samedi 25 janvier 2025

Terminale HLP (Groupe 1 et 2) - Création, rupture et continuité (2)

 


3) La physique quantique et l’éternel retour Nietzschéen

Résumons: ce que les variantes expérimentales de la dualité onde /corpuscule mettent à jour à partir de Young et mieux encore grâce à l’interféromètre de Mach-Zendher, c’est  que les particules quantiques (photons, électrons, etc) n’obéissent pas aux mêmes lois que les objets visibles (que l’on dit macroscopiques). Ainsi lorsque nous disons qu’un faisceau laser est envoyé sur une plaque semi-réfléchissante, et qu’il a 50% de chances de traverser cette plaque et 50% de chances d’être renvoyé par elle, nous entendons évidemment que ce sera l’un « ou » l’autre, mais l’expérience de Young nous a déjà montré que cela était plutôt l’un « ET » l’autre, que quelque chose du photon faisait les deux comme une onde possible. C’est exactement cela, c’est comme si les deux possibilités se concrétisaient sous nos yeux concrètement sous le forme ondulatoire. En d’autres termes, nous sommes grâce à cette expérience mis en situation d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui du possible advient réellement. C’est scientifiquement et philosophiquement « bluffant ».

Mais le résultat est encore plus confondant comme le mettra à jour l’expérience à choix retardé de John Wheeler. En effet l’interféromètre de Mach-Zendher révèle quelque chose d’incroyable. Partons du principe que LE photon (et nous sommes sûrs qu’il n’y en a qu’un) se comporte comme une onde: il passera donc au travers de la plaque semi réfléchissante ET il sera renvoyé par lui, de telle sorte qu’il existera deux trajets. Prolongeons ces deux trajets avec des miroirs intégralement réfléchissants, cette fois. Si nous plaçons à nouveau une plaque semi-réfléchissante au croisement des deux trajets, nous placerons l’onde qui, à la fois a été renvoyée et a traversé la première plaque en situation de se recombiner, c’est-à-dire que nous créons les conditions d’une capture ondulatoire de l’infiniment petit. Nous partons du postulat que le photon est une onde. Or cela fonctionne en effet: c’est une onde.





Mais nous pouvons aussi ne pas mettre cette seconde plaque semi-réfléchissante, auquel cas nous créons une modalité de détection corpusculaire du photon. Et cela fonctionne aussi. Nous voulions nous placer exclusivement en situation d’observateur du comportement objectif extérieur du photon. Or il survient dans le réel non pas « tel qu’il est » mais tel que nous lui avons imposé d’être en plaçant des appareils de détection de sa réalité d’onde ou de corpuscule. Nous ne sommes donc pas seulement les observateurs mais les déclencheurs du mode d’apparition ondulatoire ou corpusculaire du photon. Il peut être l’un ou l’autre selon que l’on crée les conditions d’apparition de l’un ou de l’autre. Quoi que l’on fasse, nous le faisons dans le réel, nous interagissons sur des réalités tellement fines, tellement infinitésimales que rien ne peut se produire ailleurs ni autrement qu’en fonction de ce que nous avions préalablement décidé.

C’est exactement la raison pour laquelle a été inventée cette notion de « superposition d’états » . Une onde n’est pas « la même chose » qu’un corpuscule, mais il va falloir que nous remettions en cause notre conception de « la chose », comme si en entrant dans l’infiniment petit, il allait s’imposer à nous que nous n’y sommes plus du tout mis en présence de «  choses » mais de « champs de possibilités » Un photon se comporte somme une onde ET comme un corpuscule, cela dépend des conditions d’effectuation qui se font jour ici et maintenant. 

Ce que l’expérience à choix retardé de John Wheeler a introduit de nouveau par rapport à l’interféromètre de Mach-Zendher c’est 1) la longueur du ou des trajets du photon 2) faire dépendre la position de la seconde place semi-réfléchissante d’un générateur quantique à nombre aléatoire, de telle sorte qu’il n’est absolument pas possible, pas davantage pour le photon que pour l’expérimentateur, de savoir à l’avance si l’appareillage expérimental est conçu pour détecter une onde ou un corpuscule. PERSONNE ne peut le savoir. 

Mais de fait, quand le QRNG (générateur quantique de nombres aléatoires) place la plaque, le photon est une onde, quand il ne la place pas il est un corpuscule.  Il est ici absolument impossible de distinguer les conditions d’apparition d’un phénomène des conditions de sa détection. C’est comme si le phénomène dans le présent même de son apparition activait une sorte de processus de rétroaction temporelle par le biais duquel il revenait en arrière jusqu’au moment où le générateur a décidé de placer ou pas la plaque, mais avec John Wheeler, c’est vraiment encore plus « improbable » puisque rien ni personne n’avait prévu de la mettre ou pas. Cela s’est décidé quelques nanosecondes avant que le photon parvienne au second « croisement » (qui d’ailleurs n’en est pas un si on ne met pas la plaque puisque alors le photon corpusculaire sera passé par A ou par B).




Évidemment on peut être tenté.e de faire du photon une sorte de Tiresias quantique, d’oracle, de voix divine dont les voies impénétrables auraient deviné ce que le générateur de nombres allait faire sauf que …NON! Vraiment, cela ce n’est pas envisageable, en tout cas, ni scientifiquement, ni philosophiquement, ni raisonnablement. Et pourtant c’est exactement comme si ici quelque chose d’une sorte de « destin », de « fatum » s’était manifesté, sauf que…C’est du destin sans destin. Du Mektoub ("c’était écrit" en arabe) mais sans que l’on puisse croire à la page divine sur laquelle, déjà, tout serait déjà écrit, donc du mektoub mais sans mektoub???? Tout se passe comme si « quelque part »  tout avait été prévu, et plus encore comme si ce « quelque part » était précisément l’infiniment petit, la dimension quantique, mais il est quand même assez difficile de se représenter exactement ce qui se passe alors: c’est comme si tout ce qui se produisait dans une dimension macroscopique (avec des êtres et des réalités visibles) suivait l’ordre successif d’une temporalité chronologique alors que ce qui se passerait dans l’infiniment petit s’ordonnerait suivant une temporalité aïonique et ce que révèlerait dés lors l’expérience à choix retardé c’est le Kaïros du photon.

