croire et me positionner par rapport à cet homme, il a quatre laquais et moi je n’en ai qu’un. C’est un critère de pure force, exactement comme les qualités dont on va faire étalage pour se faire bien voir à la cour et se faire honorer du roi. Mais de fait, il faut beaucoup de sagesse et de pertinence que c’est très bien, que c’est même plus subtil qu’il y paraît, pas du tout parce qu’au final je croirai en une justice immanente ou transcendante qui me reconnaîtra au ciel à la hauteur de la vraie pesée de mon âme, mais tout simplement parce que de fait, c’est comme ça que l’on vit en paix. Celui qui a quatre laquais passe avant celui qui n’en a qu’un. Et point barre!
De la même façon, vous pouvez bien vous dire que vous « valez mieux » que Caroline Fourest ou Thierry Ardisson mais où ça? Sur quelle échelle de valeurs supposées? Il n’y en a pas d’autre que celle des apparences, que celles des efforts que vous allez déployés pour vous faire bien voir des autorités susceptibles de vous octroyer une charge, une reconnaissance, des honneurs. Bienvenue dans le monde réel!
Quel rapport avec le moi? C’est exactement la même chimère à laquelle on s’accroche pour se faire croire que l’on vaut mieux que l’aura de considération dont on jouit et que l’on juge évidemment trop faible par rapport à ces personnes qui se font honorer. Il n’y a pas davantage de moi à l’horizon de l’amour que de personne secrètement méritante à l’horizon d’un concours clandestin de diplôme de vertu silencieuse. Soit nous nous bougeons pour être reconnu.e par des personnes haut placées qui nous accorderons les honneurs dus aux efforts que nous avons libérés pour paraître, soit nous restons dans notre néant Macronien et ne nous plaignons pas de ne pas être connu.e puisque de fait nous ‘n’avons rien fait pour ça!
Le moi, pour Pascal, c’est du paraître qui se pousse du col en aspirant vainement au statut d’être.
c) Abstraction des qualités, stimulation des héccéïtés
Il est maintenant temps de détruire l’argumentation de Pascal et celle d’Emmanuel Macron, non seulement parce que nous autres, soldats inconnus, mort au champ du « déshonneur » de la non-célébrité la plus crasse, « sommes » et pas tout à fait « rien », mais aussi parce qu’il y a un moment particulièrement critique dans ce passage auquel il faut que nous consacrions beaucoup d’attention: « car aimerait-on la substance de l’âme abstraitement et quelque qualité qui y fusse? Cela ne se peut et serait injuste. »
Mais où est l’abstraction en fin de compte? Pascal est incroyablement doué pour nous reprocher une attitude qui est plutôt exactement la sienne. J’aime quelqu’un à cause de la beauté. La petite vérole tuera la beauté sans tuer la personne mais nous n’aimerons plus la personne. Donc nous continuerons à aimer la beauté, éventuellement chez une autre et si cette autre personne cessait d’être belle, nous la quitterions également. Ce que nous aimons c’est la beauté en soi. Or qu’est-ce que cette beauté pure si ce n’est justement une abstraction? Et c’est exactement la même chose pour l’intelligence, le jugement, etc, car ce n’est pas assez de parler de jugement. Ce qu’il faut entendre, c’est le bon jugement. Nous aimons une personne parce qu’elle juge bien, ce qui suppose une certaine d’idée du bien, laquelle ne peut se concevoir qu’en tant que concept, abstraction pure. Pascal est ici démasqué: c’est lui, en fait le véritable idéaliste, le romantique des idées pures, l’amoureux des abstractions et de qualités désincarnées qui flotteraient comme ça dans un ciel des idées. Personne, vraiment personne, n’aime « la beauté », tout simplement parce que LA beauté n’existe pas. Ce que nous aimons c’est la façon dont telle personne « pratique le fait d’être « belle » » et par ce terme vague, ce que nous voulons dire c’est que nous en sommes physiquement troublé.e.s. S’il nous est difficile de dire pourquoi, ce n’est pas du tout en raison de l’abstraction d’un pseudo-moi mais plutôt parce que les mots: beauté, intelligence, jugement sont des concepts vagues et généraux qui ne parviennent pas à exprimer l’onde de choc physique, émotive, affective, présente qui nous envahit.
