« Le
concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a
tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes
précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est
que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur
ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience,
et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de
bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est
nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en
même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il
veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie,
que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup
de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui
donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant
plus terrible les maux qui, jusqu’à présent, se dérobent encore à sa vue
et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore
ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue
vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue
souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois
l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé
parfaite (1), etc. Bref, il est incapable de déterminer
avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait
véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience (2). On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes
déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent,
par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve,
etc. Toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience (3), contribuent en règle générale pour la plus grande part au bien être.
Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne
peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions de manière
objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt
pour des conseils que pour des commandements de la raison : le
problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action
peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait
insoluble ».
Fondements de la métaphysique de mœurs (1785)
(1) Kant veut dire ici qu’il est
impossible de maîtriser si parfaitement son corps qu’il puisse se garder du
moindre excès
(2) Omniscience : détenir le savoir
absolu dans tous les domaines.
(3) L’expérience : par expérience,
Kant désigne ici les circonstances particulières, matérielles, hasardeuses,
concrètes de la vie.
1) Selon Emmanuel Kant, pourquoi la notion de
« bonheur » est-elle impossible à déterminer ?
2) Reprenez les exemples d’aspirations recherchées par
les hommes pour atteindre le bonheur (la richesse, la connaissance, etc.) et
montrez, pour chacune d’entre elles, ce qui rend impossible la détermination
claire de ce qui pourrait nous rendre heureux
3) Si nous ne pouvons pas définir le bonheur, que nous
reste-t-il à faire pour être heureux, selon Kant ?
4) L’argumentation de l’auteur vous semble-t-elle
convaincante ? Pourquoi ?
5) L’indétermination du concept de bonheur invalide-t-elle,
selon vous, l’idée d’un droit au bonheur ? Pourquoi ?
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