Réhabiliter l’esprit d’un lieu ne consiste pas
à le rendre opérationnel, fonctionnel, à nouveau, ne serait-ce que parce que,
si l’on se contentait de cette optique, il conviendrait de moderniser
l’outillage, de l’adapter aux technologies d’aujourd’hui. Cela signifie que là
où la technique évolue, quelque chose demeure intacte, quelque part. Ce
« quelque chose » s’est perdu sans pour autant disparaître
complètement puisque nous pouvons le restaurer. Mais comment comprendre et
définir cette étrange modalité de présence, ce « quelque chose » qui
est là sans être là, ce passé que l’on peut faire revivre au présent sans pour
autant qu’il ait jamais été complètement « mort ». D’où le fait-on
resurgir ? Qu’était-il pendant tout ce temps ? C’est probablement ce
caractère flou, insituable, brouillant les lignes, les frontières ainsi que
l’idée d’un flux régulier, mesurable, divisible et irrévocable de la
temporalité qui justifie le terme « esprit ».
Il y a là un trait extrêmement paradoxal :
nous parlons de l’esprit d’un lieu pour désigner sa nature la plus authentique,
son essence, exactement au sens où l’on parle de l’esprit-de-vin, c’est-à-dire
finalement de ce qui résulte d’une opération de concentration, de raffinage en
vue d’obtenir la substance la plus pure, la plus raréfiée d’un fruit, d’une
plante, d’un métal, d’un liquide, etc. Mais cette essence, cette réduction à
l’essentiel d’un élément, d’un végétal ou d’un minéral est en même temps le
plus évanescent, le plus fuyant, comme si c’était précisément dans le processus
même de délimitation de ce qui fait la spécificité d’une chose, de définition
de ce qu’elle est vraiment que nous ferions l’expérience de sa subtilité, de
son échappement. Nous partons à la recherche de ce qui fait le tout d’une
substance et nous finissons par nous retrouver en présence d’un « presque
rien », mais ce « presque rien » est exactement l’expression la
plus juste de ce tout. « L’air est plein du frisson des choses qui
s’enfuient » écrit Baudelaire dans « Crépuscule du matin », mais
en réalité ce frisson des choses qui commencent déjà à
« disparaître » constitue précisément la nature la plus authentique
et la plus vraie de ces choses mêmes. Autrement dit, ce qu’elles sont, c’est
exactement le fait de s’enfuir et cela signifie que nous, qui vivons dans le
sillage de ces choses, nous trompons complètement si nous pensons que nous
devons seulement nous contenter de leurs traces, des empreintes de leur passage
puisque ces traces, cette multitude de signes et de sillages actuels d’une
présence supposée ancienne composent
en réalité la vérité la plus pure et la plus assignable de cette présence même.
L’amant sait bien qu’il n’est jamais davantage
en présence de la femme aimée que dans le décryptage incessant de ses signes
qu’elle laisse dans sa voiture, dans son appartement, sur sa coiffeuse ou sur
la tablette de la salle de bains. Quelque chose de très profond se dit dans
cette expérience, c’est l’idée selon laquelle une présence n’est jamais plus
révélée, authentique que lorsque elle ne fait que se signaler. Chacun de nous n’est vraiment que le signal
de sa présence. Evoquant
l’importance des signes dans le jeu amoureux, Roland Barthes écrit dans
« fragments d’un discours amoureux » : « c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins :
comme une fête non pas des sens mais du sens. »
Nous nous efforçons de donner du sens à notre
vie en servant ce qui nous apparaît comme de grandes causes, des devoirs, des
missions, etc. alors qu’en réalité ce qui, de notre existence fait vraiment
sens, c’est peut-être d’abord ces mille et un signes de notre présence, un tube
de rouge à lèvres laissé sur une étagère, une tasse de thé à moitié pleine
abandonné sur une table de jardin, etc. Cette citation de Roland Barthes est
très éclairante, même si elle évoque des modalités de présence humaines et
amoureuses : en parlant de « clandestinité », elle suggère qu’il
y a tout un travail d’interprétation à faire de ces signes de présence et que
c’est en cela que réside leur sens. Faire sens n’est pas un acte réservé à des
volontés humaines toutes occupées à donner sens à leur existence. Il est
possible de saisir l’intentionnalité d’un paysage ou d’un lieu, non pas que ce
paysage soit doté de la volonté de faire sens, ni de nous faire signe, mais
« faire sens » est structurellement (on dirait en philosophie
ontologiquement) la modalité d’existence de toute chose. Exister, c’est faire signe et les paysages, les lieux existent.
Cela signifie que nous avons tort de croire que
lorsque nous pensons à telle chose en fixant tel ou tel paysage, c’est notre
pensée qui aurait choisi cette chose indépendamment du paysage. Au contraire,
il y a des pensées qui sont bel et bien présentes dans des lieux et qui
constituent l’esprit de ces lieux. Cette idée nous dérange probablement dans la
mesure où elle implique que ce n’est pas, à proprement parler nous qui pensons
mais bel et bien le paysage à travers nous, comme si nous n’étions que les
conducteurs d’un flux libéré par une configuration géologique, mondaine,
élémentaire (qui vient des éléments).