Mais alors comment nous en sortir? Pascal a marqué des points en affirmant que nous n’aimons personne et en même temps nous venons de démasquer l’imposture des qualités. Nous ne pouvons donc aimer ni moi ni qualités, mais ne serait-ce pas parce qu’en fait ce que l’on aime, ce ne sont pas ces qualités universelles et générales qui sont intellectualisées comme au-dessus du moi mais plutôt ces heccéités qui sont au-dessous non pas venant du moi mais propres au dasein, c’est-à-dire à ce niveau brut de la jetée dans le monde d’un être incapable de se donner un être? Ce que nous aimons alors, ce n’est pas l’être, la substance d’un être (puisque il n’en a pas) mais le fait qu’il ou elle soit. Ce que l’on aime c’est qu’elle existe et pas qu’elle soit cette personne là. Nous aimons justement qu’elle ne soit pas identifiable, décelable, définissable. Nous aimons qu’elle n’ait pas de moi, mais qu’elle soit ce dasein en attente d’en déterminer un par le jeu parfaitement hasardeux des situations dans lesquelles elle va être jetée. Celle attente évidemment ne sera jamais comblée. Nous ne sommes précisément que cela: des dasein en attente d’un moi assignable, de telle sorte qu’il est vrai que personne ne peut être aimé.e pour soi-même (comme finalement le dit Pascal) mais que tout le monde l’est pour l’attente d’un moi dans le pressentiment duquel nous ne faisons en fait que désirer son inimitable présence un peu comme un rendez vous avec une personne dont on sait bien qu’elle ne viendra jamais mais qui nous aurait laissé des traces de son passage: des héccéïtés.
d) Le moi constructible de la personne aimée (Stendhal, Spinoza et Proust)
« Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons. » dit Spinoza. L’amour ne sait pas ce qu’il désire mais il crée ce qu’il désire en même temps qu’il le désire et cette projection n’a pas de terme de telle sorte qu’aimer une personne c’est n’aimer personne qui soit déjà définie, c’est aimer le fait qu’elle ne soit pas définissable, qu’elle soit donc « infinissable » si le mot existait. Ce que nous aimons d’elle par conséquent, c’est cette attitude à déjouer nos tentatives d’emprisonnement de son moi, de définition, de qualification de sa personne.
Il serait vraiment trop long ici de décrire précisément ce que Spinoza veut dire par cette phrase dans laquelle s’exprime un rapport aux valeurs, aux idées, à Dieu qui va entièrement transformer son siècle et la philosophie elle-même. Ce n’est pas notre objet: disons simplement que les conceptions de Spinoza et de Pascal varient voire s’opposent totalement. Pour Pascal Dieu est l’idéal de la perfection dont l’être humain est dépourvu. Le Dieu de Pascal est transcendant, celui de Spinoza est immanent et finalement nous ne cessons d’en faire l’’expérience tout simplement parce que Dieu et la nature ne font qu’un. Cette opposition a pour conséquence immédiate deux définitions du désir absolument contraires. Le désir est pour Pascal le manque éprouvé par l’humain à l’égard de Dieu alors qu’il est pour Spinoza la manifestation même de la puissance de Dieu, c’est-à-dire de la nature. Toute chose est animée du désir de persévérer dans son être parce qu’être, c’est précisément « Dieu ». Nature vient de natura qui signifie en latin ce qui est dans cet état de naître. Le désir de persévérer dans son être n’est dont ni plus ni moins que l’oeuvre même de la puissance de Dieu, c’est-à-dire de la nature. La création n’est pas du tout le monde fait par Dieu. Dieu c’est l’œuvre de création d’un Dieu qui se fait monde ou d’un monde qui se fait Dieu, qui est en cet instant en train de le faire. Toute effectuation réussie, joyeuse par le biais de laquelle nous libérons notre puissance en donnant lieu à une certaine façon d’être de Dieu, à une stylisation de Dieu est parfaite, exprime exactement tout ce qu’il y a pour nous de justesse à exister. Pour Spinoza il n’y a qu’une seule substance’, nous pourrions dire qu’un seul moi, celui de Dieu, de la nature. Nous qui existons sommes des modes de ce moi, des façons d’être de cet être qui finalement est exactement et à jamais « ce que c’est qu’être ». Plus nous libérons ce style qui est le nôtre qui dessine une façon d’être Dieu, une façon de devenir ce que c’est qu’être plus nous nous accomplissons, plus nous participons de ce que c’est qu’être une substance, sauf que cette substance ce ne sera jamais « nous ».
Mais il nous faut revenir au texte. Quel est le point fort de Pascal? C’est son cynisme, le fait qu’il trouve en nous une certaine adhésion quand il casse l’imagerie romantique de la gratuité d’un amour qui aimerait le moi pur d’une personne indépendamment de ce qu’il apparaît. Il veut nous faire convenir que nous n’aimons que de la superficialité pour la bonne raison que nous-mêmes ne sommes que de la superficialité, et nous avons bien tort de nous prendre pour autre chose. Il n’y a que duperie, apparences, semblant dans la vie en société des humains et ils ne sont pas capables d’autre chose. Le seul moyen qu’ils auraient de se racheter c’est de vouer leur existence au christ. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », c’est une proposition vide et dans fondement.