Rappelons que cette distinction est celle des grecs qui définissait chronos comme ce temps de la succession linéaire d’instant finis, mesurables, divisibles, Aïon comme ce temps cyclique indivisible, continu, imperceptible et Kairos comme le temps opportun qui tombe à pic, un présent parfait, exhaussé, qui est exactement ce qu’il faut qu’il soit. Autant il est absolument impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe de l’expérience à choix retardé de John Wheeler en en restant à une temporalité chronologique, autant quelque chose d’assez hallucinant se fait jour si nous articulons les trois dimensions du temps pour les grecs à cette expérimentation. En effet, le scientifique fait son expérience dans chronos, et fatalement il n’y comprend rien tant qu’il essaye d’analyser les résultats dans cette dimension là. Mais il se trouve qu’il travaille sur des réalités quantiques qui s’activent donc dans l’infiniment petit où c’est l’aïon qui constitue le régime temporel adéquat, de telle sorte qu’en portant les conditions expérimentales qui sont celles de chronos jusqu’à la frontière même de l’imperceptible (aïon), cette expérimentation révélait le temps opportun du kairos qui est celui du photon.




Il convient de bien insister sur ce qui fait que nous n’avons jamais été aussi en phase avec notre problématique. Wheeler explore jusqu’où l’on peut aller dans l’indétermination de la décision (plaque ou pas plaque). Cette décision, nous ne voyons pas comment nous pourrions la définir autrement qu’en tant que rupture, choix confié à un générateur quantique de nombre aléatoire. Or c’est comme si, aussi imprévisible et improgrammable à l’avance que soit cette décision, elle avait été anticipée de toute éternité par le photon qui est exactement ce que l’appareil à détection avait anticipé sur son mode de réalisation, donc continuité.

Maintenant si nous prêtons attention aux thèses philosophiques susceptibles de « digérer » ou de composer avec ce résultat de l’expérience à choix retardé de John Wheeler,  nous en trouvons bel et bien une: c’est l’éternel retour dans la philosophie de Friedrich Nietzsche:

Le poids le plus lourd. — Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire !La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi ! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu ; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine ! » Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ? une fois ? toujours ? à l'infini ? » et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !

                    Le gai savoir livre IV -  § 341




Représentons nous une femme qui envisage de rompre avec son mari et qui réalise qu’en fait, cette décision qu’elle n’a pas encore prise ne ferait que suivre une multitude de micro-lézardes qui ne cessent d’user depuis très longtemps la fermeté du lien qui la relie à son mari. Dans ce travail de réalisation, il ne fait pas de doute qu’elle porte son attention à un degré extrêmement intense d’acuité, d’hypersensibilité au plus quotidien, au plus indétectable des détails qui font notre vie de tous les jours. De fait on voit mal comment de telles micro-lézardes ne pourraient pas effectivement œuvrer au sein de tout couple. En faisant ce travail là, elle se mettrait donc en phase avec ce qui de fait « est ». Finalement en rompant elle se rendrait attentive à ce qui n’a déjà jamais cessé de rompre. 

Toutefois, à ce moment là, de fait elle n’a pas encore rompu, ce qui signifie que le couple a résisté à toutes ces fêlures et l’on pourrait tout aussi bien déduire de cette même attention que le couple est solide, et qu’il n’y a pas lieu de rompre. De fait tout dépend de ce « maintenant », de ce présent de la rupture éventuelle (c’est comme la question de savoir si l’on met ou pas la seconde plaque). Qu’est ce que cela veut dire? Que si elle rompt, elle verra qu’elle n’a jamais cessé de rompre avant et que si elle ne rompt pas elle n’a jamais cessé de ne pas rompre, avant. Ici encore le parallèle avec l’expérience à choix retardé tient la route: tout s’explique  de notre passé mais seulement à partir de ce que nous faisons dans le présent. Cette femme se tient exactement sur la crête de deux éternités: celle d’une infinie rupture (elle n’a jamais cessé de rompre) et celle d’une infinie « non rupture » (elle n’a jamais cessé de ne pas rompre) , mais de toute façon c’est infini et ces deux infinités dépendent de ce moment « fini », ponctuel, fulgurant qu’est l’instant présent: rompre ou ne pas rompre (être ou ne pas être, euh…oui, là c’est vraiment la question). Tout instant est exactement cette crête entre deux infinis, entre deux éternités. C’est cela la révélation géniale et un peu terrible de Friedrich Nietzsche. C’est cela dont  nous faisons tout pour nous le dissimuler à nous-mêmes, mais qu’on le veuille ou pas , c’est comme ça. 

Et ce qui est vraiment intéressant ici c’est que c’est une expérimentation scientifique qui nous le met « sous les yeux ». Il y a de la contingence: de fait le générateur quantique de nombre aléatoire peut choisir de mettre la plaque ou pas, c’est absolument imprévisible, improgrammable, hasardeux mais en même temps, cette rupture entre deux possibilités se sera toujours déjà effectuée au regard de la continuité produite de la même façon que la possibilité de la rupture aura toujours été préalablement choisie par la décision actuelle de rompre et que la possibilité de la non rupture aura toujours été préalablement choisie par l’actualité de la non rupture. Ce que je viens juste de décider s’inscrit dans la continuité de ce que j’avais toujours décidé en fait, de la même façon que le statut ondulatoire ou corpusculaire du photon s’inscrit dans la continuité de ceci que le générateur quantique avait toujours déjà "décidé" de mettre ou pas la plaque. En d’autres termes, ce n’est pas seulement qu’ici nous voyons se dissocier deux mondes: celui macroscopique de la rupture et celui microscopique de la continuité mais que nous révélons le ressort qui les articule l’un à l’autre et à partir duquel ce qui se décide dans l’un s’est toujours déjà décidé dans l’autre, et ce qui se continue dans l’autre vient à peine de se décider dans l’un.




Que nous dit Nietzsche en fait? Que l’évènementialité de tout ce qui se produit dans notre existence s’effectue dans l’infiniment petit  (c’est pour cela qu’il évoque l’araignée, le clair de lune entre les arbres, et le sable et « nous », poussière des poussières) et que là, dans cet infiniment petit, le temps n’est ni irréversible ni linéaire, ni successif  (Chronos) mais rétro-causal,  cyclique et continu (aïon). La femme, en cet instant, peut choisir de rompre ou de ne pas rompre mais en réalité du point de vue de l’aïon, elle aura toujours choisi. Chaque instant de chronos est corrélé à son cycle éternel dans l’aïon et réciproquement toutes les éternités de l’aïon sont suspendues à cet instant où tout peut arriver dans chronos. 

