« Avons-nous
le droit d’être heureux ? » Il convient d’abord de s’interroger sur
la spontanéité même de la réponse positive qui nous vient tous à l’esprit
devant cette question. Spontanéité vient du latin « sponte sua » qui
signifie « de son propre mouvement ». Si le « oui » vient
d’abord, c’est qu’il nous apparaît intuitivement qu’être heureux est une sorte
de suite, de prolongement logique et évident de notre existence (le bonheur est
le « sponte sua » de toute existence humaine, peut-être de toute
existence tout court). Nous ne sommes pas nés pour autre chose que cela.
Exister, c’est naturellement tendre vers le bonheur. Et cette aspiration, aussi
diverse soit-elle parmi les hommes au regard de ses objets ou des moyens que
nous mettons en œuvre pour y parvenir est universelle (et cela à tel point qu’à
un homme qui nous défendrait mordicus qu’il souhaite par dessus tout être
malheureux, nous aurions envie de répondre que c’est sa façon d’être heureux).
Si le bonheur est ainsi littéralement impliqué (étymologiquement pris dans les
plis de…) dans le fait d’exister, on ne voit pas comment, ni pourquoi on
pourrait nous l’interdire, nous empêcher d’atteindre ce bonheur.
Or, nous sommes bien contraints de reconnaître qu’il existe un fossé
énorme entre l’évidence d’un bonheur dont on ne voit pas comment l’on pourrait
nous le refuser et l’effectivité de ce constat selon lequel beaucoup d’hommes,
pour ne pas dire la majorité, sont malheureux. Quand nous affirmons que nous
avons le droit d’être heureux, c’est bien de ce fond de légitimité première,
existentielle, fondamentale, élémentaire, et donnée dont nous parlons. Mais en
même temps, il est très intéressant de réaliser que le terme qui nous vient à
l’esprit convient aussi à définir un appareillage de lois très complexe, très
construit, très casuistique (la casuistique désigne la capacité à
« ergoter », à faire valoir des nuances subtiles et quasiment malhonnêtes
pour transiger avec sa conscience – C’est le contraire même de la spontanéité).
Nous avons le droit d’être heureux mais sûrement pas de la même façon que nous
avons le droit d’être propriétaire. Nous parlons ici d’un sentiment profond,
inné de légitimité à être heureux et pas d’un droit monnayable. Etre
propriétaire est un droit soumis à conditions contrairement au bonheur.
L’utilisation de ce terme pose donc question,
surtout si nous approfondissons notre doute jusqu’à nous demander si, après tout,
le bonheur nous serait si dû que cela. Dans quelle mesure la spontanéité de
notre vocation au bonheur ne rendrait-elle pas caduque, absurde, incongrue la
simple référence à un droit. Nous ne dirions pas à un champignon qu’il a le
droit de pousser, pas davantage à une forêt qu’elle a le droit de croître.
C’est en elle, et de la même façon nous pouvons nous interroger sur la nature
même de notre vocation à être heureux : ne serait-elle pas à tel point
présente en nous, inhérente à notre condition même d’existants que, loin d’être
un droit, elle manifesterait l’épanouissement naturel de notre puissance, la
réalisation d’un « fait » et non d’un dû ou d'un devoir-être ?
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