Montaigne défend l’idée qu’il y a quelque chose d’indéfinissable dans une personne et c’est cela que nous aimons. Or Spinoza nous fait peut-être mieux comprendre que Montaigne en quoi consiste cette caractéristique de l’indéfinissable. « Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons. » La singularité que nous aimons dans la personne que nous chérissons n’est pas du tout celle de son « moi », moins encore celle d’une irréductible personnalité qui la constituerait en elle-même comme une personne définie, qualifiable, « posée », identique à elle-même. Elle fait signe de la spécificité d’un travail, d’un ouvrage très concret et pas vraiment romantique, celui par le labeur duquel la personne aimante crée pour la personne aimée la vertu qui la rend désirable, aimable. C’est en ce travail que l’amour existe. Nous ne cessons d’oeuvrer à rendre aimable la personne que nous aimons et nous ne l’aimons que pour autant qu’elle rend ce travail possible, qu’elle nous en donne l’occasion, qu’elle se comporte de telle façon que cette amabilité dont nous sommes les maîtres d’oeuvre puisse bel et bien s’y concrétiser, s’y cristalliser. Il est assez difficile de faire plus concret que cela. Qu’aimons nous vraiment en fin de compte? Nous aimons aimer et pour ce faire il est nécessaire qu’une personne cristallise autour de son existence (et pas du tout de sa substance) notre attention, notre désir, notre énergie aimante.
Que fait Pascal en fait? Il fait semblant de croire que nous aimons un moi puis il cherche ce moi et ne le trouve ni dans le corps ni dans l’âme. Nous aimons des qualités dit-il en éludant que des qualités sont des idées générales qui n’existent pas, des généralités caricaturales, des concepts linguistiques qu’en réalité on ne trouve que dans les dictionnaires. Dés lors il lui est facile de dire qu’on n’aime personne car ce « personne » correspond exactement à l’abstraction des termes que nous utilisons pour qualifier des actes ou des personnes dont nous savons bien qu’elles ne se laissent aucunement pointer pas des termes aussi flous. Il est logique qu’il finisse son texte par une sorte d’éloge des courtisans qui ‘ont pas tort de se faire considérer pour leur titre ou pour des avantages gagnés dans des concours de flatterie de personnalités influentes car de fait il n’y a que ça. Son « radar » se rend par lui-même insensible au seul véritable ouvrage qui de fait s’effectue un peu comme du travail clandestin et cela continûment. De quel travail s’agit-il?
Dés lors donc que Pascal dit que le fait d’aimer irrationnellement une personne serait « injuste », on réalise à quel point sa démarche est falsifiée. Autrement plus cohérente est la description par Marcel Proust de sa première rencontre avec Albertine, précisément parce que l’on y voit à l’oeuvre ce « travail » dont il est question, travail indissociable d’un agencement pur et brut d’héccéïtés. La première fois qu’il aperçoit Albertine, il est absolument incapable de la dissocier de toutes les autres jeunes filles avec lesquelles elle compose une sorte de « halo », de flux protéiforme de traits de visages qu’il est absolument incapable d’assigner à des individus distincts. Elles forment un nuage de lignes qui composent un paysage plus qu’un visage, une ambiance plus que des « moi », une atmosphère davantage que des jeunes filles et c’est justement de cela qu’il va tomber amoureux. On n’aime jamais personne: sur ce point Pascal a raison mais la vérité c’est qu’on crée des agencements, on se rend sensible à des configurations dont nous allons constituer inconsciemment la désidérabilité, tout simplement parce que précisément cette absence de contours les restitue dans une infinité à laquelle seul un amour infini peut se vouer. Cette infinité n’a rien de romantique ou d’idéal, elle est exactement à la hauteur (très basse) de cette confusion des circonstances dans le mixte de laquelle tout instant présent se donne. On ne peut aimer que le hasard des circonstances, rien que Pascal ici puisse comprendre.
Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté ; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettaient en contraste au milieu des autres comme, dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues, l'une, que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs ; une autre que par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée de géranium ; et même ces traits je n'avais encore indissolublement attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à l'autre ; et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble, merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées aussitôt après) je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide, collective et mobile.
Si nous prêtons attention à une telle description, nous réalisons qu’il y a en elle de quoi contredire Pascal terme à terme. Le narrateur est à Balbec et il discerne au loin ce groupe de jeunes filles qui approche au milieu d’autres badauds. Il ne les connaît pas. Rien qui soit ici autre chose que des heccéités brutes qui forment le tableau de cette circonstance là. Il ne s’est pas mis là pour les voir mais de les voir viendra l’affect amoureux, et c’est bel et bien ça le fond de l’erreur de perspective de Pascal. Il cherche le moi dans l’amour alors que précisément Proust nous fait réaliser que l’amour ne se construit que dans le décadenassage de l’enfermement du moi. C’est parce que son attention est capturée par l’impossibilité de fixer des personnes, des individus figés que le narrateur est pris dans tout ce qui fait de chaque instant la manifestation de l’infini, au sens de non distinct, non distinguable. Composer des agencements, c’est d’abord être pris dans ce phénomène qu’est l’indissociabilité des circonstances, des êtres des choses et des climats. Le « parce que » c’était lui parce que c’était moi est en fait réductible à un « parce que c’était maintenant » et ce maintenant là n’a pas de « parce que ». C’est bien tout ce que Proust rajoute à Montaigne.
