dimanche 12 janvier 2025

Terminales 1 / 4 / 5 Explication du texte de Philippe Descola extrait de "la composition des mondes" (3)

   



(Il y a des passages plus ou moins en prise avec le texte de Philippe Descola dans cette vidéo. Alain Deneault est un philosophe québécois engagé dans la réflexion sur le concept de bio-région". C'est ce qu'il évoque à partir de 44-10, à peu prés. Auparavant, les idées formulées sur la quasi impossibilité de penser la catastrophe écologique de notre époque sont très intéressantes, ainsi que sur les objets de substitution (nous préférons penser du prêt-à-penser (prédigéré) plutôt que d'avoir à penser l'impensable). A partir de la définition de la bio-région, l'interview prend un tour totalement en phase avec les thèses que Philippe Descola avançait en 2014)


"L'opération qu'il s'agit de faire à présent consiste au contraire à concevoir la destinée des humains et celle des non-humains comme intrinsèquement mêlées. L'idée de nature a pu servir un temps à exprimer toutes sortes d'aspirations confuses et de projets informulés, et c'est la raison pour laquelle l'écologie a été d'abord pensée comme le projet de sauver la nature, ou de la conserver – un projet consistant simplement à accorder de la valeur à ce qui autre­fois n'en avait pas. Mais en dépit de cette utilité tactique que je reconnais à l'idée de nature, il me semble nécessaire de répéter que cette notion a fait son temps et qu'il faut maintenant penser sans elle afin d'imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c'est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l'ensemble des êtres.
  Cela peut sembler assez abstrait, mais il s'agit avant tout de cesser de concevoir les sociétés comme des réa­lités sui generis posées dans un environnement auquel elles doivent s'adapter, qu'elles doivent façonner, transformer, pour acquérir une identité et une destinée historique. Or c'est le modèle qui domine encore la représentation de l'action politique. Il faut donc imposer l'idée que les humains ne sont pas des démiurges ingénieux qui se réalisent par le travail et la transformat­ion de la nature en ressources, mais que ce qui est premier, ce sont des environnements fragiles où coexistent des humains et des non-humains, et dans lesquels la vie épanouie des premiers est en très grande partie dépendante des interactions avec les seconds. Autrement dit, l'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s'agit pour l'essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l'épreuve de cette transformation – puisque, telles qu'elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l'ensemble des composantes des mondes et pour que les citoyens animés par le désir de l'action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

Philippe DescolaLa Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 322-323.

La connaissance de la doctrine de lauteur nest pas requise. Il faut et il suffit que lexplication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Explication (suite)

 3) Déconstruire le sens classique de " la politique"

                        a) La chrématistique commerciale, le christianisme et la révolution scientifique

           

 La difficulté à laquelle nous sommes ici confronté.e.s c’est que nous devons réaliser qu’il existe des interdépendances entre des êtres qui non seulement n’ont pas du tout la même façon d’habiter un même « lieu », un même « topos » mais pour lesquels il n’y a pas de lieu « même », c’est-à-dire qui ne perçoivent pas identiquement un espace qui en même temps est bel et bien le même « objectivement ».  « Si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec ce pathos (sensibilité) et ressent en soi le centre volant de ce monde. » Dans cette phrase qui se situe au début de son livre « vérité et mensonge au sens extra-moral « , Nietzsche évoque ce que l’on pourrait appeler son perspectivisme. Il n’existe pas de vision objective d’un univers « UN ». Voilà pourquoi parler d’un « lieu » pose problème. Il serait beaucoup plus intéressant et pertinent d’évoquer ce qui nous ouvre la perspective d’un lieu et nous savons qu’il en existe plusieurs selon ce que nous y cherchons, mais surtout ce que nous sommes, ce que nous Y sommes. Cet « y » est important dans la mesure où finalement l’idée assez révolutionnaire qui se fait jour ici grâce à des penseurs comme Von Uexküll, Philippe Descola c’est que nous ne sommes ce que nous sommes qu’en corrélation avec un lieu qui n’est ce « lieu que pour nous », c’est pour cela qu’il évoque des écosystèmes, et non un écosystème. C’est justement le fond de la thèse de Descola, Il n’existe pas LA nature mais autant de nature que d’écosystèmes, autant d’écosystèmes que de biotopes et autant de biotopes que d’organismes: «  La terre et neuf millions de mondes »

Nous avons entretenu l’illusion d’un monde unique et objectif probablement sous l’influence de la révolution scientifique qui a uniformisé l’espace comme pur lieu de figures géométriques quantifiables. Il en résulte ce que l'on appelle l’isomorphisme  et la notion unique d’espace temps, notion qu’Einstein a contribué à relativiser voire tout simplement à détruire. « Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s’emboîteraient tous les êtres vivants. De là vient l’opinion commune qu’il n’existerait qu’un temps et qu’un espace pour tous les êtres vivants. » -  Jacob Von Uexküll.  Il y a quelque chose de notre connaissance qui crée notre aveuglement en ne nous rendant pas sensibles à ce perspectivisme, en nous faisant ignorer voire pire encore: « NIER » l’existence de ces milieux entrecroisés qui sont autant de mondes emboîtés les uns dans les autres, tirant parti les uns des autres dans le jeu d’une harmonie musicale dont il semble bien au vu de ce qu’a produit le naturalisme que l’être humains, ou plutôt certains êtres humains (ceux qui cultivent aveuglément et fanatiquement le naturalisme industriel) que nous n’en sommes pas réellement partie prenante.



C’est là toute l’ambiguïté de ce passage: nous ne pouvons pas douter du fait que c’est bien à la lumière de tout ce qu’il a réalisé en ayant passé plus des trois ans avec les achuars qui sont animistes, que Philippe Descola, notamment dans son livre « par delà nature et culture », a conçu certaines des idées ici développées. Il n’est pas question pour nous de devenir des achuars: ce n’est pas  pour cela que Descola écrit. Il essaie au contraire de relever dans nos sociétés naturalistes, des approches, ou des façons de penser, d’être au monde qui pourraient prendre en compte à leurs façons des approches plus pertinentes de la nature, a fortiori quand nous réalisons que « la » nature n’existe pas. Et cette dernière proposition n’est pas seulement ce que les Achuars ont intégré mais aussi ce que certaines sciences concluent de leurs études.

Nous ne comprendrons pas les thèses défendues par Descola à moins de prendre en compte cette éventualité selon laquelle il y a quelque chose de l’esprit « premier » de la science tel qu’il est « apparu » au 6e siècle avant JC.  

En fait la science est probablement apparue vers 3500 ans avant JC en Mésopotamie (Syrie et Irak  actuels). Ce qui est née au 6e avant JC en grâce, c’est la philosophie et la science pour des présocratiques comme Thalès,  Anaximandre, Pythagore, c’est tout simplement l’idée que l’on pouvait essayer de connaître la forme et la matière de l’univers, science exclusivement fondée sur la notion de curiosité et de causes.  Sous la pression de savants comme Galilée, Descartes, Bacon, la possibilité de rendre la science plus pratique, plus utile et plus à même de permettre à l’être humain d’engranger les profits de ces connaissances gratuites, la science est devenue autre chose. Nous pouvons également pointer ici le rôle fondamental que Galilée a donné à l’expérimentation dans ses travaux, ce qui place au premier plan la prise d’initiative de l’être humain. 

