Lorsque nous assistons à une
représentation théâtrale, nous voyons bien devant nous des acteurs qui sont
présents sur la scène. Si nous avions l’audace et l’outrecuidance de nous lever
et de franchir la barrière symbolique qui sépare le plateau de la salle, nous
serions bien confrontés à la manifestation physique de corps
« vivants » mais, supposons que j’assiste à une pièce dans laquelle
Dominique Blanc joue le personnage de Phèdre de Racine, ce que suppose ma
présence de spectateur d’une œuvre d’art, c’est que ce n’est pas Dominique
Blanc que je suis venu voir mais Phèdre. Dominique Blanc est là, sans être
« là ». Elle « incarne » un personnage, ce qui signifie littéralement
qu’elle lui donne « chair », et heureusement car Phèdre, sans cela
« n’existerait pas », puisque elle n’est que le produit de la pensée
de son auteur Racine. Aller au théâtre, c’est assister réellement à une
« fiction », et une mauvaise artiste serait une
actrice qui ne « m’embarquerait » pas dans la fiction de Phèdre,
c’est-à-dire qui ne me sortirait pas du contexte dans lequel je me situe.
Ce décalage provoqué par la
manifestation réelle d’une fiction est-il propre au théâtre ? Je me
promène dans la rue et j’entends le bruit d’un klaxon de voiture, puis je mets
à mes oreilles les écouteurs de mon IPod qui diffuse le requiem des morts de
Mozart. Quelle est la différence entre ces deux sons ? Le premier est dans
son « lieu ». Il figure parmi les bruits habituels de la rue. Je sais
bien ce qu’il signifie : le mécontentement d’un conducteur. Quelque chose
de la banalité des jours et des affaires courantes qui suivent leur train se
réalise dans cette manifestation. Le second n’est pas du tout du même
registre. Il ne nous « avertit » de rien. Son « sens » ne
s’impose pas à nous sur le fond d’une convention civile, ni sociale. Je n’ai
aucune idée de ce qu’il veut « dire » (personne ne peut ici soutenir
que le requiem de Mozart exprime la mort comme le klaxon exprime le
mécontentement). L’œuvre musicale nous impose un moment de suspens pendant
lequel, bien que physiquement dans la rue, nous n’y sommes plus tout-à-fait.
Nous sommes pris dans le déploiement d’une autre démarche que celle d’arriver à
destination en parcourant les rues. La musique trouble et captive nos sens en
suscitant en nous l’attention à un autre « processus ». « Quelque
chose » se passe sans que l’on puisse vraiment déterminer le
« lieu » où ça se passe (en nous ou hors de nous ?). Par
conséquent, nous éprouvons bien le même « décalage » que celui de la
pièce de théâtre. Le son est bien « là », mais on pourrait dire qu’il
me sort de « là » si par ce terme on désigne la situation à laquelle
j’étais préalablement « intéressé ».
Nous pourrions en dire tout
autant d’une peinture, d’une sculpture, d’un spectacle de danse ou de la
lecture d’un roman : avant même de nous interroger sur ce qu’exprime telle
ou telle œuvre d’Art, elles consistent toutes initialement et fondamentalement
dans un trouble, une capture, une rupture par rapport la continuité de ce que
nous appelons « le cours habituel de nos vies ».
Mais la question se pose de
savoir quelle est exactement la nature de ce décalage : sommes nous
embarqués « ailleurs », ou débarqués « ici » ? Sommes
nous dépaysés par l’œuvre d’art parce qu’elle nous emmène dans l’imaginaire de
l’artiste, c’est-à-dire dans une dimension fictive où aucune des restrictions
aussi bien physiques que légales qui ont cours dans la réalité ne sont
efficientes, ou bien, au contraire, parce qu’elle nous aurait révéler le vrai
visage de l’ici et peut-être aussi du maintenant ? L’œuvre d’Art
consiste-t-elle dans ce seuil qui sépare la réalité de la fiction ou bien dans
cette réalité plus troublante parce que plus « réelle » que ce que
nous prenons, à tort pour la réalité ?
Peut-être cette deuxième
éventualité est-elle pour nous plus difficile à envisager que la première. Il
n’est d’ailleurs pas du tout indifférent qu’elle le soit : si nous sommes
plus familiarisés avec l’idée selon laquelle l’œuvre d’art est fictive, c’est
probablement parce que nous avons été « conditionnés » à penser de
cette façon. En un sens, la notion même de « séparation » du réel et
du fictif relève, elle-même, d’un conditionnement. Il est ainsi tout-à-fait pratique pour nous de nous dire,
quand nous assistons à la pièce de Racine « Phèdre » qu’elle est
fictive, parce que dés lors, nous pouvons nous protéger d’une représentation aussi
terrible et délirante de l’amour en nous disant que cela reste de la fiction,
que l’amour cela n’est pas ça « en vrai ». Mais n’est-ce pas
exactement le contraire ? Phèdre ne nous met-elle pas en face
de ce qu’est l’amour pur, total, « réel » dés lors que nous n’en "frelatons" plus la puissance "concentrée" avec les faux semblants de nos stéréotypes, de nos
images, de nos intérêts ? L’interrogation posée par le sujet se situe
exactement ici : ce qui nous trouble devant cette œuvre d’art, est-ce
l’imagination de son auteur capable d’inventer de toutes pièces les
rebondissements les plus inattendus, ou bien au contraire, la force de son
« réalisme », son implication pointilleuse dans la description la
plus fidèle d’une réalité qu’il décrit sans fard, sans mensonge, dans l’éclat
brut de sa violence ?
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