« Tous
les hommes recherchent le bonheur, nous dit Pascal, cela est sans exception,
quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce
qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce
même désir qui est dans tous les deux, accompagné par de différentes vues. La
volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif
de toutes les actions des hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Si nous
nous interrogeons sur la motivation de nos actions, nous finirons
bien, en effet, par trouver « en bout de course », le bonheur.
Pourquoi travaillons-nous ? Pourquoi cherchons-nous à aimer une autre
personne ? A avoir éventuellement des enfants, des biens, des projets, une
« carrière », etc. ? Pour en retirer une satisfaction pleine,
pour nous satisfaire d’exister. Si, par conséquent une machine existait qui
serait capable de nous faire éprouver les impressions correspondantes à notre
conception du bonheur, pourrions-nous envisager une autre décision que celle de
nous y connecter. C’est très exactement cette possibilité que le philosophe
américain Robert Nozick envisage, en 1974, dans son livre :
« Anarchie, état et utopie » :
« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en
mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des
neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau
de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire
un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce
temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes
fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie,
établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »
Cette machine est évidemment fictive, pas seulement en ce
sens qu’elle nous installe dans la fiction mais aussi parce qu’elle n’existe
pas (encore). Il importe bien de la différencier d’autres expériences, bien
réelles celles-ci, qui révélèrent chez les rats d’abord puis chez tous les
mammifères l’existence du système de récompense. En 1952, le scientifique Olds
travaillait sur la possibilité d’éloigner des rats de certaines zones d’un
enclos en envoyant des impulsions électriques à leur cerveau par le biais
d’électrodes implantées dans leur crâne. L’expérience était concluante excepté
pour un rat qui au contraire se rendait précisément dans la zone dans laquelle
on lui envoyait la décharge. Plus la stimulation était élevée plus il
retournait dans la zone. En disséquant le cerveau, Olds se rendit compte que
l’électrode n’avait pas été implantée dans la zone cervicale prévue mais dans
une autre : « l’aire septale ». Il renouvela l’expérience en
situant les électrodes exactement dans cette aire et constata alors que tous
les rats allaient dans la « zone interdite ».
Ce qu’il venait de
découvrir c’était finalement la partie du cerveau correspondant à la
« région du plaisir ». Si l’on donne à des rats la possibilité
d’activer eux mêmes les impulsions qui seront envoyées vers les électrodes de
leur cerveau, ils peuvent aller jusqu’à la stimuler cent fois en une minute,
jusqu’à ne plus assurer la satisfaction des fonctions vitales : manger,
dormir.
La machine de Nozick est tout-à-fait différente :
dans cette fiction, les électrodes n’activent pas cette zone du plaisir mais
suscitent en nous toutes les impressions correspondant à des actions dont
l’accomplissement correspond, pour nous, au bonheur. La question que pose le
philosophe américain n’est pas celle de la possibilité d’activer à notre
convenance un mécanisme automatique de plaisir mais de préférer vivre une
existence « artificielle », fausse, programmée, virtuelle,
correspondant à notre conception de la vie heureuse par rapport à une existence
moins douce mais réelle. Le fait que notre bonheur soit « vrai » joue-t-il
un rôle dans le fait que nous le percevions comme un bonheur ?
Comme le montre bien la découverte du système de
récompense, le plaisir est provoqué, automatique, organique, stimulable (c’est
une zone qui n’est pas le privilège des hommes mais qui existe dans le cerveau
de tous les mammifères). Etre heureux désigne une expérience moins courte et
surtout moins « programmable ». Il est impossible de définir
universellement le bonheur. Nous ne sommes pas heureux de la même manière ni
pour les mêmes raisons (est-il vraiment certain qu’il y ait des
« raisons » d’ailleurs ?)
Le parti dont part la machine de Nozick réside dans le
fait qu’on ne saurait être heureux que par l’expérience que nous faisons de
« ressentis » de sensations qui nous rendent heureux. Or, ces
impressions peuvent être suscitées artificiellement par des stimulations
neuropsychiques. Le sujet est heureux parce qu’il croit qu’il est, par exemple,
en train de se faire des amis, alors que c’est faux. Les questions posées par
la machine de Nozick ne sont absolument pas les mêmes que celles que soulèvent
l’existence en nous d’un système de la récompense. C’est un mécanisme du corps
que révèle le système de récompense. La machine de Nozick nous interroge de
cette façon : est-il important que l’impression que vous avez d’être
heureux s’appuie sur la réalité ? Puisque le bonheur est un ressenti, ne
peut-on pas provoquer le ressenti sans vivre réellement les situations qui
engendrent ce ressenti ? A une personne qui n’éprouve de bonheur qu’à
aider les autres, on enverra les impressions correspondant à l’existence d’un
médecin sans frontières, par exemple, de telle sorte qu’il jouira du bonheur
d’agir pour l’humanitaire sans pour autant le faire en réalité (peut-on se
satisfaire d’être fictivement généreux, désintéressé ? Quelle est la part
du mérite « réel » dans le bonheur que nous éprouvons)
Le bonheur n’est-il qu’une affaire d’intérêt personnel, de
prévisibilité, de maîtrise, d’impression ? L’homme qui tente l’expérience
de la machine est, en un sens très particulier, l’architecte de son bonheur non
pas qu’il ait œuvré réellement en vue d’être heureux mais tout simplement parce
qu’il a programmé la machine en vue de créer les stimulations correspondant à
sa conception du bonheur. Or, le fait que le bonheur puisse être l’objet d’une
programmation entre en contradiction avec l’étymologie car bonheur vient du
vieux français « bon eür » qui, lui-même, dérive de augurium :
accroissement accordé par les dieux à une entreprise. Le bonheur c’est donc
l’influence favorable dont les Dieux font bénéficier un projet de façon
surnaturelle. C’est une grâce divine et aucunement le résultat d’une
orchestration humaine. Etymologiquement, le bonheur est « ce qui nous
arrive de bien » indépendamment du fait qu’on l’ait voulu ou qu’on y ait
travaillé.