Dans le film de Luc Besson « Le grand
Bleu », Johanna dit à Jacques : « je n’aime pas que tu regardes
la mer comme ça », parce qu’elle saisit bien la force de cette attraction
entre Jacques et l’océan, mais en même temps, peut-être ne peut-on pas regarder
la mer autrement que comme la mer veut qu’on la regarde, c’est-à-dire tragiquement,
existentiellement avec cette arrière pensée qu’elle modélise dans ce
« re-brassage » incessante des points qui constituent la vague
quelque chose de notre propre structure d’existence, d’un mouvement cellulaire
de « décomposition/recomposition » dans l’activation duquel nous
sommes en cet instant, en train de laisser notre peau. Regarder la mer, c’est
pressentir sa mort, mais ce n’est pas là une pensée que le paysage nous
inspire, c’est la pensée même du paysage dans lequel on respire (dans Solaris, Stanislas
Lem décrit sur une planète très lointaine visitée par une équipe scientifique
humaine, un océan confrontant chacun des membres du groupe aux clones de leur
mémoire).
Pour saisir l’esprit d’un lieu, il n’est donc
pas du tout question de mettre en œuvre le
processus d’activation d’une pensée conceptuelle qui construirait de toute
pièce ce que l’esprit des hommes pourrait concevoir de plus intelligent, de
plus profond, de plus scientifique sur un paysage donné en le décomposant en
éléments, en interrogeant la chronologie. Nous voyons bien au contraire la
notion même d’esprit des lieux serait exclue de ce type d’analyse. Parler
d’esprit des lieux ne désigne pas le travail d’un esprit faisant une sorte de
diagnostic des lieux (diagnose : connaître en divisant).
Au contraire, cela consiste à percevoir dans
ces lieux tous les germes de contagion qui ne peuvent manquer de se transmettre
par capillarité à l’esprit de ceux qui les habitent, sachant que ces germes
sont des signaux de présence de la façon singulière d’être d’un paysage, d’une
terre, d’un village. Si nous suivons cette piste, cela signifie d’abord que
nous croyons à cette idée selon laquelle il y a un « vouloir dire »
des paysages de mer, de montagne, de plaine ou de vallée, etc. Mais ce vouloir
dire ne s’adresse à personne, parce qu’il est, comme nous l’avons compris, la
façon d’être de ces paysages et c’est en tant que tel qu’il impose aux êtres
humains qui y vivent une façon d’être tout aussi marquée, inévitable :
dans les landes désolées du roman d’Emily Brönte : « Les hauts du
Hurlevent », pas vraiment d’autres modes d’être que celui de la folie, de
la cruauté, de la passion destructrice, parce que le vent souffle trop fort.
Dans certaines plages d’Alger, en plein midi pas d’autre action possible que
celle de vider son chargeur sur un corps menaçant parce que le soleil tape trop
(L’Etranger de Camus), etc. Croire à l’esprit des lieux, c’est consentir à
l’idée selon laquelle nos actions sont toujours déjà potentiellement contenues
dans la configuration d’un paysage et qu’il n’y a pas vraiment moyen d’être
autre chose ou autrement qu’un peu mourant à Venise (Mort à Venise de
Visconti), un peu convalescent en Suisse (La montagne magique de Thomas Mann),
ou un peu fou en Sicile (Pirandello et Kaos des frères Taviani).
Réhabiliter l’esprit d’un lieu suppose donc,
dans un premier temps, que nous soyons à l’affût de ses signaux d’existence, de
ses germes contagieux qui, de toute façon, sont forcément déjà en train
d’infecter notre organisme du simple fait de notre présence physique dans le
paysage. Si nous nous trouvons dans un village de montagne marqué par la
circulation de l’eau et l’irrigation, quelque chose de cette signalisation
élémentaire ne manquera pas de se manifester à nous. Restaurer l’esprit de ce
lieu reviendra dés lors simplement à le ramener à ce qu’il n’a jamais cessé
d’être, à savoir incliné, posé sur la
pente et baigné par les rivières. Cela s’inscrit en premier lieu dans nos
postures, nos flexions, nos rotations, nos vitesses nerveuses, nos réflexes.
Avoir un corps dans un paysage devient alors être le corps du paysage, réguler
ses flux d’énergies, ses vitesses, ses besoins et ses propres rythmes
organiques en fonction de lui de telle sorte qu’immédiatement naîtront dans nos
esprits les idées correspondantes à la multiplicité de ces affects, de ces
ressentis, de ces sensations. Saisir l’esprit d’un lieu marque l’efficience
d’une communion qui s’impose plus physiquement à nous que par le fait d’une
élection de notre volonté.
Nous retrouvons dans le verbe
« réhabiliter », le latin habitare, lui-même dérivé du substantif
habitudo, façon d’être, habitude, contracter des habitudes dans un lieu. Mais
de quelles habitudes s’agit-il ? Elles ne peuvent nous renvoyer simplement
au mode de vie d’antan, ne serait-ce que parce que les mentalités ont évolué.
Peut-être serions-nous mieux inspirés en envisageant cette réhabilitation d’un
lieu comme la capacité à générer de nouveaux modes de contraction d’habitudes
dans les flux de durée des habitants d’aujourd’hui. Dés lors la question
devient : comment créer de nouveaux territoires dans un espace typé,
marqué par l’émission de signes inchangés, inchangeables, faisant partie
intégrante de l’esprit inaltérable des lieux ?
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