« Les martyrs
furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. » Après
s’être situé sur le terrain épistémologique, puis éthique, Nietzsche évoque
maintenant l’impact des martyrs sur l’histoire. Bien saisir ces différences de
dimension, c’est percevoir le fond de la critique entreprise dans ce passage,
car, en un sens, les martyrs ne peuvent précisément l’emporter que dans
l’histoire et tout lecteur attentif saisit bien l’intention de l’auteur qui
consiste à pointer cet écart incroyable entre l’évaluation authentique d’une
thèse, c’est-à-dire l’examen rigoureux de sa pertinence, de « sa
valeur » et sa puissance de persuasion, de nuisance dans l’esprit du
peuple. Dans l’histoire, c’est-à-dire
dans le fil de ces évènements qui se manifestent toujours à l’échelle des
peuples et des nations, n’importe quelle croyance peut, par le martyre,
persuader, gagner en fidèles et en territoires acquis, mais ce sera toujours
par « contagion », en appuyant sur les points faibles des hommes, à savoir
la faculté de s’apitoyer, de prendre en pitié la souffrance, de se repentir, de
se culpabiliser.
Nous devrions tous,
selon Nietzsche prendre assez de recul à l’égard des grands martyrs pour
réaliser à quel point la théâtralité de leur dévouement est inversement
proportionnelle à la puissance de leur cause et dans ce recul, c’est tout aussi
bien de l’histoire dont il s’agit de se défier : ce n’est pas parce que
« ça marche » que cela « vaut ». Ce serait même le
contraire : « L’humanité voit les gestes plus volontiers qu’elle
n’entend les raisons. » Que le christianisme se soit répandu aussi
rapidement et facilement dans l’histoire, cela prouve à quel point s’est
insinuée dans l’histoire la logique désastreuse d’un retournement des valeurs
au détour duquel la puissance d’affirmation a été discréditée au profit de la
faiblesse, de telle sorte que c’est à l’aune de sa perversion sacrificielle
qu’une idée sera bien jugée. L’histoire
(par histoire, il faut comprendre ici événement et non récit ou étude historique)
accrédite ce que l’examen philosophique
révoque. « Ils séduisirent » est donc à prendre au même sens que
« ils pervertirent ».
Il convient de bien
saisir l’esprit de cette perversion pour comprendre le style de pensée et
d’écriture à partir duquel s’exprime la pensée Nietzschéenne. Comment s’est développé
dans les populations l’esprit du christianisme ? Par la célébration de la
souffrance, du sacrifice par l’habileté des prêtres à faire rentrer dans
l’esprit des fidèles qu’ils sont redevables à Dieu du martyr de son Fils qui
rachètent nos fautes par sa mort volontaire. Etre fidèle, c’est contracter une
dette à l’égard d’un créancier divin qui s’élève à un montant bien trop élevé
pour que nous puissions jamais le rembourser. « Créditeur, créancier » : ces termes de finances ont
étymologiquement la même origine troublante : « credo », croire.
Dieu ne nous a pas fait don de l’existence, il nous l’a accordée comme un
« crédit » et c’est de ce crédit, de cette dépendance existentielle
fondamentale que naît la foi, la soumission du fidèle, sa perméabilité à des
idéaux de faiblesse, de pitié et de sacrifice. Nous n’avons rien d’autre à
faire dans cette vie que d’essayer pitoyablement de nous racheter de ce péché
qu’est l’existence, étant entendu que nous ne pouvons pas être à la hauteur de
ce don. Nous ne le pouvons pas « ontologiquement », c’est-à-dire que
notre être est fondamentalement « peccable » (voué au péché) et que
Jésus sur la croix en est la manifestation « évidente », d’où cette
adoration du martyr, cette « honte » de soi, cet agenouillement
devant la croix, ce « dégoût » d’avoir un corps, cette
« infamie » d’éprouver des désirs sexuels, cette peur de
s’affirmer », etc. Etre un fidèle, c’est entretenir en soi le poison du
remords, c’est vivre en freinant tout ce qui pourrait faire croître notre joie,
notre puissance, nos dons pour la vie. La religion, pour Nietzsche, et
particulièrement la religion chrétienne, rassemble, dans son corpus dogmatique,
tout ce qui est susceptible de nous
faire honte d’exister, de telle sorte que nous ne faisons que survivre.
Le fidèle « vit » mais il n’existe pas (c’est d’ailleurs en ce sens
que la religion préfigure la domination de l’Etat : quoi de plus facile à
gérer qu’une population préalablement convaincue de sa faiblesse et de son
indignité à exister ?)
Or que fait un martyr
si ce n’est s’imposer à lui-même le châtiment ultime pour avoir osé prétendre à
l’existence ? Peut-on incarner de façon plus ostentatoire ce renversement
des valeurs par le biais duquel « être est une honte » ? Tout le
propos de Nietzsche est ici de nous faire comprendre que nous ne sommes pas des
esclaves parce que « nous vivons » mais parce que nous croyons que
« vivre est une faute », parce que nous nous laissons persuader par
cette pseudo logique du martyr : « Ils
(les martyrs) tracèrent sur le chemin qu’ils suivaient des signes de sang, et
leur folie enseignait que la vérité se prouve avec du sang. Mais le sang est le
plus mauvais témoin de la vérité ; le sang est un poison qui change la
doctrine la plus pure en délire, en haine des cœurs. » -
« L ‘antéchrist - § 53 »
Il est difficile ici d’éviter le
rapprochement avec notre actualité la plus récente. Ce que dit Nietzsche de
l’histoire à propos des martyrs chrétiens l’est tout autant de l’actualité que
nous vivons concernant d’autres formes de martyrs. Cela signifie que nous
sommes confrontés au même problème que celui qu’il dénonce et peut-être
pouvons-nous supposer que la subtilité dont il fait preuve dans la dénonciation
de cette pseudo-logique ne s’exprime pas moins dans la solution qu’il
préconise. Mais quelle est cette solution ? Libérer cette puissance consistant à faire taire en nous tout esprit de
réaction. Il y a des martyrs parce qu’il y a des persécuteurs, mais si nous
ne prêtons plus la moindre attention à ces délires sacrificiels, si nous ne
leur apportons plus le support de notre violence répressive, les voilà
soudainement démunis, privés de « son », de caisse de résonance,
renvoyés au non-sens de la contradiction même dans laquelle consiste fondamentalement
leur démarche. La thèse que Nietzsche défend, c’est qu’un martyr n’a rien à dire, sans quoi il ne se tuerait pas à le
dire, mais il vivrait en le disant. Aucune vérité n’est définitive. La
vérité d’une affirmation vient de ceci qu’elle exprime la plus haute valeur,
c’est-à-dire puissance de vie. La vérité
est donc affaire d’évaluation, pas de jugement, de force et pas de verdict.