Il nous faut questionner très concrètement la nature à partir des idées que nous avons d’abord et ces idées sont nécessairement liées à nos intérêts propres d’humains. La nature n’est plus ce mouvement dont il nous revient de comprendre et d’expliquer seulement les lois, comme c’était le cas pour Aristote, elle devient ce « coupable idéal » ou disons plutôt cet interlocuteur un peu passif auquel nous devons poser les bonnes questions, les poser bien, les poser mieux jusqu’à ce que le témoin interrogé « avoue ». Notons que si la question est bien formulée, il ne pourra finir par répondre que « oui ». Il n’est plus question dés lors de savoir ce que la nature « est » mais ce qu’elle peut nous offrir à nous pour que nous vivions mieux, plus longtemps, plus « humainement », plus « efficacement » jusqu’à ce que le progrès des modalités de vie humaine nous apparaissent comme susceptibles d’« améliorations » exponentielles.  Quelque chose du transhumanisme se trouve (très) potentiellement en germe dans la fameuse phrase de Descartes selon laquelle il est grand temps de donner naissance à une science qui nous rende comme maître et possesseur de la nature. » 

Le problème c’est que cette science n’en est plus une puisque elle devient une « techno science », c’est-à-dire une science muselée, réduite, restreinte, condamnée à devenir l’esclave d’une technologie agressive, industrielle  et destructrice de la nature.  Il n’est plus du tout question ici de « connaître la nature » mais de l’utiliser à des fins exclusives de conquête et de rentabilité humaines.  

Avant d’essayer de comprendre ce qu’il convient d’entendre par cette autre façon de concevoir la politique de façon à ce que nous abandonnions ces unités d’appréhension que sont la société, l’état et la nation, il faut d’abord dans une perspective historique et anthropologique saisir comment nous en sommes arrivés là.  Or cela peut s’expliquer par trois facteurs décisifs: 1) la naissance de l’esprit même de la capitalisation avec ce qu’Aristote a désigné du terme de « chrématistique commerciale »  2) les religions créationnistes et donc le christianisme 3) la révolution scientifique dont il a déjà été question: 



  1. Aristote distingue deux formes de chrématistique : une naturelle, orientée vers les besoins fondamentaux de la communauté (oïkos), et une commerciale, qu’il critique sévèrement pour son caractère contre-nature. La chrématistique commerciale repose sur l’accumulation illimitée de richesses monétaires, détachées des besoins réels des individus ou des communautés . Si Aristote condamnait cette pratique comme déshumanisante et contraire à l’éthique collective, elle s’est néanmoins imposée avec le développement du capitalisme marchand et industriel. Cette logique d’accumulation a transformé les rapports sociaux et économiques en orientant les sociétés vers une exploitation toujours plus intensive des ressources naturelles. En ce sens, elle constitue un jalon important dans le passage à un naturalisme industriel : elle réduit la nature à un stock d’objets échangeables et valorisables économiquement. Cet aspect est fondamental dans la critique de Descola, qui voit dans cette marchandisation universelle une rupture anthropologique majeure avec d’autres ontologies non occidentales .
  2. Le christianisme a joué un rôle central dans l’élaboration de la vision dualiste qui distingue l’homme de la nature. Selon Descola, cette religion a renforcé l’idée d’une supériorité humaine sur le reste du vivant en plaçant l’homme au centre de la création divine. Cette hiérarchie cosmologique découle notamment des récits bibliques, tels que celui de la Genèse, où l’homme est mandaté pour dominer et exploiter la terre. Cette conception a progressivement instauré une rupture entre l’humanité et son environnement naturel, en faisant de ce dernier un simple réservoir de ressources à disposition. Ce dualisme s’est inscrit profondément dans la culture occidentale, préparant le terrain pour une approche utilitariste et mécaniste du monde. En dissociant spirituellement l’homme du reste des êtres vivants, le christianisme a ainsi contribué à légitimer une exploitation systématique de la nature, qui sera amplifiée par les développements économiques et scientifiques ultérieurs.
  3. La révolution scientifique du XVIIe siècle marque une étape décisive dans l’émergence du naturalisme industriel. Galilée et ses contemporains ont introduit une approche expérimentale et mathématique qui transforme radicalement la manière dont les humains perçoivent et interagissent avec le monde naturel . En cherchant à dévoiler les lois universelles régissant le cosmos, ces scientifiques ont objectivé la nature en tant que système mécanique soumis à des règles prévisibles. Cette vision mécaniste a permis non seulement une compréhension accrue des phénomènes naturels mais aussi leur maîtrise technique. L’innovation technologique issue de cette période – machines, instruments scientifiques – a ouvert la voie à l’exploitation industrielle des ressources naturelles. Pour Descola, cette révolution consacre définitivement le naturalisme occidental : elle établit une continuité matérielle entre humains et non-humains tout en affirmant leur discontinuité intérieure (subjectivité humaine versus inertie naturelle). Ce cadre conceptuel justifie alors l’extraction massive des ressources au service du progrès humain.

Le christianisme a donc introduit un dualisme fondateur entre homme et nature ; la chrématistique commerciale a institutionnalisé une logique d’exploitation économique ; enfin, la révolution scientifique a fourni les outils conceptuels et techniques pour transformer ces idées en pratiques industrielles. Ces trois moments historiques s’articulent pour produire le naturalisme industriel décrit par Descola : un système où la nature est perçue comme extérieure à l’homme mais exploitable à volonté pour satisfaire ses ambitions matérielles.


 b) Substituer une pluralité d'agents à l'unité d'appréhension  de la politique

            Lorsque nous réalisons l’importance de ce triptyque dans l’instauration du naturalisme, nous sommes animé.e.s de deux sentiments contradictoires: ces « moments » s’enchaînent comme des rouages dont nous percevons aujourd’hui le caractère fatal et catastrophique écologiquement et aussi humainement mais en même temps, cet éclairage pointe avec rigueur et précision que cela n’est pas inexorable tout simplement parce qu’il n’est aucune phase de cette évolution qui ne soit datable, repérable historiquement. Or si cela s’est produit historiquement, cela prouve que ça aurait pu se passer autrement, qu’il n’est aucune nécessité qui s’y exprime aucun sens aucune providence aucune transcendance, aucun esprit divin. Puisque nous pouvons situer ces moments et percevoir ce qui d’eux s’est révélé dommageable à la faune, à la flore ainsi qu’aux populations humaines vivant selon d’autres ontologies que celle, indiscutablement agressive du naturalisme, nous sommes en mesure de rétablir, ou du moins d’anticiper et d’atténuer les ravages d’une erreur qui apparaît à notre conscience comme telle.

Mais cela ne suppose pas que nous inventions une nouvelle idéologie, ni que nous promouvions un nouveau modèle de civilisation qui s’ajouterait aux précédents. Philippe Descola décrit (peut-être à gros traits, mais ceci n’en constitue pas moins une piste) des cadres notamment politiques à partir desquels c’est une nouvelle définition de ce que signifie « faire civilisation », ou « faire groupe » qui se révèle et pointe timidement le bout de son nez. Il n’y a rien à attendre de vraiment positif des anciens cadres de la politique classique hérités de Hobbes, de Hegel ou  d’Emmanuel Kant, des Lumières (Rousseau, Voltaire, Diderot, etc.) tout simplement parce que ces philosophes n’envisagent à aucun moment de donner de la politique une définition qui engloberait tout ce qui n’est pas humain.