Autrement dit, ce que nous voyons affleurer à la surface de ce moment où de fait nous constatons que le photon est à la fois passé au travers de la plaque réfléchissante et qu’il a été renvoyé par lui, de telle sorte que la seconde plaque le détecte comme onde, précisément parce que la seconde plaque a été placée par le générateur quantique de nombre aléatoire, c’est aïon dans le temps de Chronos (puisque tel est notre temps à nous (objets et êtres macroscopiques)) et cela dans ce kairos d’un photon ondulatoire. Évidemment cela aurait été la même chose (aïon dans chronos) si la seconde plaque n’avait pas été placée mais alors nous aurions vécu le kairos du photon corpusculaire.

Par conséquent, la particule quantique existe dans un état d’indétermination où passé et futur coexistent potentiellement jusqu’à ce qu’une mesure soit effectuée. Elle évolue dans un cadre intemporel où toutes les trajectoires possibles coexistent. Ce n’est qu’au moment où l’observateur effectue une mesure que cette multiplicité se résout en une réalité unique. Ainsi, le photon ou l’électron vit dans un “temps aïonique”, tandis que l’observateur humain impose un “temps chronologique” pour interpréter ses observations. De la même façon, la femme capable de descendre dans ce que nous pourrions appeler « l’échelle quantique de son couple » rentrerait immédiatement dans une dimension bizarre où coexisteraient une dimension de la micro-fêlure au sein de laquelle tout déjà serait prêt à céder comme une barrage à bout de force contenant difficilement le flux libérateur de la décision de rompre ET une dimension de la résistance héroïque au sein laquelle au contraire tout ne serait que résistances que points de résilience décrivant une éternité de non rupture. Il n’est absolument rien qui ne soit déjà décidé dans l’aïon, et en même temps rien qui ne dépende précisément de l’évènement devant lequel elle se positionne dans chronos.



Parvenu.e.s à ce moment de notre réflexion, il convient quand même de réaliser sa portée et de percevoir tout ce qu’elle gagne à recouvrir ainsi les « territoires » de la science, de la physique ET de la métaphysique, de la philosophie (voire de la spiritualité, mais justement pour lui subtiliser quelque chose). En effet, l’idée selon laquelle il existerait une autre façon d’appréhender les évènements de notre vie, et même tout simplement le cours de notre existence a toujours existé. Il y a, dans la plupart des civilisations, l’idée selon laquelle ce que nous, êtres humains limités, de condition mortelle, nous vivons sous l’angle de l’évènement imprévisible, contingent, hasardeux (comme une rupture donc) pourrait être perçu « ailleurs » comme une fatalité, comme une continuité.

             Le Mektoub, par exemple, ou les « nornes » des vikings qui tissent le « Wyrd », l’entrecroisement de tous les fils de la destinée des Humain.e.s. décrivent exactement cela: il existe une dimension où tout est déjà écrit (avec des variantes et parfois une petite possibilité de libre arbitre). La philosophie des stoïciens chez les grecs accorde une place fondamentale au « fatum » ainsi qu’à la capacité des êtres humains à faire la part dans tout évènement de ce qui dépend d’eux (leur attitude face à ce qui arrive) et ce qui ne dépend pas d’eux (l’évènement lui-même). Il est alors question pour eux de travailler sur soi pour faire en sorte de vouloir ce qui arrive en même temps que cela arrive mais sans jamais perdre son temps à vouloir que ce qui arrive n’arrive pas. « Fais en sorte de toujours vouloir les évènements arrivent non comme tu le veux mais comme ils arrivent et tu seras libre. » dit ainsi Epictète.




Il existe donc, dans plusieurs civilisations et pensées, l’idée non seulement qu’il y a plusieurs ordres, plusieurs dimensions qui œuvrent au cœur des évènements et plus particulièrement de leur émergence brute. Beaucoup en retirent une forme de sagesse. Ce que cela signifie, c’est que pour ces croyances ce que nous ici bas vivons comme rupture, évènement brut, imprévisible et contingent se révèle ailleurs continuité, nécessité: c’était « écrit » ou bien c’est « tissé » et cette image de la trame et de l’entremêlement des fils est parfaitement conforme à ce que nous avions déjà formulé sur le réseau. 

Mais avec l’expérience à choix retardé de John Wheeler et l’avènement de la physique quantique, ces croyances se voient ramenées à quelque chose de tangible, d’expérimentable, ou du moins à ce dont une expérience révèle l’efficience en la frôlant, à savoir que cet autre régime temporel au sein duquel tout ce que nous nous vivons comme rupture est continuité n’est pas du tout le ciel ou le monde des dieux, ou la fatalité des décrets divins mais tout simplement l’infiniment petit. Tout ce sur quoi se sont fondées des thèses religieuses ou des sagesses philosophiques se révèle clairement à nous comme « une affaire d’échelle de perception » ou justement de non perception. Ce que nous nous représentions comme vision de Dieu se manifeste plutôt comme venant du très bas et surtout du tout petit (évidemment on peut toujours penser que Dieu a créé ce « tout petit ». La science n’invalide pas la thèse religieuse de la création elle ne la prouve pas non plus). Quelque chose de l’intuition d’un éternel retour se révèle dés lors confirmé en ceci que le temps régulant l’infiniment petit est bien plus conforme à l’aiôn qu’à chronos qui désigne alors le temps des êtres et objets macroscopiques. Mais alors que peut faire la femme qui s’interroge sur la rupture, et qui se situe dans l’imminence de ce choix, de cette décision dont elle sait maintenant qu’il existe une échelle de perception de son existence où de toute façon elle a nécessairement déjà choisie? Comment nous, êtres macroscopiques, pourrions nous saisir quoi que ce soit de cet univers quantique où tout est continu? 



