jeudi 8 octobre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux ?" - Texte d'Emmanuel Kant


«  Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être  dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si  perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui, jusqu’à présent, se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite (1), etc. Bref,  il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience (2). On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve,  etc. Toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience (3), contribuent en règle générale pour la plus grande part au bien être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions de manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des  conseils que pour des commandements de la raison : le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ».
                                           Fondements de la métaphysique de mœurs (1785)
(1)    Kant veut dire ici qu’il est impossible de maîtriser si parfaitement son corps qu’il puisse se garder du moindre excès
(2)    Omniscience : détenir le savoir absolu dans tous les domaines.
(3)    L’expérience : par expérience, Kant désigne ici les circonstances particulières, matérielles, hasardeuses, concrètes de la vie.

1)    Selon Emmanuel Kant, pourquoi la notion de « bonheur » est-elle impossible à déterminer ?
2)    Reprenez les exemples d’aspirations recherchées par les hommes pour atteindre le bonheur (la richesse, la connaissance, etc.) et montrez, pour chacune d’entre elles, ce qui rend impossible la détermination claire de ce qui pourrait nous rendre heureux
3)    Si nous ne pouvons pas définir le bonheur, que nous reste-t-il à faire pour être heureux, selon Kant ?
4)    L’argumentation de l’auteur vous semble-t-elle convaincante ? Pourquoi ?
5)    L’indétermination du concept de bonheur invalide-t-elle, selon vous, l’idée d’un droit au bonheur ? Pourquoi ?

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