Philippe Descola, en proposant de redéfinir ce que signifie “faire civilisation”, rejoint indirectement certaines intuitions fondamentales de Martin Heidegger, notamment à travers les notions de “berger de l’être” et de Sorge (souci). Heidegger critique la modernité pour son oubli de l’Être, une dérive où l’homme, au lieu d’être le gardien respectueux de l’Être, s’est enfermé dans une logique technicienne qui réduit les étants (les choses) à des objets manipulables. De même, Descola rejette les cadres politiques modernes centrés sur la souveraineté humaine et la domination des non-humains. Il propose une approche où humains et non-humains coexistent dans un tissu relationnel, rompant ainsi avec l’idée d’une civilisation qui exploite le monde comme simple ressource. Comme Heidegger invite l’homme à retrouver son rôle de médiateur entre l’Être et les étants, Descola appelle à une cosmopolitique où la vie collective inclut pleinement le vivant non humain.

            La notion heideggerienne de Sorge (sollicitude) éclaire également cette rupture avec les modèles anthropocentriques. Pour Heidegger, le Dasein (l’être humain) est caractérisé par le souci, une structure fondamentale qui le lie à son être-au-monde. Ce souci n’est pas seulement une angoisse existentielle, mais aussi une manière d’être attentif à ce qui nous entoure, en assumant nos responsabilités envers le monde et ses possibilités futures. De manière analogue, Descola propose une vision politique où le “souci” ne se limite pas aux intérêts humains mais s’étend aux relations écologiques et aux interdépendances entre tous les êtres. Par exemple, accorder des droits juridiques à des entités naturelles comme des rivières ou des forêts reflète cette idée d’un souci élargi, où la politique devient un acte de soin envers le monde dans son ensemble.

Enfin, cette redéfinition de “faire civilisation” implique un dépassement des dualismes hérités du naturalisme occidental. Heidegger critique l’oubli de l’Être comme un enfermement dans la technique et le calcul utilitaire ; il appelle à un retour à une pensée plus originaire, capable de dévoiler l’Être dans sa plénitude. De manière parallèle, Descola propose d’abandonner les catégories modernes comme la nation ou le territoire pour penser la politique en termes d’interrelations dynamiques entre humains et non-humains. Faire civilisation ne signifie plus imposer un ordre humain au monde, mais cohabiter avec lui dans une reconnaissance mutuelle. Ainsi, tout comme Heidegger voit dans le rôle du berger de l’Être une manière authentique d’habiter le monde, Descola envisage une civilisation fondée sur la composition d’un monde commun où chaque être trouve sa place.




La phrase de Philippe Descola peut être mise en parallèle avec la théorie de l’acteur-réseau (ANT: actor network theory) développée par Bruno Latour, qui redéfinit les relations entre humains et non-humains dans une perspective ontologique et sociologique. L’ANT considère que tout acteur, humain ou non-humain, participe activement à la constitution des réseaux sociotechniques. Ces réseaux sont des assemblages hétérogènes où chaque élément, appelé « actant », contribue à façonner les interactions en traduisant les intérêts des autres dans son propre langage. En ce sens, l’idée de Descola de déplacer les objets politiques pour intégrer les relations avec les non-humains trouve un écho direct dans l’ANT, qui propose une vision relationnelle du monde où les frontières traditionnelles entre nature et culture sont dissoutes.

Latour insiste sur le fait que ces réseaux émergent à travers des processus de « traduction », où les acteurs négocient et stabilisent leurs relations au sein d’un tissu complexe d’échanges. Ce cadre théorique repose sur une « ontologie plate », où aucun actant n’est intrinsèquement supérieur à un autre, qu’il s’agisse d’une personne, d’une technologie ou d’un élément naturel. Cette approche rejoint l’idée de Descola selon laquelle la perpétuation de la vie humaine passe par une meilleure prise en compte des interactions avec les non-humains. En intégrant ces derniers dans nos cadres juridiques et politiques, il s’agit de reconnaître leur rôle actif dans la co-construction des mondes humains.

Enfin, l’ANT propose une reconfiguration des institutions modernes pour mieux refléter cette interconnexion entre humains et non-humains. Latour critique les catégories fixes et hiérarchiques qui dominent la pensée occidentale, leur préférant une méthode descriptive qui met en lumière la dynamique des réseaux en constante évolution. Cette idée converge avec celle de Descola : transformer nos catégories politiques et administratives pour répondre aux défis écologiques et sociaux contemporains. Ainsi, l’ANT offre un cadre conceptuel puissant pour repenser le politique comme un espace relationnel où humains et non-humains coexistent et co-agissent dans un monde partagé.




En un sens, il s’agit de reprendre les choses au point où les laissées la fin du film de Hayao Myazaki « Princesse Mononoké » et de considérer cette histoire comme une sorte de guide sans concession (ce film n’est pas vraiment optimiste en soi). Ashitaka et San se séparent et formulent leur projet de vivre l’un dans le village des forges avec Dame Eboshi et l’autre: San dans la forêt. Il lui est impossible de pardonner à dame Eboshi ce qu’elle a fait au Dieu cerf (si vous voulez, il faut voir le film) mais ils affirment qu’ils vivront finalement dans une certaine proximité de lisière à partir de laquelle quelque chose peut effectivement naître (il n’est pas là seulement question de l'attirance qu’ils éprouvent l’un pour l’autre mais plus largement d’une collaboration entre une forêt enfin considérée comme une entité vivante et un village des forges  ayant vu de ses yeux les dommages de l’exploitation à tout crin.  Des penseurs comme Philippe Descola et Bruno Latour formulent des thèses compatibles avec tout ce qui fait de « princesse Mononoké » un film à part un film qu’il nous faudrait voir et revoir et rerevoir comme la matrice de cette nouvelle façon de constituer un collectif hybride: Homme/Animaux/Végétaux/Machine. 



                    Passer d’une société étatique à une société hybride, où différentes logiques institutionnelles et sociales coexistent, implique de relever plusieurs défis majeurs. Ces défis se situent à la fois sur les plans organisationnel, culturel et institutionnel. Voici une synthèse des principaux obstacles et des pistes pour les surmonter :

1. Tensions identitaires et culturelles

Conflits internes : Les structures hybrides doivent concilier des logiques parfois opposées, comme celles de l’État (centralisation, uniformité) et des territoires autonomes (diversité, autonomie). Cela peut générer des conflits autour des valeurs et de l’identité collective, avec la formation de sous-groupes défendant des visions contradictoires.

Perte de cohésion : La transition vers un modèle hybride peut fragiliser le sentiment d’appartenance et la collaboration entre les parties prenantes, qu’elles soient humaines ou non humaines.

 

Solutions :

Promouvoir une culture organisationnelle équilibrée qui valorise la pluralité des logiques.

Instaurer des mécanismes de médiation pour résoudre les tensions identitaires.

 

2. Défis juridiques et institutionnels

Absence de cadre juridique adapté : Les structures hybrides ne disposent souvent pas d’un statut juridique clair, ce qui complique leur légitimation auprès des parties prenantes externes.

Manque de reconnaissance institutionnelle : Les systèmes traditionnels peinent à intégrer des modèles non hiérarchiques ou à reconnaître les droits des non-humains.

 

Solutions :

Élaborer de nouveaux cadres juridiques capables d’intégrer la diversité des acteurs (humains et non humains).

Expérimenter des formes institutionnelles souples, comme les “territoires à mission”.

 

3. Problèmes liés aux ressources

Allocation interne complexe : Les arbitrages entre différentes priorités (sociales, écologiques, économiques) peuvent paralyser la prise de décision.

Difficulté d’accès aux ressources externes : Les structures hybrides souffrent souvent d’un manque de financement ou de légitimité auprès des canaux traditionnels.

