samedi 11 janvier 2025

Terminales HLP - Méthodologie de la question d'interprétation (Baccalauréat)

( Je remets à la première page le travail méthodologique que nous avions réalisé lors de la 3e partie du cours :"l'expérience est-elle partageable avec autrui?" 3 - Communauté et banalisation. Je vous ai envoyé une info pronote pour l'essai avec les pages du livre qui décrivent la méthode.

Le 13/01 (demain), vous aurez au choix une question pour l'essai et une question d'interprétation. En fait il faut vous rappeler que vous devez composer pour l'une comme pour l'autre (essai ou interprétation) avec trois axes: a) la question b) le texte c) le cours, mais avec un dosage différent selon que vous choisissiez la question pour l'essai ou la question d'interprétation:

Si vous choisissez l'essai, il faut répondre à la question en utilisant le cours et en évoquant un peu le texte, éventuellement une partie ou une sous partie. Il FAUT en parler (un peu), mais ce qui compte avant tout c'est que vous traitiez la question en elle-même et avec d'autres références que celle du texte. 

Si vous choisissez la question d'interprétation vous devez considérer à partie égale le texte et la question et envisager de ne répondre à la question QU'AVEC le texte. Tout est centré sur l'extrait proposé. C'est quasiment une explication de texte sauf que l'on vous propose une question (qui finalement consiste à reprendre l'idée essentielle du texte). Il est vraiment impossible de traiter correctement une question d'interprétation si vous n'avez pas compris le texte. 

Pour le travail de lundi vous aurez le choix mais pas le jour de l'épreuve pour laquelle ce sera soit la question d'interprétation qui sera philosophique soit l'essai. Cela ne dépendra pas de vous.)

TEXTE

 Qu'est-ce en fin de compte que l'on appelle « commun » ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui viennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d'employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d'expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C'est pourquoi les gens d'un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui « se comprend » : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d'expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite - l'histoire du langage est l'histoire d'un processus d'abréviation. - [...] On en fait l'expérience même dans toute amitié, dans toute liaison amoureuse : aucune n'est durable si l'un des deux découvre que son partenaire sent, entend les mêmes mots autrement que lui, qu'il y flaire autre chose, qu'ils éveillent en lui d'autres souhaits et d'autres craintes. [...] A supposer à présent que la nécessité n'ait depuis toujours rapproché que des gens qui pouvaient indiquer par des signes identiques des besoins et des expériences identiques, il en résulte au total que la facilité avec laquelle une nécessité se laisse communiquer, c'est-à-dire, au fond, le fait de n'avoir que des expériences médiocres et communes, a du être la plus forte de toutes les puissances qui ont jusqu'ici déterminé l'homme.


Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 268, p.719-720, édition Bouquins, tome 2



Sujet d’interprétation philosophique :


Pourquoi la vie en communauté nous confine-t-elle dans le partage d’expériences appauvries?  


1) Les points de méthode à prendre en compte

- Dans ce type d’épreuve HLP, il y a trois éléments à prendre en compte dans le travail qui sera rendu:

  • La question 
  • Le texte
  • Le cours

Ici c’est une question d’interprétation, ce qui signifie en fait qu’il s’agit d’une explication (même si interprétation et explication ne signifie pas la même chose). Il va nous falloir expliquer le texte tout en répondant à la question. Ici, si j’ai bien lu le texte, j’ai compris, que l’on nous demande pourquoi Nietzsche soutient il sa thèse essentielle. 

- Il importe que nous réfléchissions d’emblée à ce qui va nous permettre de donner de la profondeur de champ philosophique à cette thèse. Qu’est-ce que ça veut dire? Il faut espérer que cela suscite en nous une certaine résonance, un écho avec d’autres auteurs vis en cours (éventuellement l’opposition totale à Aristote) 

Les exigences de plan seront ici d’autant moins difficiles qu’il ne s’agit finalement que de suivre l’évolution du passage à traiter, mais encore faut-il bien distinguer les parties du texte.  Pourquoi communauté rime-t-il avec médiocrité? Pourquoi la vie en commun des êtres humains dans des cités ou des nations les rabaisse-t-ils plus qu’elle ne les élève? On part d’une interrogation sur le mot commun et on finit par un constat amer sur la vulgarité des humains. Tout le propos est de suivre l’argumentation de l’un à l’autre:

Nietzsche évoque après tout ici une dynamique assez plausible dans l’unification des peuples et des langues. Comment des unités se sont-elles constituées à la surface du globe? Confrontées à des situations climatiques identiques, des êtres humains se sont rassemblés en profitant de la possibilité de faire signe de sensations par des signes, de telle sorte qu’au fur et à mesure que la communication s’est amplifiée, un processus d’assimilation s’est endurci jusqu’à fédérer des personnes autour de besoins et d’actions assez sommaires. Il y a un rapport entre communication et banalisation. Ce qui est commun à un peuple, c’est ce qui est le plus facilement partageable par toutes et sous au sein du groupe, donc ce qui est le plus à même de susciter une réaction commune, c’est-à-dire à poser une sorte de critère de conformité. Moins on se détache de tout ce qui va pouvoir fédérer la majorité, mieux ce sera.  Du coup toute attention à de l’original, à du surprenant à du hors norme, de l’exceptionnel sera rabrouée ou pas prise en compte par un « mot », puisque celui ci est « commun » par sa nature même. Le critère de la communicabilité dans la prise en compte de nos sensations va donc écraser tous les autres, si bien que plus une expérience e sera originale, singulière, peut-être exigeante en terme de compréhension, plus elle sera stigmatisée, laissée pour compte, abandonnée.

Maintenant que l’on y voit un peu plus clair dans le texte, on en mesure un peu mieux la cruauté. Il existe une dynamique au sein des sociétés humaines qui va dans le sens d’une communication sans cesse accrue de contenus de plus en plus pauvres et plus les exigences de communication sont fortes plus les contenus échangés sont faibles, « communs », consternants.




2) Faire un plan et une introduction

Il y a quatre points à respecter ici. Il ne s’agit pas encore du plan mais de ce qu’il faut accomplir pour en concevoir un ainsi qu’une introduction.

  • Comprendre le texte et la question
  • Formulez précisément les idées développées dans le texte
  • En quoi répondent-elles à la question? Ici, on prépare déjà le travail de rédaction. 
  • Classez les éventuellement par ordre d’importance et de subtilité en commençant par les plus simples (mais si la question d’interprétation interroge déjà sur l’idée essentielle défendue par le texte, il est souvent préférable de suivre la progression linéaire du passage à expliquer.



1) L’idée du « même »: d’où vient l’idée d’échanger des mots? D’une communauté d’expériences. 

2)  « On se comprend »: la formation d’un peuple

3)   Se comprendre vite au risque de ne pas s’écouter « bien »

4)   Que mettons nous de différent derrière des mots mêmes? Ce qu’il y a d’impardonnable dans l’amour et l’amitié (la confusion des sentiments - Stefan Zweig)

5) Nécessité et volonté de puissance: vivre et exister

Nous sommes  maintenant en mesure de rédiger une introduction. Elle doit contenir (trois moments. ATTENTION: ce n’est pas la même méthodologie que pour l’épreuve de philosophie tronc commun. Voici les trois phases:

  • Une amorce (situation, exemple, constat assez général) qui traite d’une réalité simple suffisamment évidente pour ne pas être remise en question et qui amène la référence à ce texte là. Il ne faut surtout pas commencer votre introduction par dans ce texte (cela semble logique puisque il s’agit de l’introduire)
  • Présentation affichée du texte en une phrase ou deux (par « affichée » il faut entendre une mention explicite du style, « Ici », ou « dans ce texte » (là vous pouvez puisque ce n’est pas le tout début)
  • Reprendre la question posée avec un début d’analyse qui prouve que vous avez compris les enjeux de la question (que désigne vraiment le terme d’enjeu? Ce qui se joue vraiment dans le texte, pourquoi il est aussi essentiel, important)


3) L’explication


(Ce qui suit est le développement de la question d’interprétation du texte de Nietzsche. Cela peut vous sembler un peu long. Vous n’aurez que deux heures lundi et le jour de l’épreuve. Il est donc évidemment possible de développer moins en réduisant peut-être à trois parties. Ici il s’agissait aussi de continuer le cours sur le chapitre)

a) ) L’idée du même

Il est vraiment très éclairant de mettre d’emblée en cause la notion de « commun », en insistant sur le fait qu’à parler strict, il n’y a rien de commun dans l’univers, dans ce que nous pourrions appeler « une nature sans humain.e.s ». Autrement dit ce n’est pas parce qu’il y a de fait des réalités identiques dans la nature que nous avons adopté ce mode de classification fondée sur la communauté des feuilles, par exemple, ou des pierres, ou des animaux. C’est parce que la langue s’est d’abord imposée à nous comme un mode de classification de nos perceptions qu’il nous est apparu qu’il y avait des choses et des impressions classables dans des catégories identiques ou plutôt « pseudo-identiques ». 

