Deux tendances totalement
contradictoires entrent continuellement en confrontation, pour chacun d’entre
nous, concernant l’éventualité d’un « droit au bonheur ». Nous avons
à la fois envie d’affirmer que rien n’est plus légitime que le bonheur, non
seulement parce que c’est la chose à laquelle nous aspirons le plus mais aussi
parce que nous voyions pas à quoi vivre pourrait « rimer » si ce
n’était pas pour réaliser notre bonheur. A quoi bon vivre si ce n’est pas pour
être heureux ? Il en va du sens de toute vie humaine (et peut-être même de
toute vie tout court). Il y a dans la notion de bonheur l’idée d’une telle réalisation
de soi, d’un accomplissement que nous discernons mal quelle légitimité pourrait
être moins contestable que celle-ci.
Mais, en
même temps, nous nous posons continuellement la question de notre
« mérite » et sommes parfois enclins à nous juger indigne d’être
heureux. Ce sentiment de culpabilité, de défaillance vis-à-vis d’un
« bonheur d’être » à la hauteur duquel nous ne serions pas dignes de
nous situer nous hante suffisamment pour justifier en nous, consciemment ou
pas, les souffrances de notre existence, comme s’il était plus juste pour
l’homme d’être malheureux que d’être heureux du fait de sa finitude, de son
imperfection.
Le bonheur
est « trop pour nous » car il porte en lui la marque d’une perfection
dont nous sommes fondamentalement privés, dépourvus. Exister : cela n’est
pas une condition qui nous serait dûe, même si cette affirmation pose de
nombreux problèmes très ardus philosophiquement : que quelque chose nous
soit « dû » suppose, en effet, un statut au regard duquel il est
légitime d’acquérir cette chose. Or nous avons beaucoup de mal à distinguer à
partir de quel statut on pourrait considérer qu’il serait légitime (ou pas) de
nous accorder l’existence puisque évidemment nous n’existons pas avant d’exister. Autrement dit, exister, c’est un fait, avant d’être un droit.
Ce n’est pas que nous y soyons placés devant l’existence comme fait accompli,
c’est plutôt que nous n’avons aucun moyen d’exister avant « d’être »
ce fait accompli.
Ce qui
nous est « dû », c’est-à-dire une condition de liberté, d’égalité,
éventuellement de bonheur, c’est ce que nous pouvons revendiquer comme faisant
parti de droits fondamentaux, inaliénables. Mais nous ne voyons pas
« d’où » nous pourrions revendiquer le droit d’exister avant
d’exister puisque, de fait, nous existons. Or c’est exactement la même
difficulté qui se pose concernant le droit d’être heureux précisément parce que
le bonheur désigne un état qu’il nous est impossible de soumettre à des
conditions, à des causes, à des « moyens ». C’est en cela que réside
la plus grande difficulté de cette « notion » (nous n’osons pas dire
« concept » puisque un concept est définissable et que le bonheur ne
l’est pas). Il est absolument impossible de donner du bonheur une définition
rationnelle. Comme le dit Emmanuel Kant, ce n’est pas un idéal de la raison.
L’étymologie
du mot « bonheur » nous renvoie à la chance, au sort favorable, à la
fatalité heureuse, c’est-à-dire à quelque chose qui ne se justifie ni ne
s’explique d’aucune façon. Il se produit donc une sorte de décalage entre
l’universelle, la compréhensible aspiration de tous les hommes à être heureux
et le hasard aussi bienveillant qu’imprévisible de sa manifestation. Il y a
quelque chose d’aussi « donné », inconditionné, irrationnel, que
l’existence dans le bonheur. Nous ne voyons pas d’où nous pourrions revendiquer
le droit d’être heureux alors que nous discernons bien que le droit d’être
libre vient de notre condition humaine. L’existence ne nous est pas dûe, et
pourtant elle nous a été donnée, comme un fait, un cadeau dont ne pouvons
justifier l’attribution à aucune de nos qualités, à aucun de nos mérites. Nous
travaillons donc à nous rendre dignes, après
coup, d’une grâce que l’on nous a faite en nous accordant l’existence,
exactement comme si nous étions nés avec le poids d’une dette tellement élevée
qu’il nous serait impossible de nous en acquitter. De ce point de vue, nous
n’avons pas vraiment le droit d’être heureux dans la mesure où la question de
la légitimité (ai-je le droit de… ?) repose fondamentalement sur la
conscience que nous prenons de la contingence (la contingence désigne cette
fragilité de condition d’une chose ou d’un être qui aurait pu ne pas être –
elle s’oppose à la nécessité) de notre
existence : si nous étions, de plein droit, légitimés à exister, comment
expliquer que notre vie tienne à si peu de choses, soit aussi fragile, aussi
susceptible de s’enfuir à tout moment, aussi vouée à disparaître tôt ou
tard ?
Le
problème devient un peu plus clair à présent : nous ne pouvons pas vivre
sans aspirer au bonheur mais en même temps, être heureux désigne
l’accomplissement, la réalisation d’une condition telle que nous ne pouvons pas
en espérer une meilleure, une forme de perfection. Le paradoxe vient donc du
fait qu’aucune demande ne nous semble plus
fondée ni plus légitime que celle d’être heureux, mais qu’en même temps, nous
éprouvons en nous une forme de défaillance, d’imperfection, d’indignité
fondamentale à l’égard du don qui nous a été fait avec l’existence.
Il ne fait
aucun doute que c’est bel et bien l’image de cette défaillance qu’illustre le
pêché originel dans la Genèse. Les hommes ne peuvent pas envisager le fait pur,
brut, plein, « donné » de leur existence par une autre approche que
celle de la défaillance, de l’indignité, comme si ce droit à l’existence que
nous exerçons en cet instant même en existant représentait fondamentalement une
norme à la hauteur de laquelle nous ne sommes fondamentalement pas dignes de
nous hisser. Nous vivons ainsi constamment dans une forme de culpabilité, voire
d’illégitimité. Notre être n’est pas à la hauteur du fait d’être. Notre
condition est structurellement celle de l’endettement. Nous sommes endettés en
naissant parce que naître revient à jouir d’un prêt dont on ne peut
s’acquitter. Le vocabulaire bancaire s’épanouit ici avec une facilité toute
aussi significative que suspecte. Exister, pour un homme, c’est comme avoir à assumer au sein d’une banque ce statut peu enviable de client insolvable en quête infinie de
solvabilité.
Nous retrouvons avec
Pascal, dans les Pensées, l’expression la plus juste et la mieux assumée de
cette culpabilité fondamentale et « nécessaire » de l’être humain par
rapport à Dieu : « Voilà l'état où les
hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur
de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur
aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature ».
(fragment 434-131-164) - « Si
l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la
vérité et de la félicité avec assurance; et si l'homme n'avait jamais été que
corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. »…
« il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont
nous sommes malheureusement déchus »… « il faut que nous naissions
coupables ou Dieu serait injuste »
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