 

Solutions :

Développer des modèles économiques intégrés capables de répondre à ces besoins variés.

Créer des partenariats stratégiques pour diversifier les sources de financement.

 

4. Transformation culturelle

La transition vers une société hybride nécessite un changement profond dans les mentalités, notamment pour dépasser les paradigmes naturalistes et anthropocentrés.

Cela implique également une adaptation des pratiques collaboratives et une redéfinition des processus décisionnels.

 

Solutions :

Investir dans l’éducation et la sensibilisation pour promouvoir une vision relationnelle du monde.

Renforcer les capacités locales à gérer leurs propres territoires tout en collaborant avec d’autres entités.

 

5. Maintien de l’équilibre entre autonomie locale et coordination globale

Une société hybride doit trouver un équilibre entre la décentralisation nécessaire pour valoriser la diversité locale et une coordination suffisante pour gérer les interdépendances globales.

 

Solutions :

Mettre en place des mécanismes participatifs permettant aux communautés locales d’influencer directement les décisions globales.

Adopter une approche systémique qui articule les différentes échelles d’action.

            En résumé, réussir cette transition nécessite de dépasser les tensions inhérentes à l’hybridité en développant des outils juridiques, organisationnels et culturels adaptés. L’objectif est d’articuler harmonieusement diversité locale et coordination globale tout en intégrant pleinement les vivants (humains et non humains) dans le processus politique.



c)  Aïdôs et Techné ( le mythe de Prométhée de Platon)

Philippe Descola appelle donc à substituer aux modèles classiques de souveraineté « une vision écosystémique fondée sur des interactions complexes entre humains et non-humains »; Mais concrètement de quoi s‘agit-il? Chaque espace (ville, campagne, forêt, rivière) possède sa propre dynamique interne tout en étant relié aux autres par des échanges d’énergie. Que peut voir ça? Un être humain convaincu que l’espace n’est pas cette abstraction géométrique isomorphe pour laquelle l’espace serait divisible et substituable à n’importe quel autre morceau d‘espace.  En fait il est ici question de se rendre sensible au fait que l’espace du monde est toujours préalablement « habité », c’est-à-dire que l’espace « objectif » n’existe pas, parce qu’il est habité en fonction des affects ou des signaux par le biais desquels telle ou telle espèce vivante y perçoit tout ce qui est nécessaire à ce qu’elle y construise son milieu.

Nous pouvons ici pointer un rapport entre le perspectivisme d’un philosophe sud américain: Eduardo Viveiros de Castro et la notion d‘umwelt chez Von Uexkül. Viveiros de Castro, à travers son concept de perspectivisme, propose que les peuples amérindiens perçoivent tous les êtres, humains et non-humains, comme des centres d’intentionnalité. Dans cette vision, chaque espèce interprète le monde selon sa propre perspective : par exemple, un jaguar se voit comme un humain et perçoit les humains comme des proies. Cette approche remet en question la dichotomie humain/non-humain en insistant sur une continuité ontologique entre les espèces, où l’humanité est une position relative et non une essence fixe.

De la même façon, pour Uexküll, l’animal n’est pas un simple objet dans un environnement objectif, mais un sujet actif qui interprète et organise son monde selon ses propres significations. Par exemple, la tique perçoit uniquement les signaux pertinents pour sa survie, ce qui illustre comment chaque espèce vit dans une réalité subjective et unique.

Les points communs entre leurs approches résident dans leur rejet d’une vision mécaniste ou objectiviste du vivant. Tous deux mettent en avant une pluralité des mondes vécus, où chaque être est à la fois acteur et auteur de sa propre réalité. Ils soulignent également l’importance de dépasser l’anthropocentrisme pour comprendre la diversité des relations entre les vivants et leur milieu. Ces théories offrent ainsi une lecture pluraliste du réel, valorisant la richesse des points de vue propres à chaque espèce.

Dans ce cadre, la fameuse affirmation de Marin Heidegger selon laquelle le Dasein est « le berger de l’être »  devient centrale : il ne s’agit plus pour l’humain d’exercer une domination souveraine sur la nature mais de veiller à ce que ces interactions complexes soient “menées au mieux”. Le berger est celui qui reconnaît les interdépendances entre humains et non-humains et agit pour maintenir un équilibre harmonieux entre eux. Tout ce que le « dasein », c’est-à-dire l’être humain a à faire est une gestion attentive des interactions entre tous les biotopes. Le texte insiste sur le fait que ces interactions complexes doivent être gérées pour assurer la “perpétuation de la vie des humains”. Cela peut être rapprochée de la notion heideggerienne de sorge (soin), qui implique une attention constante aux besoins des autres, humains ou non-humains. Être le berger de l’être dans ce contexte signifie :

  • Comprendre les flux d’énergie et d’information entre les milieux (par exemple, comment les zones rurales fournissent des ressources vitales aux villes, et inversement).
  • Agir pour éviter les déséquilibres ou les ruptures dans ces échanges (par exemple, en limitant l’exploitation excessive des ressources naturelles ou en réduisant l’impact écologique des infrastructures urbaines).
  • Reconnaître que chaque milieu a une autonomie partielle qu’il faut respecter.

Le soin devient alors une écologie pratique : il s’agit d’organiser les échanges entre les milieux tout en préservant leur capacité à se régénérer. Cela rejoint directement l’idée de Descola selon laquelle il faut mieux prendre en compte les échanges entre humains et non-humains.


            Or la notion d’aidôs (pudeur), telle qu’elle apparaît dans le mythe de Prométhée, enrichit cette vision écosystémique en introduisant une dimension éthique essentielle. Rappelons que dans ce mythe, Prométhée a volé aux Dieux le feu et l’habileté technique pour en faire don aux êtres humains qui avait été oubliés par le frère de Prométhée, Epiméthée, de telle sorte que L’humain était la seule espèce dépourvue de qualités propres (nous retrouvons dans ce mythe l’absence de don des humain (biotope). Mais lorsque dans le mythe, la roue de la nature est lancée, les humains ne s’en sortent pas et constituent l’espèce la plus précaire, c’est la raison pour laquelle Zeus ajoute au feu et à la technique la diké (justice) et l’aidos (la pudeur, le respect).  Les humains font ainsi « le plein de qualités divines ». Dans le texte, Descola souligne que la perpétuation de la vie humaine dépend d’une meilleure prise en compte des non-humains. L’aidôs, en tant que sentiment de respect ou de pudeur, joue ici un rôle fondamental. Elle sort de sa dimension mythologique pour acquérir une dimension effective, éthique

  • Elle freine les excès anthropocentriques en rappelant à l’humain qu’il n’est pas souverain mais partie prenante d’un tissu complexe.
  • Elle incite à agir avec humilité face aux écosystèmes interdépendants, en reconnaissant leurs besoins propres.
  • Elle oriente les comportements humains vers une gestion respectueuse des échanges avec les non-humains.

Dans un monde où les interactions entre zones urbaines et rurales sont souvent marquées par des déséquilibres (par exemple, l’épuisement des terres agricoles pour nourrir les villes), l’aidôs devient une vertu écologique essentielle. Elle pousse l’humain à repenser ses pratiques pour éviter de rompre l’harmonie du concert naturel.

Le texte évoque également la nécessité de gérer ces interactions complexes “au mieux”. Cela renvoie à deux dimensions complémentaires :

  • La technique, symbolisée par Prométhée dans le mythe platonicien : elle permet à l’humain d’organiser les échanges d’énergie et d’information entre écosystèmes (par exemple, par des infrastructures durables ou des innovations agricoles).
  • L'éthique, incarnée par l’aidôs : elle garantit que ces innovations techniques ne se fassent pas au détriment des autres êtres vivants ou des écosystèmes.