Posez-vous la question de savoir comment vous réagiriez devant quelqu’un qui vous dirait qu’une pierre n’a vraiment rien à voir avec une autre pierre. Évidemment vous lui répondriez que cela « aide quand même » parce qu’il y a plus de différences entre une pierre et un oiseau qu’entre une pierre et une pierre et évidemment vous auriez raison, mais seulement à partir du fait qu’il y a du langage. Ce que pose le langage c’est finalement une systématique de la « moindre différence ». Certes une pierre n’est pas tout-à-fait pareille qu’une autre pierre, mais enfin il y a quand même des caractères « communs ». D’un strict point de vue scientifique, nous ne pourrions absolument rien dire, ni poser, ni recouper, ni généraliser s’il nous fallait en rester là, à cette perception fine d’un univers au sein duquel rien ne se ressemble, tout se différencie continuellement sans arrêt. 

S’il nous fallait exister comme cela, dans la stricte observation des distinctions fines entre ceci et cela, entre la réalité du tableau du monde en cette seconde et cette autre réalité à la seconde suivante. Il n’y aurait rien à dire, et c’est ça l’être humain, un être qui veut dire quelque chose et qui donc nécessairement doit faire des assimilations même si, de fait, rien, (mais vraiment rien) n’est identique. C’est très important de réfléchir à cela: nous sommes devenus une espèce tellement stigmatisante de tout ce qui ne s’assimile pas qu’il est bon de rappeler que la loi de la nature est celle de l’absolue et continuelle différenciation. Exister c’est fondamentalement différer et les êtres humains se définissent comme cette espèce très étrange qui enclenche une dynamique de l’assimilation forcée visant à ramener au même ce qui en fait ne s’effectue qu’en ne cessant de se différencier en tant qu’Autre.  Qu’il y ait du même c’est le postulat de toute langue humaine. Ce qui existe naturellement ce sont des processus qui ne cessent de différer les uns des autres et qui donc finalement ne devraient se concevoir que comme des noms propres. 

On mesure ainsi tout ce qu’il y a d’impossible aux êtres humains à exister sans langue. Il faudrait imaginer la tentative démente d’un savant fou  qui se mettrait en tête de donner un nom propre à chaque chose, à chaque moment, à chaque réalité, le pire étant qu’il n’aurait pas tort, et que nous savons plus ou moins confusément que rien jamais n’existe vraiment comme une autre chose ou de façon conforme à ce qu’elle était avant. Nous savons bien que le « devenir autre » et la singularité  est la loi de l’univers, mais nous ne cessons de faire des assimilations, des recoupements, de chercher des lois, bref de faire fonctionner une idéologie du même.

Ceci étant posé (et il ne fait aucun doute que Nietzsche part aussi de ce présupposé là), la question est de savoir ce que nous voulons dire par « commun » , d’où vient que nous ne cherchions et ne posions que du « commun ». La référence aux mots est quasi immédiate. Le commun est une affaire de mots, de noms….communs (parce que nous avons bien vu où nous mènerait une langue de noms propres: nulle part. Une telle langue est impossible (quiconque la concevrait se ferait interner)) 

Donc nous utilisons des mots, qui sont des « signes verbaux ». Ici il faut bien saisir ce terme de signe verbal qui correspond à ce que le linguiste suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913) , fondateur de la linguistique a appelée « signifiant ». Un mot parlé ou écrit, ce n’est pas juste du son ou du dessin. Quand quelqu’un me parle, je ne perçois pas du bruit mais je perçois un sens. Cela signifie qu’aucun mot n’est simplement lancé dans un espace physique mais toujours, vraiment TOUJOURS dans un espace mental, celui des récepteur.trice.s. Une parole n’est pas que de la phoné (voix) mais c’est aussi du logos (du langage, de la pensée, du sens). 