C’est ici qu’intervient le concept nietzschéen d’« innocence du devenir » qui, en un sens ne fait qu’un avec l’Éternel retour.  L’éternel retour, selon Nietzsche, est une expérience de pensée exigeant d’agir comme si chaque décision devait se répéter éternellement. Cette idée impose une responsabilité totale envers nos choix. L' expérience de Wheeler, où le futur influence le passé, illustre une forme d’interconnexion temporelle dont on peut envisager qu’elle soit transposée aux décisions humaines: chaque choix présent redéfinit notre interprétation du passé et façonne notre avenir. De fait le photon de l’expérience de Wheeler chemine vers un futur (la mise en position de la seconde plaque ou sa non position) dont il est clair qu’il a déjà influencé son passé. Ce qui se passe à l’échelle quantique n’est donc pas compréhensible dans une dimension chronologique et linéaire. Le photon a toujours été ce qu’il fallait qu’il soit de toute éternité: onde avec la seconde plaque, corpuscule sans cette seconde plaque. Finalement c’est l’idée même d’irréversibilité du temps chronologique qui se voit remise en cause dans ce temps aionique, lequel semble bel et bien être celui du photon. La décision que prend la jeune femme ne transforme pas simplement son futur mais aussi son passé. Vu sous cet angle, cela crée une responsabilité énorme, écrasante, parce que c'est décisif ou justement pas du tout parce que, du coup, rien ne peut plus être considéré comme irréversible et le futur peut toujours changer le passé (mais rien ne serait plus faux et plus stupide que d'en déduire que l'on peut faire n'importe quoi sous prétexte que le futur le changera car ce futur n'est pas quelque chose de maîtrisable, et tout est grave mais c'est parce que tout est grave que tout est léger ludique. Ce qu'il faut c'est vivre avec gravité ce qui, en même temps, n'est qu'un jeu).

En effet, si l’éternel retour est une pensée aussi difficile à réaliser et surtout à comprendre  (au sens étymologique de prendre avec), c’est parce qu’à peine avons nous saisi quelque chose qu’il faut envisager le contraire et envisager que cette proposition contradictoire à celle que nous avions en premier lieu est tout autant que l’autre une  implication de l’éternel retour. Saisir l’éternel retour c’est comprendre que quelque chose s’y joue d’une évidente conciliation des contraires (il y a là encore un point commun avec la dualité onde-corpuscule).  Mais de quoi s’agit-il ici? Du fait que cette responsabilité écrasante peut en réalité s’annuler entièrement. C’est justement parce que tout se joue maintenant, dans cet instant où il va falloir choisir entre la rupture ou la continuité de la relation amoureuse qu’en fait ce maintenant est aussi et pour la même raison celui où tout en fait est déjà joué. Il faut que cette femme comprenne que le choix s’est déjà effectué en fait et depuis toujours et à jamais (de la même façon que le photon a toujours été une onde en fait et que la plaque a toujours été posée…ou le contraire).




Si nous situons la rupture amoureuse qu’envisage cette femme à une échelle quantique (et nous devons nous demander comment il pourrait ne pas en exister une), la décision prise n’en sera pas moins un kaïros que la position de la seconde plaque ou sa non position. Elle ne peut pas se tromper, non pas que ce choix sera forcément bon, mais appréhendé dans sa juste dimension, il ne saurait en aucune façon être qualifié de bien ou de mal, il « est », de la même façon que l’onde « est » dans l’interféromètre avec la seconde plaque ou que le corpuscule « est » sans cette plaque. Il faut renoncer à l'idée d'un "bon choix". C'est exactement comme si nous parvenions à un degré d’observation de notre vie suffisamment intense, puissant  et détaillé pour que nous réalisions qu’il ne s’y trouve rien à en soustraire ou à en rajouter puisque dans le pur devenir des évènements qui y suit son cours, tout  y est impliqué « déjà » et « à jamais », de la même façon qu’il est une dimension où, de toute façon, ici et maintenant le générateur quantique à nombre aléatoire a de toute façon toujours déjà décidé de placer la seconde plaque de telle sorte que, de toute façon, le photon traverse la première plaque ET est renvoyé par elle parce qu’il est une onde. L’attitude à suivre pour cette femme est de substituer à une sorte de névrose obsessionnelle de la décision une forte intensification de ses facultés d’observation jusqu’à « voir » ou plutôt « sentir » qu’il n’y a rien à décider parce que tout est déjà « coïncidé » et qu’elle est de toute façon déjà embarqué dans la décision qu’elle n’a pas encore prise, mais en fait elle ne la prend jamais si par ce terme de décision, nous entendons une prise d’initiative nouvelle qui ne viendrait que d’elle et de sa volonté pure et extérieure au flux d’évènements parce que cette extériorité là est un leurre, une illusion que les humains ont inventée en leur donnant le nom de « libre-arbitre ». Nous n’avons rien à décider, nous devons simplement développer suffisamment d’intuition pour pressentir le passé, le futur passé, ce qui de toute façon a toujours déjà agi: la rupture inévitable ou la fermeté du lien. 

Les thèses philosophiques de Friedrich Nietzsche, tout comme celles de Baruch Spinoza (1632 1677) excluent la possibilité d’un libre arbitre. Les humains peuvent toujours se bercer de l’illusion selon laquelle ils décident quoi que ce soit de leur libre initiative, c’est totalement faux ne serait-ce que parce qu’ils existent dans un monde au sein duquel ne cessent d’œuvrer des chaînes de causalité. Nous touchons ici du doigt le fond philosophique de cette expérience et l’importance qu’il convient d’accorder au générateur quantique de nombres aléatoires. La question de la décision est importante pour nous. Étymologiquement décider vient de « de caedere » et signifie "couper, séparer de… , trancher". Décider c’est faire intervenir une rupture volontairement.

Décider suppose une alternative: rompre ou ne pas rompre, mettre la seconde plaque, ou pas. Tant que c’est à l’expérimentateur de décider de mettre ou pas la plaque, quelque chose porte préjudice à l’observation: l’idée selon laquelle nous ne pouvons voir qu’à partir de ce que nous aurions précipité. De la même façon le terme d’ « innocence du devenir » désigne pour Nietzsche la certitude selon laquelle l’éternel retour est la loi des évènements ou si l’on préfère la vraie dimension temporelle dans laquelle s’active authentiquement et exclusivement le processus au fil duquel « ce qui arrive arrive », et ce processus, c’est le devenir (quelque chose de l’éternel retour rejoint ici une perspective envisagée dans notre introduction en évoquant le régime de probabilités de notre cerveau, des liaisons synaptiques, à savoir qu'il y a une identité de structure entre ce que c'est penser et l'univers dans lequel nous le pensons et plus encore l'univers que nous essayons de penser- la loi ultime au fil de laquelle "ce qui arrive arrive" et la même que celle avec laquelle s'effectue l'action de penser ce qui arrive, de telle sorte que penser le monde et les évènements n'est finalement rien d'autre que participer à un mouvement par lequel et dans lequel le monde, ou plutôt l'être se pense)  .

         Le devenir est sans intention, exactement comme le générateur quantique à nombre aléatoire. Si nous voulons comprendre l’éternel retour (et éventuellement l’appliquer à nos vies), il faut que nous acceptions cette idée: les choses qui arrivent arrivent sans intention, innocemment, donc, et les choses qui arrivent ne cessent et ne cesseront jamais d’arriver telles qu’elles sont toujours arrivées et telles qu’elles arriveront toujours.