Ces deux dimensions sont indissociables. Le “berger de l’Être” doit combiner savoir-faire technique et conscience éthique pour veiller à ce que le tissu écologique reste équilibré.

Les Zones à Défendre (ZAD) peuvent être vues comme une concrétisation du rapprochement entre aïdôs (respect, retenue) et technè (savoir-faire, technique), car elles incarnent une articulation unique entre des principes éthiques et des pratiques concrètes. Les ZADistes promeuvent une relation symbiotique avec les écosystèmes. Par exemple, à Notre-Dame-des-Landes, la ZAD a été transformée en un espace d’entraide et de coopération, où les habitants prennent en compte les biotopes opérationnels dans les territoires.  L’idée même de créer une collectivité humaine dans le bocage s’appuie d’abord sur le fait que le territoire est un bocage ce qui implique des relations entre des espèces végétales du marécage et une faune que l’on pourrait qualifier d’amphibie (à l’aise sur terre et dans l’eau).

             Mais Les ZAD ne se limitent pas à la résistance symbolique. Elles mettent en place des pratiques concrètes d’autonomie, comme l’agriculture collective, l’autogestion et des modes de vie alternatifs. Ces actions traduisent une technè appliquée à la construction d’une nouvelle considération que ce que signifie pour des humains l’acte d’habiter un territoire. Il n’est évidemment pas question de se nourrir d’autre chose que de ce que produit ce territoire mais dans une logique qui n’est plus celle des sociétés de consommation d’abondance. Les êtres humains «  s’intercalent » dans les échanges entre les biotopes au sein d’une nature qui n’est plus vraiment « nommable » puisque elle ne désigne pas cet ensemble dont l’être humain se démarquerait en la pointant du bout de son appellation. L’être humain EST dans la nature et cultive cette intelligence des biotopes grâce à laquelle il peut s’intercaler dans les échanges orchestrés entre toutes les espèces qui perçoivent différemment un même espace mais collaborent entre elles suivant une logique « contrapuntique » (concept musical)


Il faut regarder Les ZAD comme des laboratoires au sein desquels des collectifs humains expérimentent précisément ces modalités de relation dont parle Philippe Descola, modalités qui portent en germe le seul futur de l’espèce humaine envisageable.  En empruntant les concepts grecs, il s’agit de  relier Techné et Aïdôs, de tirer vraiment parti d’une lecture rigoureuse du mythe de Prométhée de Platon.  Il ne sert à rien de jouir de la Techné sans Aïdôs: c’’est même plus que cela: Techné - Aïdôs = Hybris (démesure) alors que Techné + Aïdôs = phronésis (sagesse, prudence).  La majorité des populations regardent encore les ZADistes comme des contestataires du progrès, ce qui serait peut-être vrai si nous tenions pour rien les analyses scientifiques et l’observation des données climatiques.  

En substituant ainsi un modèle écosystémique aux théories classiques de souveraineté, Descola nous invite à adopter une écologie relationnelle où chaque interaction est pensée dans une logique d’interdépendance. Le rôle défini par Heidegger de « berger de l’être » berger devient alors celui d’un médiateur attentif : Il veille à ce que les échanges entre zones urbaines et rurales soient équitables et durables. Il prend également soin des non-humains en reconnaissant leur participation active aux écosystèmes. Il agit avec  la pudeur (aidôs)  (dont l’a crédité Zeus) pour préserver l’harmonie globale du monde vivant. le texte de Descola trouve un écho profond dans les notions heideggerienne de sorge (soin) et platonicienne d’aidôs (vergogne). Substituer un modèle écosystémique à la souveraineté classique implique pour l’humain d’endosser le rôle du “berger de l’Être” : un médiateur humble et attentif qui veille au bon déroulement du concert naturel. Mais e rôle repose sur deux piliers : d’abord Une gestion technique éclairée des interactions complexes entre humains et non-humains et ensuite  éthique fondée sur l’humilité (aidôs) et la reconnaissance des limites humaines face aux équilibres fragiles du monde vivant. Ainsi, dans ce tissu interdépendant où chaque milieu conserve son autonomie partielle tout en étant relié aux autres, le soin et le respect deviennent les conditions essentielles pour assurer la perpétuation harmonieuse de la vie humaine et non-humaine.



4) Le vivant est un animal naturellement politique 

a) Revenir à Aristote (contre Thomas Hobbes)

Aussi critique et extrêmement précaire que puisse apparaître la « situation » écologique à quiconque s’efforce simplement de la regarder en face à partir des informations scientifiques dont nous disposons, il faut réaliser qu’elle place l’humanité en face d’un sens extrêmement pertinent et profond de la fameuse définition d’Aristote: « l’homme est un animal naturellement politique » qui signifie finalement que l’être humain est un animal dont la nature est de se constituer parmi ses semblables dans une organisation politique. On pourrait dire que son être est ce qu’il acquiert par imitation et par imprégnation au sein d’une matrice politique que l’on peut concevoir comme une cité, comme une nation, comme un état. L’être humain a une façon d’être au monde qui impose qu’il se construise politiquement.



Or il y a dans cette conception aristotélicienne quelque chose qu’il nous faut garder et quelque chose qu’il nous faut changer. Ce qu’il faut conserver c’est cette conception ouverte de l’identité. L’être humain ne se connaît pas en s’excluant mais en s’incluant. C’est réellement le point déterminant qui s’oppose à la fois à la défiance de Thomas de Hobbes et au travail du négatif hégélien.

Pour Thomas Hobbes, en effet, l’être humain accède à l’état politique en s’excluant de l’état de nature. De fait il existe un état de guerre permanente et larvée de tous contre tous. Si nous laissions libre cours à notre nature, nous ne cesserions de lutter pour survivre et pour vaincre, voire tuer nos semblables. On pourrait dire que les deux sens du terme de nature sont ici mobilisés mais « a contrario », négativement c’est-à-dire comme ce contre quoi être humain prend tout son sens. Un homme c’est un animal qui lutte contre LA nature en se dégageant des contraintes imposées par la vie naturelle, mais aussi contre SA nature en s’imposant à lui-même de contracter et de faire cet échange par l’entremise duquel il se dépouille de sa force au profit du souverain et gagne une existence légale, garantie, protégée. L’être humain n’est aucunement naturellement sociable, il se rend raisonnable parce que finalement il n’a pas d’autre choix. Entre une existence totalement libre, et sans frein mais offerte aux coups redoublés de la nature et de ses semblables, il préfère une existence régulée, limitée. C’est comme si l’être humain ne pouvait se constituer comme une espèce durable et identifiable par sa défiance, par son opposition au dehors, à ce qui n’est pas lui à la fois en tant qu’espèce et end anti qu’individu. Nous pourrions ici parler d’une logique d’individuation par exclusion. L’autre modèle consiste à reprendre la définition de la politique aristotélicienne comme sociabilité mais en lui donnant un sens étendu, plus large qui aille jusqu’à envisager l’idée même d’un lien politique avec les non humains. Il suffit alors de transformer la fameuse phrase du philosophe grec: le vivant est un animal naturellement politique. Comment appeler autrement, en effet, les rapports entre ces biotopes qui finalement concourent tous à un développement  harmonieux ?