Nous aurions tort de considérer que ce que Proust écrit est ici très abstrait car pour peu que nous produisions cet effort de réminiscence des sentiments que nous avons éprouvés à l’égard de personnes bien connues, bien définies, avec un moi identifiable, nous trouverons nécessairement à l’origine du tout premier affect quelque chose ayant trait à des situations dans lesquelles c’est un « tout » qui s’est imposé à nous et à partir de ce tout que nous avons créé l’amabilité de la personne aimée. Finalement cette capacité pointée par Kouletchov de poser des traits d’unions entre des éléments à partir desquelles nous créons des perspectives de deuils, de désidérabilité ou de faims est bel et bien décisive à notre compréhension du moi. Le moi n’est pas tout fait. Il est ce à parti de quoi tout ce qui s’effectue s’ordonne au gré de perspectives amoureuses, haïssantes, joyeuses, tristes, etc.
3) Le moi: sens, perspective et narration
a) Les Ménines de Velasquez: « Fiat Ego »
Nous pourrions finalement situer le tableau de Vélasquez intitulé les Ménines (1656) comme l’illustration de ce que Pascal affirme. Il n’y a que des apparences. Le roi d’Espagne Philippe 4 avec la reine Marie Anne d’Autriche sont peints comme le prouve le miroir en arrière plan alors que leur fille: Marguerite Thérèse, la plupart des suivantes, un conseiller dans l’encadrement d’une porte du fond, et Velasquez lui-même les regardent. Pour savoir ce que c’est que revêtir le moi du roi, il suffit de se planter devant le tableau et de percevoir tout ce qui se joue dans le fait d’être au croisement de toutes les perspectives dessinées par les regards braqués de la cour d’Espagne. On n’aime jamais personne en fait mais seulement la qualité d’être roi le titre d’être reine, autant de qualités empruntées qui ici valent au spectateur de s’immiscer dans les habits du roi, « habits » consistant dans rien de moins qu’une position.
Mais ce tableau ne parle aucunement d’amour, il décrit un pur jeu de proxémies. Que désigne ce terme? L’idée selon laquelle les distances posées par les interactions entre les personnes au sein d’une situation donnée établissent clairement leur rôle, leur statut, leur fonction, leur persona. En un sens cela ne consiste finalement qu’à réunir les deux sens du terme de position: social et spatial.
Il est évident qu’une analyse superficielle du tableau peut donner lieu à ce type de thèse selon laquelle le moi n’est rien de plus que cet égo flatté de se trouver ici dans la convergence de la plupart des regards. Mais la finesse des proxémies déployées dans cette scène de cour va bien au-delà. Le couple royal est ici modèle, parents, souverains, maîtres de maison royale…Et reflets! La toile ne fait pas qu’énumérer toutes les fonctions jouées par le couple monarchique, elle les épuise. La royauté consiste bien dans un jeu de considérations, dans de purs angles de vue, dans la superficialité d’un jeu de couleur, d’ombre et de lumière, de représentations visibles, mais elle est aussi comme « consacrée » par une présence absente, « abstraite ». Le moi de la reine et du roi, c’est justement ce qui dans cette toile est comme exclu, c’est ce que de fait on ne voit pas en peinture mais dans le reflet présent dans la peinture. Nous pourrions ici parler d’angle mort ou d’angle vide, ou de ligne de fuite. Le moi du roi et de la reine se confond avec celui du spectateur parce qu’ils se définissent l’un comme ‘l’autre comme l’extériorité de la toile, cela même qui très littéralement n’en voit que l’envers. Le moi ici est bel et bien ce qui ordonne la perspective, ce en fonction de quoi elle est ordonnée mais absolument pas ce qui s’y retrouverait enchâssée, ce qui en ferait partie intégrante. Le moi ici c’est la partie structurante et exclue. Il faut bien que cette perspective royale de la cour existe, ne serait-ce que parce que de toute façon la toile elle-même en déploie la visée ordonnatrice mais quant à savoir ce que ce moi « est », c’est justement ce dont la toile est le signe annonciateur mais aucunement la vision.