Pourquoi c’est aussi essentiel? Parce que cela signifie qu’en fait les mots ne sont jamais directement liés à de la réalité physique brute, pure, extérieure. Un mot, c’est déjà une façon humaine d’être à une chose, d’être à la nature, mais ce n’est jamais directement, VRAIMENT la nature. Quiconque choisi d’utiliser des mots se situe d’emblée hors des clous de la réalité pure, donnée, « là ». C’est déjà une certaine interprétation.

C’est bien ce que Nietzsche confirme: « signes verbaux pour désigner des idées » , et pas des choses. Je vois maintenant un chat et je dis; « c’est un chat ». Je ne suis pas du tout en train de faire écho à une réalité, j’évoque une idée (assez bizarre en fait) l’idée qu’il y ait un type d’animal, un mammifère qui fait partie des félins et que la forme de vie que j’ai devant moi s’y intègre (logique d’assimilation) et SURTOUT que nous français nous nous rassemblons nous faisons corps autour du fait que nous appelons ça:  « chat ». Ce que je marque d’abord en find e compte c’est ça. Une communauté linguistique se construit ici autour du fait que ça on ‘l’appelle chat. 

Y-a-t-il quoi que ce soit du mot chat qui ait rapport avec ce chat « là », en tant qu’eccéïté? NON. Résumons: J’utilise une syllabe adressée à la réception mentale d’une autre personne qui fait partie de la même communauté linguistique que moi pour désigner une idée générale, celle du chat. Tout ici n’est que de la pensée. Mais quand même il y a bien quelque chose qui va faire écho au-delà de la simple émission d’un signifiant désignant un signifié (l’idée de chat)? Oui, il y a ce que Nietzsche appelle « un groupe de sensations ». 




Il y a donc des idées générales, des étiquettes: chat, mammifère, félin pierre, homme, (ce que Saussure appelle des signifiés), puis des signifiants, c’est-à-dire des mots, des empreintes psychiques sonores ou graphiques, et enfin des sensations communes: le toucher de la fourrure du chat éprouvé par plusieurs personnes, la vision de son corps, le ressenti de sa chaleur, etc. Cette dernière définition: celle des sensations est la plus en prise avec une réalité physique, même si elles désignent des impressions communes.

Il ne faut pas croire que la communauté de l’idée qu’il y a là un chat vienne d’abord du groupe de sensations, car si c’était le cas, si tout commençait avec la sensation, on ne voit pas du tout comment ni pourquoi les impressions diverses  se rassembleraient et feraient corps autour du chat. Il faut d’abord qu’il y  ait dans la pensée de chacune des personnes concernées l’idée qu’il y a LE chat, que l’idée générale « Chat » existe.  Ce n’est pas parce que maintenant Mistigri (supposons qu’il s’appelle Mistigri, c’est important parce que c’est CE chat là, nom propre) est devant moi que je vois un chat, c’est parce qu’il y a le mot chat dans ma langue que je peux dire que Mistigri est un chat et qu’il est là. La communauté de tous les chats pèse de tout son poids sur ma perception. Les idées générales sont évoquées grâce à des mots qui reposent sur des communautés de sensations.

Idées communes / Mots communs / Sensations communes: c’est dans ce sens là qu’il faut prendre cette dynamique. La vérité est qu’il n’y a que des singularités, que des unicités , que des eccéités dans l’univers mais évidemment ces unicités sont plus ou moins intenses et quand elles sont faibles, nous nous autorisons à parler de sensations « mêmes ».  L’idée même d’identité repose sur l’impression de la différence moindre. Il y a moins de différence entre mistigri et un autre chat qu’entre mistigri et un oiseau, d’où  l’idée de chat, d’où le mot « chat » grâce auquel je définis le groupe de sensations liés à Mistigri comme « chat ».


         b) On se comprend

Comme nous ne nous comprenons qu’à partir de ce principe de la « différence moindre » et comme les êtres humains qui vivent dans des lieux, des climats, et des conditions de vie peu différentes  sont donc appelés à faire usage des mêmes termes faisant signe des mêmes idées générales, il va de soi que la proximité spatiale et la relative communauté de situations vont tendre vers l’utilisation d’une langue commune. Finalement, c’est la dynamique même de la nation que Nietzsche est en train d‘expliquer. En effet les frontières naturelles ne suffisent pas toujours à rendre compte des différences entre peuples. Il y a une cause plus originelle encore que la simple géographie qui est cette correspondance entre groupe de sensations et utilisation des mêmes signifiants pour désigner les mêmes signifiés.