Mais ce qu’il faut bien saisir alors c’est l’opposition entre une logique d’individuation par l’exclusion et une logique d’individuation par l’inclusion. Pour la saisir, il faut croiser les analyses de Michel Foucault sur la délinquance et le concept d’Umwelt de Jakob von Uexküll. Ces deux perspectives éclairent des dynamiques sociales et biologiques opposées : l’une fondée sur la séparation et la négativité, l’autre sur l’interconnexion et l’ouverture.

Michel Foucault analyse dans « Surveiller et punir » la manière dont les institutions modernes, comme la prison, produisent une individuation par l’exclusion. La prison, loin de réduire la délinquance, crée un système qui marginalise les individus en les enfermant dans un cycle de récidive et de surveillance permanente. Ce processus repose sur une logique de séparation : les délinquants sont définis comme des « autres », exclus du tissu social par des mécanismes de stigmatisation. Ces mécanismes, tels que le fichage ou la création de casiers judiciaires, isolent les individus en les assignant à une identité déviante, tout en renforçant leur dépendance au système disciplinaire.

Cette logique d’exclusion s’inscrit dans ce que Foucault appelle le pouvoir disciplinaire : un pouvoir qui agit par négativité, en annihilant ou en marginalisant ce qui est perçu comme une menace pour l’ordre social. L’exclusion devient ainsi un outil productif pour maintenir le contrôle social, mais au prix d’une individualité enfermée dans des catégories rigides et aliénantes.

À l’opposé, le concept d’Umwelt, développé par Jakob von Uexküll, offre une vision inclusive de l’individuation. Chaque organisme vit dans un « monde propre », défini par ses perceptions sensorielles et ses interactions avec son environnement. Ces mondes ne sont pas isolés, mais entrecroisés : ils forment un réseau d’interactions où chaque être contribue à un ensemble ouvert. Par exemple, une abeille et une chauve-souris partagent un même espace physique mais perçoivent des réalités différentes selon leurs capacités sensorielles. Cette interconnexion permet une coexistence harmonieuse où chaque individu trouve sa place sans exclure les autres.

Cette logique inclusive repose sur une dynamique positive : elle valorise la diversité des expériences et des interactions pour créer des systèmes adaptatifs et résiliants. Contrairement à la logique disciplinaire décrite par Foucault, qui fonctionne par séparation et contrôle, l’inclusion dans un Umwelt collectif favorise une individuation relationnelle où les identités se construisent dans l’interdépendance.

Ces deux logiques opposées révèlent des tensions fondamentales dans les processus d’individuation. Dans la logique foucaldienne de l’exclusion, l’individu se définit « contre » : contre le déviant, contre le marginalisé, contre ce qui est perçu comme extérieur ou menaçant pour le groupe dominant. Cette définition par opposition structure des hiérarchies sociales rigides où certains sont exclus pour renforcer l’identité collective des autres.

En revanche, la logique des Umwelten propose une définition « avec » : chaque individu se construit à travers ses relations avec les autres êtres vivants et son environnement. Cette approche inclusive reflète un modèle écologique où les frontières ne sont pas figées mais poreuses, permettant des échanges constants qui enrichissent les identités individuelles et collectives.

L’opposition entre exclusion et inclusion révèle deux visions du monde profondément divergentes. La première repose sur la négativité et le contrôle, produisant des identités figées et aliénées ; la seconde privilégie l’ouverture et la cohabitation, favorisant des identités fluides et adaptatives.

                b) Les zoonoses

Cette dernière proposition est vraiment déterminante pour comprendre  la toute fin du passage et finalement son enjeu. Autant il existe dans notre conception naturaliste de l’identité  humaine une dynamique de l’exclusion que nous retrouvons dans le traitement social de la délinquance en Europe au sein de laquelle le « bon » citoyen se définit par son opposition avec le marginalisé, le migrant, l’aliéné, celle ou celui qui a fait un séjour en prison (un ensemble se définit de n’être pas un autre ensemble - Une cité se définit de n’être pas la prison qui est comme une « non cité » dans la cité), autant ce qui s’active dans le vivant peut se concevoir comme une logique d’individuation par inclusion: l’araignée n’est pas la mouche mais elle dépendent l’une de l’autre du fait de l’entrecroisement de leur biotope respectif dans la nature. La mouche n’a qu’une chose à faire: son biotope et c’est dans ce rapport privilégié avec son milieu qu’elle sera exactement ce qu’elle a à être. Etre privé de biotope, comme nous le sommes, nous humains, c’est ne pas savoir ce que nous avons à être. Mais de fait, quelque chose nous est bel et bien dit, suggéré au travers de cette infortune, de ce « vide », c’est qu’être est notre question plus que notre mission (ce qui fait de nous des da sein), ou mieux encore que cela: ce qui nous est dit, c’est que notre mission est de maintenir l’être dans le suspens de la question. Mais ça veut dire quoi, concrètement, dés que l’on sort des formulations abstraites de l’ontologie? 



Que comme nous l'avons dit, ce que nous sommes et avons à faire, et nous seul.e.s, c’est cultiver l’être comme souci comme « Sorge », comme sollicitude.  Cela signifie que nous voyons clairement à l’oeuvre dans tout ce qui nous entoure ce que c’est qu’être pour une tique, pour une mouche, une araignée, un organisme cellulaire. Nous le voyons du dehors de la même façon que nous nous sentons bel et bien exister mais à partir de ce dehors que nous confère notre situation de Dasein. Cela signifie qu’être, exister, c’est une condition que nous vivons bel et bien mais du dehors alors que les animaux, les plantes, les éléments, les organismes la vivent du dedans, dans la totale adhésion dont les gratifie leur « être ». L’être humain est fondamentalement un existant « border line » dont l’orientation est finalement et intégralement déjà tracée dans son statut de dasein: l’être pour lequel il est dans son être question de son être est aussi celui pour lequel il est question de l’être, de l’être dans son intégralité.  C’est le sens profond de l’idée Heideggerienne selon laquelle « le dasein est le berger de l’être. ».

Nous sommes angoissé.e.s de venir au monde parce que cet affleurement s’effectue de façon étrange, déstabilisante: rien ne nous est indiqué, prescrit. Imposé. Nous avons les yeux ouverts mais sur le désert d’une réalité insignifiante au sens littéral: dépourvue de signes.   Les images évoquées par Descola nous donnent la possibilité de constituer des ontologies à partir desquelles nous constituons des mondes, des « mondiations ». Mais parmi ces mondiations certaines sont plus à même que d’autres de maintenir la révélation première originelle du dasein. Quelle est le sens authentique de cette révélation? La sorge de l’être, le soin qu’il nous faut porter à ce que c’est qu’être étant entendu qu’être, c’est finalement exactement ce dont les plantes, les animaux, les organismes son « occupés », exclusivement occupés, contrairement à nous qui sommes désoeuvrés.

Toutefois ce désœuvrement fait sens dés lors que nous assumons pleinement ce qu’il effectue: de l’être nous sommes moins les producteurs que les gardiens. De fait, nous pourrions penser ici aux paroles de Cain dans la genèse:, répondant à l’Eternel qui lui demande où est Abel (que Cain vient de tuer) suis-je le gardien de mon frère? 

  • Tu es bien plus que cela, pourrait-on lui répondre,  tu es le gardien de l’être, son berger, mais cela revient aussi à affirmer que tu es à la fois l’éclaireur et le protecteur de la politique de l’être, de cela même qui fait qu’être est davantage une affaire de politique que de métaphysique. 