La royauté, c’est exactement ce qui se trouve enveloppée dans les regards de tous les personnages peints dans cette toile. Le moi du roi, c’est le développement même à partir duquel ces enveloppements prennent et déploient tous leur sens. Nous retrouvons terme à terme tous les mots présents dans la citation de Gilles Deleuze. Si Pascal avait Raison, alors cette toile ne serait que la démonstration un peu ironique, voire dénonciatrice de l‘étiquette de la cour, mais ce n’est en aucune manière l’intention de ce tableau, non seulement parce que nous savons que les rapports entre le peintre et le roi étaient très bons (Velasquez étaient le peintre de chambre de Philippe 4, plus haute distinction pour un peintre) mais plus profondément parce qu’il n’est rien de cette toile qui s’exclue de son époque, de son courant de prédilection: le baroque (mouvement littéraire, musical et picturale très porté vers les abimes et les jeux de la représentation, la fiction dans la fiction (la vie est un songe de Calderon (1635). Le moi ici ce n’est pas du tout ce que la toile a peint mais ce dont elle est la ligne de fuite, ce par quoi et en quoi elle prend sens. De ce point de vue n’est pas du tout contradictoire que le moi du roi et de la reine est à la fois partout dans cette toile et absolument nulle part. C’est ce grâce à quoi des personnes distinctes, dispersées, jetées là dans la pièce acquièrent par leur posture, par la hiérarchisation des plans, par leur proxémie, le sens du moi royal. « Que la lumière du moi soit! »: c’est exactement cela cette toile: un « Fiat ego ».
b) Désirer l’impossible, c’est aimer réellement l’autre
Cette piste du baroque, en tant que mouvement littéraire et philosophique donnant du moi une version pertinente, cohérente est vraiment porteuse, notamment parce que l’une des figures de style favorites du mouvement baroque est l’hypotypose, soit une description tellement vive et détaillée que l’on a l’impression de la vivre. Des ménines nous pouvons dire de fait qu’il s’agit d’une toile baroque, notamment parce que ce courant joue énormément avec la mise en abimes des perspectives mais aussi tout simplement parce qu’il s’agit d’une hypotypose. Comment produire une scène suffisamment détaillée pour que l’on ait le sentiment de la vivre. Nous la vivons puisque nous sommes reine (ou) et roi d’Espagne et que tout s’ordonne en fonction de ce titre qui se révèle en fait être un point localisable dans l’espace et à partir duquel se distribuent les places, les regards, les distances et les expressions.
Qu’est-ce que le moi, donc? La nécessité de poser l’existence d’un vecteur d’ordre ou d’ordonnance, ou plus simplement un foyer une source de représentation, quelque chose que l’on retrouve exactement dans l’étymologie de perception: capturer, prendre contenir, circonvenir (capere) en traversant (per). Il est absolument impossible que cette perspective existe, que cette façon de contenir la pièce, d’en embrasser la totalité se fasse sensible sans que nécessairement un poste de guet existe aussi. Mais en même temps, le moi n’est pas physiquement dans le tableau, il l’est réflexivement dans l’image du miroir. Le moi est donc aussi nécessaire que fictif. Il est bien dans cette toile parce qu’elle est baroque, une fiction nécessaire, et c’’est là le terme qu’il nous faut retenir: le moi comme fiction nécessaire.
Or cette considération du moi comme fiction nécessaire trouve plus qu’un écho dans la conception du philosophe Paul Ricoeur de l’identité. Dans son Livre « Soi-même comme un autre », Paul Ricoeur expose avec simplicité et précision le paradoxe qui n’a cessé de se faire jour dans nos développements. Nous croyons au moi ,que ce soit pour s’estimer responsable d’être encore vivant comme le rescapé des des camps, ou pour pointer comme une ligne de duite l’horion d’une identité à l’amour, malgré les efforts de Pascal pour nous faire adhérer à l’idée que l’on aime des qualités impersonnelles.
Mais c’est Proust qui a raison: ce qui déclenche l’amour, c’est ce dont nous percevons la présence mais sans pouvoir encore l’individuer comme ce paysage déroulant de visages qu’il aperçoit au loin avec cet essaim de jeunes filles qui flotte comme un nuage et se rapproche de lui avant qu’il n’en détache la figure aimée d’Albertine. Mais n’aimera-t-il pas finalement toujours ce nuage de visage au travers d’Albertine? Ce que l’on aime, comme Spinoza nous le fait clairement réaliser ce n’est pas tel ou tel, c’est ce support vague et flou, ce nuage d’heccéités dont nous allons pouvoir construire le moi en même temps que nous l’aimons. Nous n’aimons pas le moi de l’autre personne nous aimons le produire sans fin, interminablement, infiniment. C’est cette inaccessibilité d’un moi infinissable qui déclenche en nous comme une pulsion de création l’envie d’aimer. Ainsi s’explique la maladie de Phèdre, ou celle de Roméo pour Juliette et de Juliette pour Roméo,: rien ne semble plus impossible à bâtir que l’amour d’Hippolyte pour Phèdre ou de Roméo pour Juliette ou de Tristan pou Yseult et rien dés lors ne saurait être plus nécessaire, plus intense plus passionnel, plus créateur que ce flux là.