Le mot « nation » vient du latin « natum » de nascere: naître. D’où naît le sentiment de con-citoyenneté? Du simple fait d’avoir à affronter des situations que nous allons identifier comme communes à partir de termes communs faisant référence à des idées communes. Il n’ y a pas de terreau « plus identitaire » que celui-ci en fait. Le sol « natal » d’où peut naître un sentiment national, c’est tout simplement celui-ci: des groupes de sensation assimilables entre des individus utilisant les mêmes termes pour se faire comprendre des proches.

Il n’y a pas plus de lien à la terre entre les résidents d’un même lieu que de rapport à une quelconque unité de sang ou de chair entre les utilisateurs des mêmes groupes nominaux. Ce que la nation a de « natal », c’est cette dynamique de communauté qui traversent les sensations, les mots et les idées. C’est tout! Ici comme ailleurs la méthode de Nietzsche qui consiste à montrer que les valeurs n’ont rien de transcendant qui s’imposerait de soi mais se construisent sous l’effet de l’histoire se déploie avec une justesse implacable. Il est ici question de faire la généalogie de l’idée de nation. Des êtres humains qui ont à faire face à des difficultés proches, à satisfaire des urgences et des nécessités vitales presque identiques vont nécessairement se retrouver sur des termes communs et des idées générales. Ce n’est pas parce qu’on forme un même peuple qu’on se comprend, c’est parce qu’on se comprend, parce que l’on place les mêmes groupes d’impressions derrière les mêmes termes que l’on forme un peuple. L’idéalisation de la nation, la volonté de l’investir d’une portée idéologique profonde, raciale, voire divine ou religieuse sont des attitudes falsificatrices, vides, absurdes, qui ne reposent pas sur la moindre assise, ni sur la moindre preuve.

c) Faire bloc au risque de ne pas s’écouter

Les êtres humains ont eu besoin de se comprendre le plus vite possible pour faire face ensemble à des dangers pressants, à des difficultés qui ne toléraient pas l’attente. Nietzsche utilise à plusieurs reprises le registre lexical de la peur et de l’urgence: « danger, besoin, s’entendre vite, etc. » Ici nous retrouvons quelques-uns des leitmotivs profonds de l’œuvre du philosophe allemand qui consiste notamment à n’accorder à l’être humain aucun primat, aucun privilège, aucune préférence. Il s’agit de se départir de tout anthropocentrisme.  Comme pour tous les animaux, c’est un rapport de stimulation/réponse qui s’établit entre l’être humain et son milieu, mais il se trouve que cette relation là suit pour nous le triptyque déjà évoqué sensations /mots /idées.  Dés lors il s’agit pour nous de communiquer le plus rapidement possible par des signaux désignant les mêmes idées à propos des mêmes groupes d’impressions. 

Le terme clé est ici celui de « nécessité ». Les deux exigences que sont ,d’une part, la vitesse dans l’urgence des besoins à satisfaire pour une population reliée par des conditions de vie proches et d’autre part la logique d’assimilation des expériences par des mots communs vont dans une seule et même direction qui est celle de l’abréviation, de l’approximation, de la capacité de rendre compte rapidement d’un seul et même contenu d’expérience pour une majorité de personnes, de telle sorte qu’il faut raboter les singularités, comme s’il allait de soi que nous gagnerions quelque chose à en rabattre sur notre singularité de façon à nous mêler à la totalité du groupe. Tout être vivant est animé par la nécessité de satisfaire des besoins organiques pour se maintenir en vie et comme les êtres humains sont plutôt naturellement faibles, il est absolument vital pour eux de communiquer le plus rapidement possible avec leurs semblables de façon à répondre aux stimulations du milieu et aux attentes de leur organisme. Cela rabat inévitablement les humain.e.s vers un nombre assez réduit d’expériences communes qu’il s’agit de symboliser le plus simplement possible par un nombre réduit d’expressions linguistiques similaires. Quelque chose d’une logique de la platitude se met ainsi en place et réduit la langue à une dimension utilitaire et commune, réductrice. 

