« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique.
C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous
pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La
meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la
couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas
en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée
par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y
réduit pas.
(Emmanuel
Lévinas soutient en premier lieu l’idée selon laquelle le visage de l’autre
être humain nous impose de ne pas le confondre avec une chose. C’est ce qu’il
faut comprendre par « éthique ». Si je décompose le visage selon les
contours de chacune de ses composantes : les yeux, le front, la bouche
etc, je le divise comme un moteur de voiture, comme un ensemble qui serait
simplement constitué de différentes parties. Mais justement nous ne faisons
jamais cela, nous sommes tout de suite attirés par le visage qui nous intrigue,
nous appelle, nous signifie quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre
réduire à une signification donnée. Il est impossible de regarder un visage,
même lorsqu’il dort, ou lorsque la personne ne prête pas attention à nous, sans
lui reconnaître une expression de joie, de peur, de tranquillité, etc.
Mais en
même temps, le visage ne se réduit jamais à une seule expression. Nous avons
envie de le déchiffrer sans jamais parvenir à le faire
« définitivement ». Le visage est une énigme qui nous met mal à
l’aise, mais qui précisément, à cause de cela, nous impose le respect. Devant
une chaise, rien ne m’empêche de la déplacer, voire de la heurter, de lui
« faire violence » parce que je comprends d’emblée qu’il n’y a
« personne » à l’intérieur. Je peux lui faire mal parce que justement
ce terme est impropre. Pour lui faire mal, il faudrait qu’elle ait une
sensibilité, une âme, mais ce n’est pas le cas, précisément parce qu’elle n’a
pas de visage. La chaise ne m’envoie aucune expression énigmatique.)
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition
droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus
dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi :
il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on
essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le
visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même
temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.

Bien sûr, cet
autre pourra me trouver ridicule, critiquer mon nez, mon expression ahurie,
etc. mais il ne pourra pas me refuser le fait que je suis un être humain, que
mon visage, aussi réductible soit-il d’abord à des jugements, à des
qualificatifs, dépasse complètement le cadre de ces termes, de ces mots, de ces
étiquettes. Aucun visage n’est simplement ébahi, stupide ou endormi, il a
toujours une façon singulière indéfinissable, indécryptable d’être ébahi,
stupide ou endormi. Si l’on y réfléchit, on réalise que même le visage d’une
personne décédée dont la dépouille est présente devant nous, signifie quelque
chose, exprime quelque chose sans
vouloir le faire. C’est alors que nous comprenons qu’aussi bêtes ou
méchants que nous soyons, nous ne pouvons jamais réduire un corps humain à une
chose car le visage est comme une échappée de la matière du corps vers quelque
chose de plus élevé : l’âme, la notion de personne humaine.

Le visage est signification, et signification sans contexte. Je
veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage
dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est
professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout
ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute
signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte :
le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au
contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»
(Comment
comprendre ce caractère énigmatique de tout visage : tout visage nous dit
quelque chose, sauf que nous ne savons jamais exactement quoi. Si je mets un
costume trois pièces, ou si je me déplace en voiture avec chauffeur, j’envoie
aux autres un message socialement clair et décryptable : « je
suis riche ». Si j’ai des cheveux mauves et coiffés en crête, j’envoie un
autre type de message, mais je sais bien que je serai compris, parce qu’il y a
un code dans les mentalités de la société d’aujourd’hui. Par contre, il n’y a
pas de code pour le visage, pas de contexte, pas de référence. Le visage
échappe à toute qualification ou rapprochement signifiant. Il est là, c’est
tout, comme une présence incompréhensible et incontournable. Dans l’esprit d’Emmanuel Lévinas, il ne serait
pas du tout exagéré de dire : « divine ». Il y a quelque
chose de divin, de supérieur, de transcendant dans le fait d’avoir un visage,
ce qui ne signifie pas que nous sommes Dieu, mais nous sommes marqués par ce
que l’idée même de Dieu implique (que l’on y croit ou pas), à savoir une
présence « sacrée ». Il y a des usages, des codes que nous apprenons
rapidement, inconsciemment, comme un dictionnaire qui nous permet de référer
toute apparence à une affirmation de richesse, de conformisme, de rébellion,
mais pour le visage, « le dictionnaire manque ». Il n’est pas
possible d’en imaginer un. Le visage est incompréhensible mais il est là. C’est
pourquoi son sens n’est pas décryptable en dehors de lui-même, du fait qu’il
est « là ».)
En
vous aidant des explications développées entre chacun des paragraphes de ce
texte, mais en utilisant vos formulations, expliquez : « la
meilleure façon de rencontrer Autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur
de ses yeux. » - « Le
visage est ce qui nous interdit de tuer » - « Le
visage est sens à lui tout seul. Toi, c’est toi »
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