Il existe donc ce que nous pourrions appeler une illusion substantialiste du moi: nous voulons à toute force adhérer à un moi-substance qui demeurerait identique dans le temps, dans son rapport aux autres, dans son expérience (usante) de la mort, dans le hasard de ces évènements qui nous arrivent aléatoirement et auxquels nous répondons diversement sans jamais qu’une unité de caractère, de comportement, d’existence s’y effectue. Il n’y a pas d’ego substantiel. Mais il faut donc qu’il y ait un sujet, un je qui puisse donner au da sein que nous sommes quelque chose à faire ou surtout à être sans se laisser emporter par le chaos. Mais le sujet de Descartes, le « je pense » a été détruit par Nietzsche et par l’évidence de ceci que ce sujet en fait est purement grammatical. C’est bien ce qu’en d’autres termes Roland Barthes signifie explicitement de la langue fasciste. L’idée selon laquelle nous serions sujets de nos actes est simplement l’un des effets pervers d’une langue au sein de laquelle 1) le verbe s’accorde avec le sujet 2) il y a une première personne de l’indicatif dans la conjugaison 3) Le sujet est cause de l’action.
Ce que le Dasein ne trouvera donc ni dans l’idée d’un moi même, ni dans la postulation d’un sujet Je, il le saisira par ce que l’on pourrait appeler un « moi-autre » ou encore l’aptitude à se saisir soi-même comme un autre et cela passera nécessairement par une narration, par un récit, par un témoignage de soi à soi.
c) Mêmeté, ipséïté et identité narrative
On comprendra plus aisément en utilisant les termes de Paul Ricoeur: mêmeté, ipséïté identité narrative.
- Par mêmeté, il faut entendre un type de rapport avec notre moi qui le considère comme posé. De fait nous avons des empreintes digitales qui nous définissent comme unique. Il y a en tout être humain une spécificité qui le définit comme un moi. La mêmeté c’est l’affirmation d’une spécificité factuelle, physique mais sans amplitude, sans perspective.
- L’ipséïté est plus crédible. Ce n’est pas parce que de fait mon identité n’est pas posée comme une substance que je ne peux pas la revendiquer un peu comme une promesse, un « effort », une consistance. Le moi devient une aspiration à laquelle on tient, dont on ne démord pas, comme une prise à témoin par le biais de laquelle on se présente à Autrui comme celle ou celui dont les actes seront à la hauteur de la confiance qu’on lui fait. « Je te jure que…. ». Je suis ce rendez vous pris de la parole donnée: ce n’est pas un je suis moi mais plutôt un « j’y serai ». C’est aussi une consistance qui nous engage avec l’autre devant soi-même, une possibilité de se donner à soi-même le respect voué à quiconque tient ses engagements. Pour peu qu’on y réfléchisse un peu, on réalisera que quelque chose de profondément s’accomplit dans la parole donnée: les pactes, les contrats, les engagements pris, les rendez vous, peut-être même les sentiments, l’amitié, l’amour. Répondre de soi comme on le ferait d’un autre aux yeux des autres et répondre de cet autre que l’on est aussi mais devant soi. L’ipséïté c’est exactement ce que Pascal n’avait pas prévu. Il ne s’agit pas « d’aimer abstraitement la substance de l’âme quelque qualité qui y fusse. » il s’agit plutôt de se fournir à soi assez d’attestations de soi, d’attention à ne pas déroger à la parole que l’on a donné aux autres pour s’aimer soi-même.
- L’identité narrative permet d’assurer le dépassement nécessaire de la mêmeté par l’ipséïté: « Répondre à la question « qui ? » […], c'est raconter l'histoire d'une vie. L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du qui n'est donc elle-même qu'une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l'identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l'on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l'on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n'est qu'une illusion substantialiste. Le dilemme disparaît si, à l'identité comprise au sens d'un même (idem), on substitue l'identité comprise au sens d'un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n'est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l'identité narrative. L'ipséité peut échapper au dilemme du Même et de l'Autre, dans la mesure où son identité repose sur une structure temporelle conforme au modèle d'identité dynamique issue de la composition poétique d'un texte narratif. Le soi-même peut ainsi être dit refiguré par l'application réflexive des configurations narratives. A la différence de l'identité abstraite du Même, l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. Comme l'analyse littéraire de l'autobiographie le vérifie, l'histoire d'une vie ne cesse d'être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu'un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d'histoires racontées.…] D'abord l'identité narrative n'est pas une identité stable et sans faille ; de même qu'il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents ( ...) de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l'identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire […]. L'identité narrative devient ainsi le titre d'un problème, au moins autant que celui d'une solution. Une recherche systématique sur l'auto-biographie et l'auto-portrait vérifierait sans aucun doute cette instabilité principielle de l'identité narrative. Ensuite, l'identité narrative n'épuise pas la question de l'ipséité du sujet.