Nous qui pensons exister dans un grand "Tout" passons nos vies dans des petits riens, «  de très petits riens ». Un générateur quantique à nombre aléatoire est une machine dont le résultat tient à presque rien, et c’est de ce "presque rien" que dépendra la position de la seconde plaque ou sa non-position, de ce presque rien dépendra la manifestation corpusculaire ou ondulatoire du photon, c’est-à-dire la structure même du réel (c’est-à-dire « tout », le fait que tout est composé de petits riens). Si donc il y a quelque chose de l’expérience à choix retardé de John Wheeler qui représente une expérience limite ou ultime, c’est qu’elle consiste dans un appareillage si pointu, si affûté dans la capacité humaine à placer la réalité quantique en situation de se manifester « telle qu’elle est » que nous touchons réellement du doigt la temporalité propre de l’infiniment petit, qui se trouve n’être pas celle, chronologique, dans laquelle nous, humains, vivons nos expériences, ou plutôt croyons les vivre. 

Il n’est donc vraiment, vraiment pas question pour cette femme qui s’interroge sur l’avenir de son couple de regarder en soi, dans son moi…Mais vraiment pas (ça c’est du très mauvais développement personnel) mais, au contraire de s’abîmer dans l’intuition de ces petits riens au niveau desquels ce qui agit agit. Mais où trouver un interféromètre de Mach Zendher qui puisse lui dire si oui ou non elle a déjà rompu? 

« Cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » La réponse de Friedrich Nietzsche est claire et sans appel: « dans l’amour », mais pas du tout l’amour d’une personne: un amour inconditionnel à l’existence et à la loi des évènements, ou en d’autres termes, l’amour inconditionnel de ce qui arrive tel qu’il arrive, parce qu’ « il » arrive. Ce qu’il nous faut aimer, c’est la loi anonyme, sans intention, totalement impersonnelle, innocente au fil de laquelle ce qui arrive arrive. Il nous faut travailler une hyper sensibilité à la loi des évènements au regard de laquelle rien ne peut arriver que des moments opportuns, des kaïros, des photons qui n’ont rien à être d’autre que ce qu’ils ont toujours été parce que…C’est ça maintenant!

Toute la question est alors de savoir si nous pouvons, par la seule puissance d’attention de notre sensibilité au présent,  développer un « appareillage intuitif « similaire à ce que l’interféromètre de Mach Zendher revisité par John Wheeler a créé technologiquement, et si oui comment?


4) Le jeu et l’oeuvre (création, hasard) :  Friedrich Nietzsche

« Le temps est un enfant qui joue aux dés. A l’enfant, la royauté! » - Héraclite

        Évidemment, de nombreux scientifiques serait probablement révoltés par une telle formulation mais qu’est-ce d’autre après tout l’expérience de John Wheeler qu’un jeu? Nietzsche utilise avec beaucoup de justesse cette citation obscure d’Héraclite. Et pourtant, n’est-il pas troublant de rapprocher cette citation de l’expérience de Wheeler, parce que de fait, ce n’est pas seulement le générateur quantique à nombre aléatoire qui s’apparente exactement à un jet de dé, mais de fait le temps lui-même: le temps aionique du photon et le jet tombé est le kairos.




Selon Nietzsche, il n’est pas possible de se situer exactement au niveau de cette innocence du devenir sans être un enfant, celui-là même qu’il décrit comme « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation » . L’enfant symbolise un état d’être où l’on s’affranchit du poids du passé (l’oubli) et des contraintes morales ou sociales pour embrasser la vie dans son flux perpétuel. Dans cette fameuse description des trois métamorphoses qui décrivent le chemin vers la surhumanité qui dit « oui » à l’éternel retour, l’enfant fait un acte d’approbation sacrée de l’existence, contrairement au lion, qui reste dans une posture réactive en disant « non » aux valeurs anciennes (il s'agit là des trois métamorphoses par lesquelles doit passer tout être humain qui aspire à la surhumanité: accepter de porter le poids des anciennes valeurs comme un chameau puis se révolter contre elles comme un lion et finalement jouer, créer,  comme l'enfant)  Ce « oui » n’est pas une simple acceptation passive, mais une affirmation joyeuse et créatrice. 

Le jeu est ici fondamental : il illustre une activité libre, sans finalité extérieure ou utilitariste, où les règles sont inventées par celui qui joue. Nietzsche s’inspire d’Héraclite lorsqu’il compare le temps à un enfant jouant avec des dés, soulignant que ce jeu est à la fois innocent et souverain. L’enfant ne cherche pas à dominer ou à posséder ; il crée spontanément, selon des lois qui finalement ne font qu’un avec celles, aléatoires, de l’être même. Ce jeu devient ainsi une métaphore de la création artistique et éthique : créer non pas sous contrainte ou par devoir, mais par pure joie.

Dans cette perspective, l’enfant est aussi une figure du surhumain (Übermensch). Le surhumain est celui qui dépasse les catégories morales traditionnelles pour vivre pleinement dans l’innocence du devenir. Il ne ressent ni culpabilité ni ressentiment envers ce qui est ou ce qui a été ; il dit « oui » à tout ce qui advient, même aux aspects tragiques de l’existence. Cette capacité à aimer le devenir pour lui-même – ce que Nietzsche appelle amor fati – est rendue possible par l’attitude ludique et créatrice incarnée par l’enfant .

L’enfant représente donc une synthèse entre la liberté conquise par le lion et la capacité à créer des valeurs nouvelles. Là où le lion détruit les anciennes valeurs en disant « je veux », l’enfant va plus loin en affirmant « je crée ». Ce passage du négatif au positif marque le véritable accomplissement du surhumain, qui ne se contente pas de rejeter mais invente un monde nouveau à partir de lui-même .


        Cette métamorphose finale permet une réconciliation totale avec le devenir. En devenant enfant, on cesse de voir la vie comme un fardeau ou un combat contre les forces extérieures ; on accepte son caractère changeant et imprévisible comme une source de joie et d’inspiration. L’innocence de l’enfant consiste précisément à vivre chaque instant comme une éternité en soi, sans regret ni anticipation anxieuse. C’est cette attitude ludique qui permet de réaliser pleinement l’éternel retour : chaque moment est vécu non pas comme une répétition mécanique du passé, mais comme une création toujours nouvelle.