Martin Heidegger, dans son œuvre majeure Être et Temps (Sein und Zeit), développe une conception du Dasein (l’« être-là ») comme étant celui qui a une intelligence particulière du monde ambiant (Umwelt). Le Dasein est défini comme un être-au-monde (In-der-Welt-sein), c’est-à-dire un être dont l’existence est inséparable de sa relation au monde environnant. Ce monde n’est pas simplement un environnement physique ou biologique, mais un horizon de significations dans lequel le Dasein se trouve immergé et qu’il interprète selon ses préoccupations et son mode d’être.

Heidegger distingue entre le rapport des animaux à leur milieu et celui de l’humain à son Umwelt. Tandis que l’animal est  finalement « capturé » par les signaux qui le maintiennent dans le seul milieu au sein duquel il peut « être », le Dasein, en tant qu’être humain, possède une ouverture existentielle qui lui permet de comprendre le monde comme un réseau de relations et d’outils orientés vers des fins spécifiques. Cette capacité à interpréter et à donner sens au monde ambiant fait du Dasein un être fondamentalement différent des autres formes d’existence. "L'homme y passe à travers des forêts de symboles qui l'observent avec des regards familiers." Baudelaire -  Correspondances




Heidegger insiste sur l’idée que le Dasein n’est pas un simple spectateur du monde, mais qu’il « séjourne » activement dans ce qu’il appelle les « lignes de partage de l’être ». Cela signifie que le Dasein se situe toujours dans une tension entre ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger. Cette ligne de partage est au cœur de la compréhension heideggerienne du monde : elle implique que le Dasein ne peut se comprendre lui-même qu’en s’ouvrant à la fois à ce qui lui appartient (son « pouvoir-être ») et à ce qui lui échappe (l’altérité ou la transcendance de l’être).

Dans cette perspective, l’Umwelt peut être interprété comme une forme élargie de biotope où le Dasein n’est pas seulement un habitant passif, mais un acteur capable d’interpréter et de transformer son environnement. Heidegger dépasse ainsi la simple opposition entre nature et culture en montrant que le monde ambiant est toujours déjà structuré par des significations humaines. Le Dasein, en tant qu’être des possibles, a la responsabilité d’habiter ce monde avec soin, en reconnaissant les lignes fragiles qui séparent l’humain du non-humain, le familier de l’étrange.

En somme, Heidegger propose une vision où le Dasein, par sa capacité unique à comprendre et interpréter son Umwelt, devient le lieu où se joue la rencontre entre l’être et le monde. Cette conception invite à repenser notre rapport au vivant et aux environnements naturels comme des espaces porteurs de significations existentielles profondes. 

Finalement de tous les sentiments que nous éprouvons, l’ennui est probablement le plus important parce qu’il manifeste exactement le propre du dasein. Seul l’être humain peut s’ennuyer, c’est-à-dire se laisser fasciner par son désoeuvrement, lequel, selon Heidegger lui est vraiment propre et exclusif. Jamais nous ne sommes davantage proches de notre condition fondamentale que lorsque nous nous angoissons et nous ennuyons. A l’inverse, jamais nous ne nous égarons davantage de nous-mêmes, de l’authenticité de notre être que lorsque nous envahissons et détruisons les biotopes, lesquels sont finalement les linéaments de l’être: ici évidemment des noms propres nous viennent à l’esprit mais la dérive de la science en techno science entreprise par l’idéologie transhumaniste est à situer au premier plan de cette dérive catastrophique: cela n’est ni plus ni moins que l’hybris de la tragédie grecque.




Nous pourrions peut-être interpréter les thèses de Heidegger et de Von Uexküll comme des délires philosophiques si de fait la pandémie récente n’illustrait à la lettre ces thèses. La déforestation détruit les umwelt et met en contact nu des espèces qui ne peuvent ni ne doivent exister dans cette promiscuité imposée. Cela nécessairement se transforme en souches virales dont l’être humain subit les dommages. Dans le passage suivant, c’est Philippe Descola qui reprend cette analyse de la pandémie et l’articule précisément à tout ce qui est développé dans le texte que nous avons à expliquer:

« On sait que les zoonoses, c'est-à-dire les maladies pouvant se transmettre d’une espèce animale à l’être humain, sont très anciennes – cela n’a rien de nouveau. Mais la modification profonde des environnements fait que des espèces sauvages, qui étaient dans le passé assez éloignées des humains, sont maintenant beaucoup plus proches de centres denses de populations humaines et d’animaux domestiques. Les réservoirs de virus deviennent plus facilement des sources de contamination pour les humains. La transformation accélérée des milieux peu anthropisés – c’est-à-dire où l’homme est peu présent –, est donc une cause importante de l’accélération de la propagation des maladies émergentes.
Par ailleurs, on observe un peu partout dans le monde que des populations humaines cohabitent sans difficultés avec certaines espèces animales qui sont pourtant des réservoirs de pathogènes, comme les chauves-souris. Cela veut dire qu’il y a des accommodements écosystémiques qui se sont développés au fil du temps entre ces populations humaines et ces populations animales. Mais ces équilibres sont encore très mal connus…

Ce qu’il faut, c’est mieux comprendre le réseau dense et complexe d’interactions, d’interrelations et de rétroactions entre des êtres et des phénomènes qui ne sont pas définissables a priori.

Il y a là un vaste domaine de recherche au croisement de l’éthologie, de l’écologie, de l’infectiologie et des sciences sociales, qui en est encore à ses premiers balbutiements et qui permettrait de mieux comprendre la diversité de nos associations aves des espèces « compagnes ». La crise actuelle le montre bien : cela ne nous avance guère de penser celle-ci dans les termes abstraits des rapports de l’homme avec la nature. Ce qu’il faut, au contraire, c’est mieux comprendre le réseau dense et complexe d’interactions, d’interrelations et de rétroactions entre des êtres et des phénomènes qui ne sont pas définissables a priori. »




c) le Dème de Clisthène et l’Umwelt (Von Uexküll)

Un rapprochement entre la démocratie participative des dèmes athéniens de Clisthène et le concept d’Umwelt de Jakob von Uexküll peut sembler audacieux, mais il repose sur une réflexion profonde sur la manière dont les individus et les collectifs interagissent avec leur environnement social et politique. Ces deux notions, bien que provenant de contextes radicalement différents – l’une ancrée dans l’histoire politique de la Grèce antique et l’autre dans la biologie et la sémiotique modernes –, partagent un point commun fondamental : elles mettent en lumière l’importance des cadres spécifiques dans lesquels les interactions humaines ou biologiques prennent sens.

                    Les réformes de Clisthène, instaurées en 508-507 av. J.-C., ont transformé Athènes en une démocratie participative où chaque citoyen avait un rôle actif dans la prise de décision politique. En réorganisant l’Attique en dèmes, Clisthène a créé des unités territoriales qui servaient de cellules civiques, permettant aux citoyens d’interagir directement avec les institutions démocratiques comme l’Écclésia ou la Boulée. Cette structuration visait à transcender les anciennes loyautés claniques pour construire un espace civique basé sur des solidarités nouvelles et égalitaires. Ce système reposait sur une interaction constante entre les citoyens et leur environnement institutionnel, qui façonnait leur perception du pouvoir et leur rôle au sein de la cité. De manière analogue, le concept d’Umwelt, développé par von Uexküll, postule que chaque individu ou espèce perçoit et interagit avec son environnement selon ses capacités sensorielles propres, créant ainsi un “monde propre” subjectif. Dans le cadre athénien, on pourrait dire que chaque citoyen participait à un “Umwelt politique”, façonné par les institutions démocratiques et les pratiques délibératives.