Il faut vraiment analyser ce passage si nous voulons voir clair dans ces définitions. Lorsque, par exemple, Paul Ricoeur écrit: « l’histoire racontée dit le qui de l’action » Il vaut souligner le fait qu’il y a dans l’identité narrative quelque chose qui permet de maintenir la référence au JE au-delà de la critique Nietzschéenne, critique pertinente, incontournable. Que le « je » soit une invention de la grammaire: cela ne fait aucun doute, mais, pour autant, n’est-il pas nécessaire que nous en maintenions l’effet de sens en nous racontant à nous-mêmes l’histoire d’un moi tout en sachant bel et bien que ce n’est qu’une histoire? Un je se raconte l’histoire d’un « moi » tout en sachant bien parce qu’il est un dasein que ce moi est une fiction mais qu’elle est nécessaire pour que je puisse répondre de mes actes devant autrui et me construire grâce à lui une identité narrative et seulement narrative.
Si nous ne faisons pas cela, nous sommes condamnés à errer entre deux impossibilités.
- Première impossibilité: nous adhérons sans partage ni nuance au Moi, mais alors nous nous confrontons à une impossibilité radicale. L’expérience que nous faisons de l’existence est plutôt celle d’être sans cesse Autre à soi: le temps, l’autre, la mort sont autant d’obstacles infranchissables à une unité substantielle. Nous nous prenons de plein fouet l’obstacle de la dispersion imposée par le réel.
- Deuxième impossibilité: nous adhérons alors à Hume et à Nietzsche qui démontrent avec succès que l’idée de moi n’a aucune réalité, aucune évidence sensible. Mais alors il n’existerait rien en nous qui puisse aspirer à une unité quelconque. Nous sommes comme un Ulysse fou qui errerait, maudit par Poséïdon au fil de ses naufrages et de ses aventures de terre en terre sans jamais reconnaître en lui le moindre fil narratif, le moindre rapport entre ces épisodes. Un Ulysse amnésique, un roi Lear hagard, zigzaguant sur la lande où ses fils viennent de se massacrer: voilà ce qui nous guette à moins de sauver quelque chose du moi.
Pour répondre à cette difficulté , Paul Ricoeur utilise la distinction latine entre idem (même) et ipse (soi-même, être à soi-même). C’est toute la différence entre être même que soi (Idem) et être à soi-même, c’est-à-dire se définir comme être par le fait d’être « moi » (idem) et se définir comme être par le fait d’être à soi, de répondre de soi devant autrui et devant soi-même (ipse). Idem c’est justement ce qui se retrouve dans la mêmeté. Ipse c’est l’ipséïté. Autant la mêmeté se définit par un moi constitué, autant l’ipséïté se définit comme un rapport, comme ce qui reste à combler comme engagement, promesse de soi à soi. L’identité de l’ipséïté c’est ainsi ce qui reste toujours à faire, ce qui certes peut se réaliser dans une promesse tenue mais qui finalement se reconduit incessamment dans une conduite à tenir. C’est pourquoi la mêmeté décrit l’affirmation de soi comme substance (impossible) alors que l’ipséïté décrit l’affirmation de soi comme attitude, comportement, ethos (toujours à tenir). Il y a nécessité éthique à ce que je maintienne fermement le présupposé fictif d’une unité d’être, d’une ligne de fuite, d’un être à être, d’un être dont j’ai toujours à maintenir l’adéquation entre ce qu’il est et ce qu’il dit qu’il est, d’où l’importance du récit, du témoignage de soi à soi et de l’engagement que l’on prend ainsi vis-à-vis de soi à l’attention des autres. Qu’est-ce que le moi alors?
d) Les larmes d’Ulysse
Un récit dont je suis à la fois le conteur (l’auteur) l’acteur (le personnage) et le récepteur (lecteur). Voici la trilogie qui fonde l’identité narrative: auteur/acteur/lecteur. Je suis un moi dans la mesure où je peux assumer d’être l’auteur d’un récit racontant mon histoire à cet autre que je suis à moi-même (être à soi même plutôt qu’être même que soi). Evidemment « les autres » participent de cette altérité de moi à moi-même non seulement parce que j’ai à répondre devant eux de l’unité de comportement de ce personnage que je suis mais aussi parce qu’ils sont susceptibles autant que moi les lecteurs de cette histoire de moi.