En somme, l’enfant nietzschéen n’est pas seulement un symbole poétique ; il est la clé d’une existence libérée des illusions morales et des contraintes métaphysiques (un ethos du kairos). Il incarne la capacité humaine à transformer le devenir en jeu créateur, à affirmer la vie dans toute sa richesse et sa complexité.

Où trouver cette intuition de la bonne décision (qui en fait n’en est pas une)? Comment la femme peut-elle savoir qu’elle a raison ou tort de rompre ou de ne pas rompre? En renonçant définitivement à l’idée qu’il y aurait ici un « bon choix » à faire ou une bonne lecture à  entreprendre des signaux éventuels et en faisant plutôt souffler sur cet esprit de sérieux tout empreint de volonté d’analyse et de solennité le vent violent du jeu et de la création. Puisque le temps est un enfant qui joue aux dés, et que finalement, c’est exactement ce que l’expérience à choix retardé  de John Wheeler confirme, il faut mobiliser toute l’intensité de notre attention dans le jeu et dans la création brute. 

C’est exactement comme si l’intitulé de ce chapitre trouvait ici bien plus qu’un aboutissement. Nous sommes partis de la constatation à la lumière de laquelle ce que nous vivions comme une rupture pouvait aussi se lire comme une continuité et réciproquement selon les perspectives temporelles différentes dans chronos: je vois mon passé à partir de mon présent et j’y discerne une continuité là où il y avait rupture. Réciproquement, je vois mon futur comme incertain, autrement comme une rupture toujours éventuelle alors que je sais bien qu’une fois arrivé, il s’intégrera dans le flux d’une continuité. Avec l’expérience des fentes de Young et l’interféromètre de Mach-Zendher ainsi que l’expérience à choix retardé, nous avons suivi le protocole expérimental le plus ardu, le plus affûté pour finalement en  conclure qu’il n’est pas douteux que le futur chronologique du photon influence comme à rebours son passé, ce qui ne peut se concevoir que dans un éternel présent, un éternel KaIros qu’il est tout aussi impossible de justifier chronologiquement qu'impossible à réfuter dans une temporalité aionique.

Qu’est ce que cela veut dire? Que quelque chose commence et finit dans tout instant, c’est-à-dire que le photon n’a aucunement remonté le temps du présent de la position de la seconde plaque ou de sa non position mais qu’il a suivi une boucle et que fonçant vers son futur fatalement il fonçait aussi nécessairement vers son passé. Où commence et où finit cette boucle? Dans la « décision » du générateur quantique de mettre ou pas la seconde plaque. L’expérience à choix retardé de John Wheeler prouve la dimension aionique de la réalité quantique, et ce faisant la pertinence de l’éternel retour Nietzschéen dans l’infiniment petit.

             Mais alors vivons des ruptures ou une continuité? L’un et l’autre ensemble, concomitamment. La femme pense cheminer vers un futur de rupture ou de non rupture selon sa décision, mais comme le photon, elle se dirige vers son futur passé, vers une décision qui s’est déjà prise, continuellement. Mais comment et par qui? Par le jeu de coïncidences des évènements. Mais alors que faire? L’approuver et jouer au jeu proposé (ou imposé). 

            De tous les âges de la vie humaine l’enfant est celui qui fait preuve de la plus grande maturité dans l’art de prendre les évènements qui lui arrivent. Il faut jouer aux dés une vie dont nous avons compris qu’elle ne peut se jouer qu’aux dés. Et il n’y a dans cette effectuation rien de résigné mais au contraire qu’une joie pure de création ludique. Il suffit finalement d’inverser les termes de cette expression: dans notre existence rien ne se joue à partir de notre décision mais tout se décide au hasard d’un jeu auquel nous n’avons finalement rien d’autre à faire que d’y adhérer par la libération de toute l’intensité joyeuse et créatrice que nous sommes susceptibles de produire.


Résumons: Il semble bien qu’il existe donc dans l’expérience à choix retardé de Wheeler, l’éternel retour et la création en art brut une révélation existentielle radicale dont nous saisirons bien mieux la nature en ne perdant jamais ce fil que quelque chose ici se noue de façon inextricable et que cette chose est peut-être la plus cruciale de notre existence. C’est aussi la raison pour laquelle il convient de ne pas perdre de vue cette femme indécise par rapport à sa pseudo décision de rompre ou de ne pas rompre. 

L’expérience à choix retardé de John Wheeler par le traitement scientifique extrêmement détaillé  et la rigueur appliqué au protocole expérimental constitue probablement notre meilleur guide pour voir clair dans ces rapprochements. Or il faut bien insister sur un point qui finalement est exactement celui qui nous intéresse plus du point de vue de la question de la rupture et de la continuité.  Ce que notre pensée doit réaliser, accepter quoi qu’il lui en coûte (parce qu’évidemment cela remet en question toutes nos façons « normales » de penser), c’est:

  1. que le photon lancé dans l’interféromètre avant que le générateur quantique à nombre aléatoire ait posé ou pas la seconde plaque est potentiellement un corpuscule et une onde, qu’il est une possibilité des deux, un état potentiel non encore décidé, ce qui implique que tout va se précipiter une fois la seconde plaque posée ou pas. Par conséquent il y a une rupture, sans équivalent. Il y a bien un photon qui est lancé dans un processus, mais en même temps il n’existe nulle part de description envisageable capable de dire en tant que quoi il est envoyé dans un protocole expérimental qui n’a pas encore décidé de son état. On parle alors d’états superposés onde/corpuscule. Le photon est en partance vers un futur dont on peut dire qu’une fois présent il décidera de son passé. Ce présent qui est donc l’instant de la position ou de la non position de la seconde plaque est donc vraiment à tout point de vue une création, une rupture à partir de laquelle étrangement tout « part », tout « commence », tout a toujours commencé.  Ici nous ne pouvons qu’insister sur la rupture. 
  2. Mais à compter de cette rupture, le photon devient…ce qu’il a toujours été, ce qu’il a toujours fallu qu’il soit pour convenir aux conditions de manifestation qui de fait ont toujours été les siennes. Ce qui s’engendre à partir de cette rupture c’est donc un cycle qu’il va parcourir jusqu’à revenir à cet instant où il a été lancé dans l’appareil de mesure, étant entendu qu’en un sens il s’y est donc engagé en tant qu’onde ou corpuscule selon que le choix quantique du générateur à chiffres aléatoire, choix qui n’a pas encore été fait dans une conception chronologique du temps, l’ait fait advenir. Ce qui commence donc avec ce moment avec cette rupture, c’est vraiment et absolument une totale continuité
  3. Cela signifie qu’il faut maintenir deux réalités, deux évidences: a) ce moment est crucial, tout s’y décide b) il est en même temps l’aboutissement « logique » d’une continuité. Il est un commencement et une fin, un peu comme un « sacre » au final. Tout s’y noue et s’y dénoue. Le photon ne peut être qu’une onde puisque la plaque est posée et il aurait été un corpuscule si la plaque n’avait pas été posée, il l’aurait « éternellement » été. Ce qui se joue dans la position ou la non position de la seconde plaque c’est l’émergence d’une réalité où tout est joué. Quelque chose ici se fait jour de « tragique » au regard de quoi il faut dire à la femme indécise que sa responsabilité est écrasante et qu’en effet de sa décision dépend un cycle entier de rupture ou de non rupture, mais en même temps et pour les mêmes raisons, puisque c’est un cycle, qu’elle ne peut absolument faire un mauvais choix parce qu’il n’y a pas de bon choix à faire et qu’en fait de la même façon que la plaque a toujours été posée (ou pas), les rupture ou la no rupture a toujours été déjà effectuée et qu’elle se trouve aussi bien au début qu’à la fin, que ‘elle se situe dans un « kairos tragique » au sein duquel ce qu’elle se croit forcée de choisir est exactement ce qui déjà l’a portée à cet instant où tout déjà a été choisi et pas par elle. Dés lors une attitude s’en détache c’est celle d’une insoutenable légèreté, d’une extrême gravité impliquée dans ce qui n’est qu’un jeu. Nous ne vivons que des instants tragiques dans lesquels tout se joue et nous n’avons rien d’autre à faire que jouer ces instants avec toute la gravité « nécessaire » à dire oui au hasard, parce que comme le dit avec beaucoup de justesse un poète dont l’oeuvre entière doit être lue à l’aune de l’éternel retour, à savoir Mallarmé: jamais coup de dés n’abolira le hasard.



5) La singularité quantique et l’art brut

Le choix du générateur quantique de nombres aléatoires est absolument imprédictible, c ‘est-à-dire hasardeux. Il est de la pure contingence. Mais en même temps, de cette contingence radicale va émerger un cycle de nécessité par le biais duquel le photon a toujours été un corpuscule si la plaque n’est pas posée, une onde si elle est posée. Comme le générateur se décide après que le photon ait été lancé, cela veut dire que le photon fonce vers ce qui va déterminer après coup ce qu’il est ou tant que quoi il est lancé, ce qui n’est absolument pas compatible avec le déterminisme la causalité et la temporalité de la physique classique.

S’il y avait une « leçon » à retirer de cela pour la femme indécise devant la décision de rompre, c’est finalement qu’elle peut voire qu’elle doit « inventer" son choix dans le présent de ce choix comme le générateur quantique invente radicalement et de façon improgrammable la décision de mettre ou pas la seconde plaque.

Or il existe en physique la notion de singularité quantique qui désigne  une région de l’espace-temps où certaines quantités physiques (comme la densité ou la courbure) deviennent infinies, rendant les lois classiques de la physique inapplicables. Ces singularités, telles que celles au centre des trous noirs ou au moment du Big Bang, marquent une rupture dans notre compréhension de l’univers.

Des rapprochements peuvent être envisagés de façon spéculative dans la mesure où l’expérience de Wheeler relève de la mécanique quantique appliquée à des particules individuelles tandis que les singularités quantiques notamment pour les trous noirs traite de la structure globale de l’espace temps dans un cadre relativiste et gravitationnel. Toutefois dans les deux cas, c’est bien à l’effondrement des lois classiques, déterministes de la physique que nous sommes confronté.e.s. 

A partir de ce rapprochement, l’idée d’un troisième terme qui serait celui de l’oeuvre  d’art peut donc être tenté avec toutes les précautions d’usage, étant entendu que les domaines de compétence sont radicalement distincts mais qu’en même temps, quelque chose de commun ici se produit que ce soit devant un trou noir devant l’expérience de Wheeler ou devant une oeuvre et spécifiquement comme nous le verrons une oeuvre d ‘art brut: c’est que les cadres habituels de compréhension s’effritent, qu’il faut consentir à l’idée d’un croisement ou d’une limite entre ce qui se manifeste et ce que l’on peut en réaliser du point de vue de nos cadres de pensée habituels. 

En effet Un trou noir est une région de l’espace où la gravité est si intense que rien, pas même la lumière, ne peut s’en échapper. Au centre du trou noir se trouve ce que les physiciens appellent une singularité, un point où les lois classiques de la physique — celles qui décrivent le temps, l’espace et la matière — cessent d’être applicables. Dans cette zone extrême, les concepts fondamentaux tels que le temps linéaire ou l’espace tridimensionnel deviennent incohérents.




Avec les avancées en mécanique quantique, les physiciens ont commencé à envisager le trou noir comme une singularité non seulement gravitationnelle mais également quantique. Cela signifie que les phénomènes qui s’y produisent ne peuvent être décrits que par des lois probabilistes et non déterministes. À l’échelle quantique, les particules qui interagissent avec un trou noir se comportent de manière imprévisible, défiant toute tentative de modélisation classique. Le trou noir devient ainsi un symbole d’indétermination absolue : un lieu où le réel échappe à toute observation directe et où les notions conventionnelles d’ordre et de causalité s’effondrent.

De la même façon, mais à une toute autre échelle (celle des particules individuelles), l’expérience à choix retardé de John Wheeler nous plonge dans un état d’incompréhension total du point de vue d’une temporalité chronologique.  La question qui s’impose à nous maintenant est celle de savoir s’il est possible de définir l’oeuvre d’art de la même façon qu’une singularité en physique quantique, à savoir de l’émergence d’une « manifestation dont il n’est pas possible de rendre compte selon les cadres de pensée préexistants » comme si une nouveauté surgissant dans un domaine forçait les coutures de ce domaine et impliquait une redéfinition ou une infinition du domaine en question.

« Le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito. Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos la grande pancarte où c’est marqué ART, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez. C’est le faux monsieur Art celui-là. C’est celui que le public connaît, vu que c’est lui qui a le laurier et la pancarte. Le vrai monsieur Art pas de danger qu’il aille se flanquer des pancartes ! Alors, personne ne le reconnaît. Il se promène partout, tout le monde l’a rencontré sur son chemin et le bouscule vingt fois par jour à tous les tournants de rue, mais pas un qui aurait l’idée que ça pourrait être lui monsieur Art lui-même dont on dit tant de bien. Parce qu’il n’en a pas du tout l’air. Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! Ça fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent !

C’est en juillet 1945 que nous avons entrepris, en France et en Suisse pour commencer, puis bientôt dans d’autres pays, des recherches méthodiques sur les productions relevant de ce que nous avons dès cette époque dénommé l’Art Brut.

Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquelles donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que les auteurs y tirent tout (sujet, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façon d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. »

Jean Dubuffet (1901 - 1985 )




Dans ce texte Jean Dubuffet définit l’art brut dans la deuxième partie de ce passage: « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquelles donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que les auteurs y tirent tout (sujet, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façon d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. »



        Rien ne saurait mieux rendre compte de la thèse défendue par Jean Dubuffet ici que de sonder les « réflexes » conditionnés de nombreux.ses visiteur.se.s de musée ou d’exposition. Viennent-ils réellement percevoir des « oeuvres «  ou reconnaître des artistes consacrées par la postérité?  S’agit-il de rencontrer une oeuvre ou de confirmer « de visu » des toiles ou des installations déjà bien connues et aperçues dans des livres. Viennent-ils seulement « voir » ou « se faire voir voyant » des oeuvres dont il importe peu qu’ils les aient perçues mais dont ils feront tout pour enregistrer et publier le souvenir à leurs proches de façon à apparaître comme celle ou celui qui vu ce qu’il faut avoir vu.

Comment dés lors envisager un rapport quelconque entre cette façon d’aller au musée et l’existence de l’art dans le monde, c’est-à-dire le fait que des êtres humains il y a 42000 ans, (mais évidemment cette datation ne sautait être définitive) ont peint, sculpté, travaillé des matériaux, pierre, bois, etc, en y investissant une énergie que l’on ne peut justifier par une conduite « vitale ».  Quelles que soient les nombreuses définitions que l’on donnera ultérieurement à une oeuvre, il ne semble pas que l’on puisse échapper à celle ci: une oeuvre d’art manifeste le souci de faire émerger « ce qui est là » purement exclusivement. 

Mais ne peut-on pas en dire autant de tout ce qui nous entoure? Peut-être à condition de le traiter de cette manière, ce que nous avons beaucoup de mal à faire pour des ustensiles puisque les ne sont là qu’en corrélation avec des actions, des intentions, des besoins, des nécessités, etc. Une oeuvre d’art est indissociable de la notion de trouble. Il est possible que les pierres verticales de Stonehenge aient été dressées dans un but particulier , mais 1) ce but a forcément un rapport avec du rite, du sacré, du religieux 2) ces pierres manifestent non seulement leur existence mais font signe aussi de la présence de ceux qui les ont dressées de telle sorte qu’en marchant dans ce lieu nous sommes mis en relation au-delà du temps passé (plus de 3000 ans) avec des « créatures » qui ne cultivent pas d’autre trace que celle d’avoir été. Quelle que soit la nature d’une oeuvre d’art, sa rencontre est "une mise en présence avec une présence » qui est d’abord et peut-être seulement « ça »: un être là. Dans le cours de nos vies quotidiennes les objets ne sont pas « là », ils sont annexés, colonisés, parasités, broyés, oubliés dans des usages, soumis à des buts, à des objectifs, ils sont détournés comme des moyens à des finalités extérieures de telles sortes que notre perception ne les perçoit pas pour ce qu’ils sont « en tant qu’ils sont ».




Mais devant une pierre imposante dressée là dans ce champ on ne voit pas bien ce que l’on pourrait en dire, en vivre, en éprouver si ce n’est que « c’est là » et que cela atteste de l’existence d’êtres qui en lui donnant cet ancrage au sol, cette densité de présence font également état de la leur (da sein): « l’oeuvre dit Martin Heidegger, est cet évènement démesuré qui donne toute mesure: elle est l’installation d‘un monde, et en ce sens, elle est radicalement historique, origine de l’histoire. »

Peut-être comprenons nous mieux dés  lors ce que la volonté inhérente à toute société de s’imposer institutionnellement comme garante d’un « ordre » d’un processus d’auto-légitimation qui en bout de course ne peut admettre aucun contestation de la norme à partir de laquelle elle se justifie par elle-même peut entretenir de défiance à l’égard de toute oeuvre. L’oeuvre d’art est ce à partir de quoi un être simplement jeté là comme un dasein reprend pied en faisant émerger à son tour un être là à partir duquel être et être ici dans ce qui apparaît désormais comme monde  et non plus comme chaos prend sens, peut réellement commencer. C’est cela une oeuvre. Ce n’est pas que cette oeuvre donne au da sein la solution, la réponse à sa question sur l’être (qu’est ce que je fais là?) Mais au contraire qu’elle l’entretient, qu’elle l’ouvre projetant à partir d’elle sur tout ce qui l‘entoure cette dimension de l’être. L’oeuvre d’art projette sur le monde le souci de l’être à partir duquel le dasein peut habiter la terre.

De là l’extrême difficulté dans laquelle nous nous trouvons de la situer et la tentation de lui dénier cette puissance, tout simplement parce que l’oubli de l’être est cette tentation malheureusement toujours active pour le Dasein de s’oublier en tant que Dasein. Dés lors surgit soit l’indifférence totale, soit la réduction de l’oeuvre au produit telle que Andy Warhol l’a entérinée, soit cette entreprise d’institutionnalisation de l’oeuvre d’art. Ici trouve tout son sens la critique de Dubuffet (qui précisons le n’a jamais lu Heidegger) 

La notion même d’auteur est une anomalie, en ce sens, parce que cela ne peut être qu’anonymement que les êtres humains créent ces oeuvres d’art (même si cela pose de multiples questions au sujet de la reconnaissance par la société d’artistes qui devraient pouvoir vivre de leurs œuvres et donc se faire reconnaître de leurs pairs, mais en même temps s’ils se font reconnaître et si « malheureusement ils sont du succès, une machine s’emballera pour les institutionnaliser, les consacrer, par quoi fatalement ce rapport pur avec un chais auquel il faut donner sens par son oeuvre s’y annulera). Il est toutefois impossible de comprendre ce texte sans saisir d’où part Jean Dubuffet, à savoir un rapport pur à l’oeuvre, une création absolue qui ne s’insère dans aucun cadre préexistant


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