Le bonheur de la machine de Nozick n’est pas le sentiment
né d’un rapport effectif avec l’extériorité du monde. C’est exactement le
contraire de cela. Puisque la réalité est si souvent contraire à nos
aspirations (ce que nous ne désirons pas arrive et ce que nous désirons
n’arrive pas), la machine nous exclue du réel, mais pouvons-nous ainsi
« paramétrer » notre bonheur, le programmer ? Quelle est la part
de l’inattendu, du réel. Ce n’est peut-être pas parce qu’aucun événement n’est,
à lui seul, susceptible de me rendre heureux qu’il n’existe pas pour autant
dans le bonheur de rapport fondamental à l’extérieur, au « Dehors ».
Le bonheur de la machine de Nozick est un bonheur du dedans, un bonheur
maternel, protégé, craintif, sécurisé, fantasmatique et toute la question est
de savoir si un bonheur fantasmatique ne serait pas un bonheur fantasmé : comment pourrait-on jouir d’une illusion
sans en jouir illusoirement ?
Peut-être pouvons-nous évoquer, sur ce point, de nombreux
« divertissements » de notre vie moderne, en insistant sur le fait
qu’il est temps maintenant de trancher la question de savoir si le bonheur ne
désigne qu’une forme de « bien-être ». Nous jouons à des jeux video,
à la wii, nous allons sur Facebook. Dans la plupart des foyers, il y a une dizaine
d’écrans (télé, portable, ordinateurs, etc.). Lorsqu’une personne affirme
qu’elle a 300 amis sur Facebook, c’est vrai et c’est faux : vrai parce
qu’elle est effectivement en relation internet avec ces personnes, faux parce
qu’un « ami » ne désigne pas un nom sur un écran avec lequel on ne
fait qu’échanger des mots. Ce que Facebook nous donne c’est une simulation
d’amitié comme la Wii nous offre une simulation de partie de tennis ou tel jeu
vidéo une simulation de combat. On pourrait dire que les amitiés de « réseaux »
ne jouent pas le jeu « dangereux » de la véritable amitié,
c’est-à-dire de l’engagement d’une liaison authentique, sa nature
irrationnelle, absolue, non négociable, incompréhensible, au sens donné par
Montaigne à ce terme pour évoquer son amitié avec son ami La Boétie :
« parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Ce qui manque aux
amitiés « Facebook », c’est le sentiment, autrement dit l’amitié
elle-même. Aucune amitié authentique ne peut s’expliquer, se justifier. Or
toutes les amitiés de réseau s’expliquent : chacun de nous est un
« profil » orienté vers les internautes par une communauté de
caractéristiques. Nous sommes en relation parce que nous avons quelque chose à
nous dire, quelque chose de commun sur quoi nous pouvons partager mais que l’amitié
soit une affaire de mots échangés est extrêmement douteux. Cette partie
« communication » de l’amitié ne désigne en tout cas qu’un second
temps de la relation, le premier étant l’affectif, le charme, la sensibilité à
la « façon d’être » d’une personne, à son « style », notion
qui dépasse largement du seul cadre de ses paroles ou de ses mots.
La machine de Nozick, tout comme Facebook, peut nous faire
éprouver des impressions « paramétrées », c’est-à-dire normatives,
programmables, fondées sur ce que l’on a coutume d’appeler
« amitié ». Finalement l’idée évoquée par le philosophe américain
repose sur le postulat selon lequel il existe des représentations du bonheur
que le sujet peut « anticiper », mais dés lors qu’il les anticipe,
elles ne seront jamais vécues, une fois dans la machine, dans leur « immédiateté ».
Il s’agit de s’enfermer dans une conception du bonheur anticipable,
paramétrable, « maternant » (Dans Matrix, il est question d' une « matrice » du latin « mater » : la mère). Bien
sur, dans la machine à expériences, le sujet n’a plus conscience d’avoir entré
telle conception d’un bonheur convivial mais nous ne sommes pas que notre
conscience (sur ce thème, il faut voir le film de Michel
Gondry : « Eternal sunshine of the spotless mind » avec Jim
Carrey).
"Le plaisir présente un avantage : contrairement au bonheur, il a le mérite d'exister"
RépondreSupprimerNouvelles sous ecstasy - Frédéric Beigbeder