On s’entend d’autant mieux les uns les autres qu’on s’écoute moins et de moins en moins. « Ne pas s‘exposer à un malentendu dans le danger: telle est la condition du commerce réciproque entre les hommes » dit Nietzsche, et cela se comprend aisément: plus nous essayons de nous tenir au plus prés de ce que nous éprouvons en convoquant un éventail de mots conséquent, précis, détaillé, nuancé, plus nous nous engageons dans l’exploration « verticale », individualisée de notre être, plus nous exprimons des contenus, riches, subtils  mais plus du tout compréhensibles par « le commun » des hommes. Quand par exemple nous lisons de Marcel Proust, nous entrons en contact avec une sensibilité extraordinaire à tous points de vue et assez exigeante qui requiert de nous que nous le suivions dans un labyrinthe de sentiments exprimés, d’images, de recoupements, d’incises: « Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées »

Il s’agit de la description du sentiment éprouvé après avoir goûté le morceau de madeleine.  Nous sommes vraiment dans l’effort du narrateur pour se souvenir de ce qu’évoque ce goût et nous percevons tout ce qu’il revêt d’unique, d’étrange, de confus. Nous avons peut-être (sûrement) éprouvé la même chose mais nous réalisons bien ici que les mots tâtonnent, avançant t’en terrain inconnu, expérimental. La langue s’essaie à rendre compte d’une expérience qui n’a jamais vraiment été « mise en mots », ce qui marque à la fois la prouesse de la prose de Proust et le risque qu’il prend de ne pas être compris, de ne pas  même être suivi (ce qui honnêtement est le cas pour de nombreuses personnes qui lâchent le livre, réputé trop littéraire). Ce qu’essaie d’exprimer Marcel Proust n’est pas commun, n’est pas courant mais en même temps, c’est pour cela que c’est intéressant, à cause de ce risque qu’il prend de frôler l’incommunicable, quand tant de mauvais écrivains préfèrent ne pas s’aventurer dans ce danger.


d) « Partager ses tiroirs »

Lorsque une relation amoureuse « dure », on peut envisager de s’installer avec son ou sa partenaire dans son habitation. Pour peu qu’il ne s’y trouve qu’une commode, il va falloir que cette personne accepte de partager ses tiroirs avec vous. Mais il est possible de donner à cette expression un tout autre sens: celui de la signification des mots que l’on utilise pour qualifier des situations, des besoins, des sentiments. Range-t-on les mêmes choses derrière les mêmes appellations dans les mêmes cadres (tiroirs)? Evidemment nous comprenons bien à la lumière de ces situations de danger ou d’urgence ou de satisfaction des besoins primaires à quel point il est impératif d’éviter les malentendus, mais Nietzsche évoque alors les relations amoureuses ou amicales, et cela change totalement le contexte. 

De fait, ces malentendus sont possibles, voire inévitables, et c’est bien ce que Nietzsche veut suggérer ici.  Il s’établit en chacun.e de nous un travail souterrain de hiérarchisation des groupes de sentiments et de sensations de telle sorte que les mots ne pourront pas rendre compte de ces déplacements intensifs, de ces glissements inconscients au fil desquels la discontinuité de nos mots est contredite par la continuité de nos états d’âme, c’est comme une lente et puissante dérive qui finalement compose notre vie affective, la transforme incessamment, nous faisant ainsi passer. Les mots sont là, ils sont écrits, dits, échangés mais ils sont portés par des intensités de vie que l’on peut certes induire, présupposer de telle attitude ou de telle tonalité de voix, voire de tel silence, mais le mot qui aura été prononcé n’en aura pas moins découpé UN affect, lequel en toute rigueur n’est pas si aisément séparable de la trame d’où il a été séparé. C’est un peu comme un papillon que l’on pensera pouvoir mieux connaître en le clouant dans sa collection, mort. Les mots arrachent les sentiments de la trame affective qui leur donne vie en les nommant de telle sorte que plus nous baptisons oui transmettons ou exprimons nos sentiments à l’autre, plus nous agitons devant eux les vestiges d’une vie affective ancienne, des momies, des sentiments desséchés. 



Finalement , c’est un peu comme si toute relation amoureuse ou amicale était fondée sur une fausse certitude, celle de savoir précisément ce qu’entend la personne aimée quand elle utilise tel mot, tout en sachant qu’il est impossible que nous puissions construire une certitude là-dessus. Dés qu’il est trop clair au sein de la relation que les déplacements intensifs des sentiments ne correspondent nullement aux mots extérieurs et communs qui sont échangés, la défiance s’installe et ne pourra aboutir qu’à la rupture, ou pire encore, qu’à une sorte de consensus au sein duquel, par peur de perdre l’autre, on finit par se contenter de mots sans substance ni sincérité, de formules répétées chaque jour témoignant d’une affection fausse, jouée, simulée.

