samedi 31 octobre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux?" - Le bonheur selon Epicure et Rousseau


Cette question suscite immédiatement en nous une réponse positive (du moins faut-il l’espérer) parce que l’envie d’être heureux est l’élan le plus spontané, le plus immédiat, le plus universel, le plus authentique de l’être humain. Il n’est rien que nous puissions souhaiter avec plus d’évidence, de force, donc en un sens de légitimité. Mais cette légitimité a-t-elle quelque chose à voir avec le « Droit » ? La spontanéité de cet élan vers le bonheur serait finalement plutôt suspecte. Je peux avoir spontanément envie de manger ce gâteau derrière la vitrine, ce n’est pas ce qui m’en donnera le droit et aucun d’entre nous ne légitimerait auprès du boulanger le « vol » du gâteau par son appétit. L’envie ne fait pas droit et nous faisons plutôt quotidiennement l’expérience du contraire : ce dont nous avons le plus envie, c’est précisément ce que nous n’avons pas le droit de faire.
Mais le bonheur est-il précisément l’objet d’une envie ? N’est-il que ça ? Si le plaisir consiste toujours dans la satisfaction d’une envie, d’une pulsion, il semble bien que le bonheur jouisse d’un statut plus élevé et aussi plus confus. Nous pensons tous désirer le bonheur mais nous sommes bien embarrassés lorsque l’on nous demande de préciser en quoi il consiste. Je sais ce que je désire quand j’ai envie de me faire plaisir parce que je vois ce gâteau : de ce gâteau justement, mais je ne sais pas ce qui me manque pour être heureux. Peut-être rien finalement ! Peut-être simplement de me rendre compte que je ne manque de rien. C’est bien le sens de ce sentiment décrit par Rousseau dans l’une de ses promenades :

« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

Que nous dit exactement Rousseau dans cet extrait ? Qu’il existe un état d’esprit et de corps au sein duquel notre être repose en paix, sans manquer de rien, sans attendre rien, une situation dans laquelle nous nous plaçons à la pure verticale de notre existence sans la devancer, la regretter, ni même la juger. Etre vraiment heureux, c’est éprouver le sentiment qu’exister se suffit à lui-même. Cette définition n’est pas sans faire écho à la conception de l’ataraxie (absence de trouble) que développait Epicure, et notamment à sa distinction entre les plaisirs stables et les plaisirs dynamiques. Nous éprouvons toutes sortes de désirs, mais nous percevons bien qu’il existe des désirs dont l’exigence de satisfaction est telle qu’elle nous rend de plus en plus dépendants de choses extérieures. Le bonheur consiste précisément à s’éloigner de ces désirs superficiels, vains et addictifs et à ne préoccuper qu’à ceux dont l’assouvissement autorise la  tranquillité du corps et la sérénité de l’esprit. Etre heureux ne consiste donc, pour les épicuriens et pour Rousseau, qu’à ne pas se rendre soi-même absurdement malheureux (dépendants).

 Le bonheur ne réside pas dans le fait de demander sans cesse à l’existence plus que ce qu’elle est mais au contraire, à se maintenir strictement mais rigoureusement à sa hauteur, c’est-à-dire à ce que l’on pourrait appeler sa stricte ligne de flottaison, « par temps calme » :
« Parmi les désirs contraignants, certains sont nécessaires au bonheur, d'autres à la tranquillité durable du corps, d'autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l'âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C'est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d'éviter la souffrance et l'angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant plus à courir comme après l'objet d'un manque ni à rechercher cet autre par quoi le bien de l'âme et du corps serait comblé. »

Une telle conception du bonheur est très éloignée de l’attitude revendicative induite par la notion même de droit. Nous n’avons pas « droit » au bonheur comme à une condition qui nous serait dûe, du simple fait de notre statut d’humains, mais il ne tient qu’à nous de faire preuve de suffisamment de discernement pour ne pas œuvrer à notre propre dépendance. Le bonheur est une condition dont la simplicité « court-circuite » l’automatisme humain de la question : « quid juris ? » (« de quel droit ? »). Plutôt que de nous demander si nous avons droit au bonheur, pourquoi ne pas travailler à faire émerger de notre rapport aux besoins les plus nécessaires la stabilité d’une forme d’autosuffisance en nous contentant du minimum ?


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