Dans son livre « la crise de la culture, Hannah Arendt évoque exactement ce qui va donner à Paul Ricoeur l’intuition de l’identité narrative en évoquant le passage de l’Odyssée dans lequel Ulysse naufragé recueilli à la cour des Phéniciens reconnaît son histoire dans le récit des exploits des guerriers grecs et troyens. Il se produit ici une mise en abîme de l’Iliade et l’odyssée puisque Ulysse devient le spectateur passif de l’épopée dont il est le héros et dont il va répondre le récit
« Poétiquement parlant, le début de l’histoire se trouve plutôt au moment où Ulysse à la cour du roi des Phéniciens, écoute l’histoire de ses propres faits et souffrances, l’histoire de sa vie, devenue alors une chose extérieure à lui, un « objet » que tous devaient voir et entendre. Ce qui avait été pur événement devenait maintenant « histoire » (….) La scène où Ulysse écoute l’histoire de sa propre vie est paradigmatique à la fois pour l’histoire et pour la poésie ; la réconciliation avec la réalité, la catharsis qui, selon Aristote, était l’essence de la tragédie, et selon Hegel, le but ultime de l’histoire, se produisait grâce aux larmes du souvenir. Le plus profond motif humain de l‘histoire et la poésie apparaît ici avec une pureté incomparable: puisque l’auditeur, l’acteur et celui qui souffre sont une et même personne, tous les motifs de l’ordre et de la pure curiosité et de l’appétit d’informations nouvelles qui, bien sûr, ont toujours joué un grand rôle dans l’enquête historique comme dans le plaisir esthétique, son naturellement absents chez Ulysse lui-même qui aurait été ennuyé plutôt qu’ému si l’histoire n’était que nouvelles et si la poésie n’était qu’amusement. »
Ulysse ne pleure pas parce qu’il apprend quelque chose, mais bien au contraire parce que ce récit ne lui apprend rien et qu’il y reconnaît son histoire. Ce qui s’effectue ici c’est l’effet de reconnaissance d’un moi dans un récit conté par un étranger mais qu’Ulysse va reprendre ensuite, en son propre nom, cette fois ci. Ulysse s’entend nommer comme s’il était distant de lui-même, témoin de son histoire mais racontée comme celle d’un autre. Il est auditeur, spectateur passif de soi. Il est ainsi lecteur. Il se reconnaît en tant qu’acteur (le personnage), ce qui va le conduire à pleurer et à reprendre le récit de la voix de l’aède à la sienne en racontant avec ses mots l’histoire d’un moi qui est le sien. Il n’y a pas d’identité faite mais il y a un travail d’identification à soi à faire inlassablement par le récit. C’est ça l’identité narrative, et c’est finalement exactement comme si Homére (ou les auteurs de l’Odyssée) nous livrait ici à la fois le secret de l’identité par le récit et le secret du récit par l’identité (il n’y a identité que par le récit et il n’ y a de récit que par identification au héros)
Conclusion
Nous ne cessons de composer et de recomposer sans cesse l’histoire de notre moi sans qu’à aucun moment une seule version de nous s’impose à nous comme exclusivement vraie ou comme définitive et, en même temps, sans que s’arrête pour autant en nous cet appétit de faire et d’écouter l’histoire de ce personnage que nous prenons à tort et à raison pour nous-mêmes. Mais pourquoi? Parce que c’est précisément ce qui nous permet de donner du sens à ce qui sans cela n’en aurait pas. Le moi c’est à la fois ce qui s’oppose au dasein (parce que le dasein vit l’angoisse du désordre et de la contingence de son être) et suscite en lui comme sous l’impulsion d‘une absolue nécessité le désir de se constituer un moi au fil de la trame de récits.
On pourrait objecter que cette définition du moi comme pur effet de narration s’oppose à lcelle qui considérerait le moi comme ce dont seule la mémoire assure le lien Ulysse aurait-il pleuré s’il n’avait pas gardé en lui le souvenir de ses exploits, l’écrivain de la recherche se serait-il reconnu dans ce petit enfant mangeant la première bouchée de madeleine dans la chambre de sa grand tante Léonie? Certes, la mémoire est décisive mais encore faut-il qu’elle consente à se configurer et à se reconfigurer dans l’effet renouvelé de fiction de récits, récits perfectibles, provisoires, changeants, offerts aux mutations d’une multiplicité de chantiers de narration possibles. L’identité narrative ne cesse de se tisser et de retirer comme la toile de Pénélope et c’est peut-être en elle qu’un personnage nommé Ulysse pleure à l’écoute de ses propres exploits. De même, le souvenir du narrateur de la recherche est le souvenir d’un NARRATEUR et si l’oeuvre entière de la recherche se situe en effet entre deux bouchées de madeleine distantes de plusieurs dizaines d’années, c’est le fil d’une narration qui en assure la continuité. C’est ainsi que s’explique le fait que nous ayons « un » moi et en même temps que celui-ci puisse de dupliquer en autant de versions qu’il est possible de raconter d’histoires différentes. Le moi c’est ce qui en nous se nourrit de toutes les métamorphoses de soi-même en tant que récits. C’est de cette différence structurelle de récits née du fait que ce que je dis de moi ne sera jamais exactement la même chose que ce que je suis, moi, que naît l’ipséïté.
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