Nietzsche est ironique quand il évoque « le bienveillant génie qui retient si souvent les personnes de sexe différent de contracter les unions précipitées que conseillent les sens et le cœur. » Il nous propose ici une certaine version des mariages de raison, comme si finalement au sein de chaque relation amoureuse, une nécessité rationnelle d’un tout autre ordre que celui des sentiments et de l’entente physique pervertissait insidieusement l’authenticité des rapports, l’intellectualisait excessivement de façon à ce que le rétrécissement des intensités affectives à des polarités linguistiques, à des mots communs se réalise et anesthésie totalement le couple, le vide de toute substance amoureuse authentique, étant entendu que le fond de toute relation amoureuse est bel bien tout ce qui est d’ordre sensitif et physique, irrationnel. Il suffit de penser à tout ce que l’expression de « vieille fille » qui malheureusement a longtemps sévi dans les pensées et les arrières pensées des femmes comme répulsif a pu entrainer de concessions à l’impératif du mariage durant plusieurs générations. Il fallait « trouver » un homme de façon à éviter ce vocable quitte à supporter que les mots communs fassent naître des solidarités simulées entre deux personnes que finalement rien ne rapprochait authentiquement aussi bien du point de vue des âmes que des corps.

Nous aurions pu penser que l’amour faisait partie des sensations et des pulsions suffisamment puissantes, intuitives et authentiques pour que ses inclinations, ses incitations, ses choix tombent juste et nous permettent de révéler des affinités précises, efficientes, fécondes mais malheureusement la capacité de la communication à établir des moyennes, de faux consensus, des personas, des gages à donner  à ce qu’il bien vu de faire et de paraître travestit et corrompt cette justesse.


e) Vivre ou exister

La fin du texte consiste à relier entre eux tous les éléments mis à jour dans les lignes précédentes et à en déduire la seule conclusion possible; puisque les êtres humains se parlent par l’intermédiaire d’une langue et que celle-ci consiste à plaquer des idées communes sur des sensations qui se ressemblent du fait de la proximité spatiale de celles et ceux qui les éprouvent, il va de soi que les rapports entre les hommes sont entièrement conditionnés par leur habitude de désigner des besoins proches par des termes identiques faisant signe d’idées communes au sens de générales, c’est-à-dire « moyennes ». Les sociétés, les lois, les usages d’une population unifiée au sein d’une même nation vont nécessairement favoriser du fait même de la dynamique communautaire qui l’anime les comportements les plus courants, les plus normaux au sens de normatifs de telle sorte que tout ce qui sortira de l’ordinaire: l’hypersensibilité, la subtilité des sensations, des impressions et des pensées originales seront rejetées ou éventuellement admirées mais comme on le fait de tout ce que l’on définit comme génial, exceptionnel, hors d’atteinte pour l’homme du commun, lequel va évidement se satisfaire de cette définition qui lui permet de rester dans sa zone moyenne de confort moyen pour citoyen moyen.

Rien de ce schéma abêtissant ne serait compréhensible sans la notion de « nécessité » plusieurs fois citée dans l’autre traduction de l’aphorisme Nietzschéen. Mais de quelle nécessité est-il question en fait? Ni plus ni moins que celle de la survie et de la consommation. Il suffit aujourd’hui de prêter attention à n’importe quel lieu public d’attente, de transit, de fréquentation et de grande affluence humaine pour y voir à l’oeuvre ce petit rectangle que nous ne cessons de triturer avec une constance compulsive suspecte, et ce à tel point que l’on ne serait sûrement pas mal inspiré d’évoquer ici une forme généralisée de fétichisme, voire de trouble obsessionnel collectif à l’égard duquel d’ailleurs ce sont les personnes sans portable qui nous apparaissent aujourd’hui comme « anormales », marginales, vivant ailleurs que « dans le monde réel. »

Nous avons ériger le portable en « besoin » et cela de façon si évidente qu’un jour passé sans lui nous apparaît improbable, impossible, hors de question. A ces personnes faisant preuve pourtant d’une indiscutable lucidité, nous demanderions:

  • « Mais comment fais tu pour vivre? »

La communication du besoin s’est suffisamment ancrée dans notre vie collective pour être devenue un besoin irrépressible de communication mais à cette question que Nietzsche ne se gênerait sûrement pas de trouver stupide, il n’est  pas exclu qu’une personne « Non Addict « au portable puisse répondre: le secret, c’est de préférer l’existence à la vie, le ressenti de soi aux concessions au paraître de la communauté, une pensée originale et secrète à des opinions communes, médiocres et publiées.