Ce parallèle devient encore plus convaincant si l’on considère que la démocratie athénienne, comme l’Umwelt, repose sur une interaction dynamique entre le collectif et l’individu. Les citoyens athéniens n’étaient pas de simples spectateurs ; ils étaient activement impliqués dans la création des lois et dans les décisions stratégiques de la cité. De même, dans le modèle d’Umwelt, chaque organisme joue un rôle actif dans la construction de son monde propre en sélectionnant et interprétant les stimuli pertinents. Cette capacité d’adaptation et de co-construction est essentielle pour comprendre comment les Athéniens ont réussi à maintenir une démocratie fonctionnelle malgré les défis internes et externes. Ainsi, tout comme l’abeille ou le chat perçoivent leur environnement selon leurs besoins biologiques spécifiques, le citoyen athénien percevait son rôle politique à travers le prisme des institutions qui structuraient sa participation.

                En somme, ce rapprochement entre démocratie participative et Umwelt permet d’explorer des dimensions communes : la manière dont un cadre structurel (institutionnel ou sensoriel) façonne les interactions individuelles et collectives. La démocratie athénienne peut être vue comme une expérimentation historique unique où chaque citoyen construisait son “monde propre” politique au sein d’un système collectif. Cette perspective enrichit notre compréhension des mécanismes par lesquels des entités autonomes – qu’elles soient humaines ou non humaines – coexistent et collaborent dans des environnements partagés.

En 508 avant JC, Clisthène, dirigeant athénien décide de diviser l’Attique en 139 dèmes qui signifie « quartier ». C’est le terme de dème qui a donné le mot démocratie » et peut-être ne réfléchit on jamais suffisamment là-dessus car le but avoué de Clisthène était de casser les liens claniques et familiaux de façon à ce qu’un esprit citoyen authentique voit le jour. Il s’agissait de réunir des villages et certains quartiers dans un nouveau découpage de circonscriptions qui ne suivaient pas du tout une logique identitaire d’Oïkos ou de clan. Deux membres d’une même famille pouvaient se retrouver dans des dèmes différents favorisant ainsi une certaine conception du « nous » qui ne serait plus influencée par des liens génétiques ou communautaires, ni professionnels évidemment. Les personnes n’étaient reliées entre elles que par la cité. On ne pouvait être citoyen qu’en étant affilié à un dème. En effet l’assemblée décisionnaire d’Athènes était la boulée (le conseil de 500) Chaque dème fournissait 50 personnes tirées au sort parmi les volontaires pour participer à la Boulée. Les dèmes pouvaient également délibérer et décider sur certains sujets comme la répartition des ressources publiques, l’organisation de cérémonies religieuses, la levée d’une armée et même les impôts.  




Evidemment il est impossible de mettre sur le même plan le dème de Clisthène et l’Umwelt de Von Uexküll en ce sens que l’animal est organiquement lié à son biotope, le citoyen, lui, est politiquement affilié à son dème. Néanmoins il existe trois paramètres qui manifestent clairement une efficacité commune à l’un et à l’autre:

  • L’agentivité: Chaque citoyen qui le désirait était susceptible d’être tiré au sort dans le dème et comme cela changeait, chaque année, il était vraiment possible pour chaque citoyen de se retrouver à la Boulé. De la même façon que l’animal crée et agit pour faire son biotope, lequel lui permet de libérer son être, le citoyen n’est jamais passif dans son rapport au dème.
  • La division: On pourrait parler ici de processus d’individuation. Comment participer à un tout sans que la partie ne soit broyée par le tout? Comment mettre en oeuvre concrètement la possibilité pour un je de se construire dans son rapport à un nous? Il faut d’abord casser tout ce qui a trait à la vie privée, à l’oïkos, à la famille. On se doute bien que prendre des décisions au nom de sa famille ne peut engendrer que des dissensions. Il est donc impératif de générer d’autres dynamiques identitaires. Mais si le nous est trop imposant cela ne peut fonctionner. Diviser la cité en 139 circonscriptions permet de créer cette nouvelle logique sans attachement « sanguins » ni intérêts communautaires qui seraient propres à une profession ou à un certain niveau de vie. Le citoyen, en tant que citoyen est d’abord dans on dème et ensuite dans la Boulé par quoi il intervient sur et dans la cité. De la même façon l’animal n’est que dans son biotope mais en même temps, c’est ce qui lui permettre de collaborer à un « tout » (l’abeille et l’orchidée) 
  • Le rapport à un tout: c’est justement le troisième facteur de rapprochement. Chaque citoyen peut ainsi, en fonction de sa seule volonté et du tirage au sort se retrouver réellement en possession d’un pouvoir de décision qui implique la totalité de la cité athénienne. 

Pour exprimer ici de façon très claire la thèse qui se détache logiquement de ce rapprochement, la question qui se pose est celle de savoir si un être humain vivant dans telle région dotée de telle faune et de telle flore et de telles caractéristiques géographiques ou écologiques peut vraiment se sentir plus proche des animaux et des écosystèmes de sa région que de tel autre être humain vivant dans telle autre région? Encore faut-il s’expliquer sur ce terme de « préférence ». Il n’est « vraiment » pas question de tisser des rapports amicaux ou familiers avec sa région mais d’avoir instauré des liens d’interdépendance entre les habitants humains et non humains  suffisants pour que la vie des uns favorise la vie des autres. 

Tout ceci repose sur la notion d’intérêt général. Lorsque Jean Jacques Rousseau dans son livre « le contrat social » évoque la notion d’intérêt général, il va de soi qu’il ne parle que des citoyens humains. Nous pourrions concevoir ce tableau comparatif:


            Rousseau   Descola

- Politique humaine.                      - Politique incluant les non humains

  • Volonté générale (lois)         - Cohabitation au sein du vivant
  • Justice sociale et égalité.     -  Equilibre  "polis - systémique"

Conclusion

En un sens, Philippe Descola ne fait que conduire jusqu’à son implication logique extrême la thèse selon laquelle la distinction conceptuelle entre nature et culture est obsolète et caduque. Jeter sur la nature un regard qui ne soit plus en aucune façon imprégné de ce naturalisme dans lequel nous avons été éduqué.e.s en Europe, nous amène assez « naturellement » à court-circuiter toute dynamique d’exclusion jusqu’à faire droit à une forme de citoyenneté animale, végétale, organique, cellulaire, bref non humaine.  C’est donc dans son rapport avec la fameuse thèse d’Aristote qu’il nous faut lire et réfléchir aux conséquences de ce passage. L’être humain est-il un animal naturellement politique? Oui évidemment mais le non humain aussi. Comprendre Philippe Descola c’est enlever le terme humain, pousser le décentrement jusque là. L’être est un animal naturellement politique. Etre, c’est être un animal naturellement politique. C’est la raison pour laquelle  la philosophie de Martin Heidegger a été aussi abondamment citée: parce qu’elle représente dans l’histoire de la philosophie ce moment  à partir duquel  lequel la métaphysique s’est vue identifiée à la politique et, en un sens, abandonnée à son profit.  Il n’est  de ce point de vue, rien qui ne soit davantage humain, au sens de dasein que de réaliser cette intelligence de l’être et de veiller sur elle. Mais que désigne vraiment cette intelligence en tant qu’action? Il n’est aucunement question pour le dasein d’être intelligent mais de mener sans cesse plus loin l’exploration et la célébration de l’intelligence qui est à l’œuvre dans le fait d’être, et ce, aussi bien pour l’être humain, l’animal,  que la totalité des mondes.





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