Il est peu d’époques qui donnent autant raison à la terrible analyse de Nietzsche que la notre et rien ne saurait confirmer de façon plus éclatante sa conclusion qu’un bref regard

  • A une vie politique au sein de laquelle les instances délibératives et décisionnelles se soumettent au savoir faire des communicants,
  • A une sphère médiatique moins soucieuse d’informer que de désinformer en construisant la version moyenne des évènements susceptible de convenir au citoyen moyen, éloigné des  pensées extrêmes
  • A une consommation de masse substituant le produit à l’oeuvre d’art comme Andy Warhol  l’avait prophétisé, en l’encouragent (honte à lui!). C’est de l’auto-prophétie. 



C’est vers les activités artistiques authentiques (pas celle de Warhol, donc!)  qu’il faut nous tourner si nous éprouvons, aussi peu que ce soit un sentiment d’étouffement et de saturation devant le conformisme de notre époque, c’est-à-dire si contre toute attente, nous parvenons à trouver des ressources suffisantes pour contrarier cette dynamique de la platitude. Nietzsche parle de « prodigieuse forces adverses pour entraver ce naturel. » 

Mais il faut bien comprendre de quel naturel il est ici question, ce n’est assurément pas le naturel de la nature, ni celui de ce qu’il appelle la volonté de puissance. C’est celui de ce que Pascal appelle « la coutume est une seconde nature qui détruit la première ». A force de vivre ensemble nous édifions une version moyenne de ce qu’il est d’usage de penser de ce qu’il est d’usage de vivre, et c’est en agissant de la sorte, en nous ralliant à la masse indifférenciée des consommateurs et des internautes en troupeaux que nous cessons d’exister. 

Les besoins polarisent notre attention sur ce qu’il est d’usage d’avoir, et ce à tel point que nous  en perdons la préoccupation d’être


4) La conclusion


Elle se divise en deux moments:

  1. Décrivez en quelques phrases les étapes essentielles de votre réflexion en insistant sur ce que votre travail a révélé de nouveau (ici le rapport entre la langue, les besoins vitaux et la communication - le rapport entre « communiquer" et "rendre commun » - Le discrédit de l’originalité et du style)
  2. Répondez clairement à la question posée SANS OUVRIR VERS D’AUTRES QUESTIONNEMENTS. Formulez une phrase dans laquelle on peut retrouver les termes fondamentaux de l’analyse Nietzschéenne  de telle sorte que la réponse soit à la fois détaillée et sans ambiguïtés par rapport à la question.



Il existe donc selon Nietzsche un procédé d’abréviation de la langue dont nous pourrions tout aussi bien dire qu’il est un processus et dont l’effet est de réduire considérablement l’éventail de nos expériences communicables de telle sorte que les échanges humains tournent autour de sentiments, d’affects,  de plus en plus pauvres, édulcorés, et peu nombreux. L’humanité se « retrouve » mais en se resserrant, en se limitant, en payant au prix de l’originalité de ses aperçus, une communication en continu dont il faut se demander si elle vaut bien ce prix là. De quelle vérité cette tendance est-elle porteuse? D’aucune. Elle ne participe en rien à l’impulsivité de ce mouvement de curiosité et de décentrement par le bais duquel l’être humain pourrait et peut-être devrait s’intéresser à autre chose que lui-même. C’est bien d’un narcissisme à visage humain dont il est question ici et dont il s’agirait de se déprendre en cherchant notamment par l’activité artistique une autre façon d’être humain (ou surhumain) que communicante. Si cette orientation est si difficile à suivre, c’est parce que effet la vie en communauté nous confine dans le partage d’expériences appauvries. Pourquoi? Parce que l’homme est enserré dans les mailles d’un triple filet: celui de la langue, de la communication et des besoins vitaux. A ces trois facteurs aggravants il convient d’opposer la stylisation de nos ressentis et de notre vécu (comme les stoïciens grecs déjà l’avaient bien perçu: faire de sa vie une oeuvre d’art), la culture de soi et les valeurs propres à l’existence (plutôt que le seul souci de la vie et du consommable).



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