C’est en ce sens qu’heureusement, rien n’est jamais « tranché » et la
bêtise du martyr, c’est finalement d’illustrer théâtralement cette illusion de
« la vérité qui tranche », dans tous les sens du terme.
Il suffit aujourd’hui de penser à tous
ces agitateurs tenant des propos provocateurs et insoutenables pour enregistrer les bénéfices du tollé médiatique en monnaie de
notoriété. Nous sommes loin du martyr (encore que l’on parle souvent de « lynchage
médiatique ») mais l’absurdité des forces réactives tombant dans le piège
de la publicité des thèses qu’elles veulent dénoncer est ici évidente. On donne
toujours de la force à l’idée que l’on critique parce que l’on lui fait droit
de « paraître ». Nous lui accordons un droit de parution. Cela
suppose que nous soyons assez lucides pour nous donner comme adversaires des
idées suffisamment cohérentes pour qu’une discussion vaille la peine d’être
tentée. D’une affirmation dépourvue de la moindre valeur, de la plus infime
puissance d’affirmation, il n’y a vraiment rien à dire. Un négationniste ne dit
pas quelque chose « d’énorme » en affirmant que les camps de la mort
n’ont jamais existé. C’est tout le contraire, il dit quelque chose de
« tout petit », de « faux » au sens de faible. Un tel
discours manifeste une puissance d’affirmation proche de zéro, de minable mais
pas tant d’un point de vue moral que d’un point de vue « vital ».
Défendre une telle « idée », c’est forcément avoir déjà renoncé à
exister par sa prise de parole, et c’est exactement cela qui définit avec le
plus de pertinence le « mensonge », à savoir une déficience
existentielle.
Finalement, en face d’une personne tenant
des propos racistes, misogynes, homophobes, favorables à la peine de mort, etc.
nous pourrions dire : « je vous écoute mais je ne vous ai pas
entendu », parce qu’au-delà de notre capacité à comprendre un discours, il
existe le filtre d’une autre sensibilité incroyablement plus subtile et capable
de saisir la puissance d’une parole, son intégrité, c’est-à-dire son aptitude à
se faire le porte voix d’une justesse, d’une adéquation, d’une crudité, d’une précision, d’une densité
existentielle assez forte pour que ce soit la vie qui en elle coule à plein
régime. C'est exactement ce qui fait défaut à toute pensée faible et c'est aussi ce qui caractérise le martyr. Nous ne pouvons pas lui accorder la
grâce de notre attention, tout simplement parce qu’il ne se l’accorde pas
lui-même en se sacrifiant. Le martyr compte sur notre « réaction ».
Sa cause ne contient donc, de son propre aveu, aucune puissance d’affirmation
propre. Elle ne vaut rien par elle-même, en elle-même et c’est ce qu’elle nous
dit en étant porté par l’efficience suicidaire d’une vie
« contredite ». Comment pouvons-nous être assez stupides pour écouter
ce qui se contredit en se donnant la mort ? Si une idée ne vaut pas la peine que je vive pour elle, elle ne vaut
rien. De la cause défendue par un martyr nous pourrions dire, non seulement
qu’elle est nulle, mais qu’elle s’illustre dans l’évidence de cette nullité.
Qu’il nous vienne à l’idée que l’on puisse mourir pour défendre une affirmation
devrait au contraire nous inciter à la méfiance, à la défiance. Cela pointe
vers un potentiel idéologique, dogmatique éminemment suspect. Nous ne nous
situons plus sur le terrain strict de son évaluation mais sur celui de sa
diffusion, de sa publicité, de sa puissance contagieuse, autant dire ailleurs
que dans la valeur en laquelle elle consiste.
Conclusion
C’est bien sur ce dernier point que
s’articule finalement le fond de la critique nietzschéenne des martyrs :
toute affirmation porte en elle une valeur propre, un indice de puissance qui
la caractérise et l’histoire a malheureusement été le théâtre d’une telle
perversion des valeurs, notamment sous l’influence des Religions, que plus cet
indice est faible, plus l’affirmation se voit adoptée, vénérée, célébrée par le
peuple. Devant une idée, une seule question se pose vraiment : « que
vaut-elle? », c’est-à-dire que vaut-elle par elle-même ? Que
peut-elle ? Dans quel chiffre de puissance vitale consiste-t-elle ?
Ce que prouve le sacrifice c’est que ce chiffre est proche de zéro : « Et quand on irait traverser le feu
pour sa doctrine – qu’est-ce que cela prouve ? Il est mieux en vérité que
notre propre doctrine soit sortie de notre propre brasier. » Nietzsche
exprime ici que le feu extérieur (celui des persécuteurs) que l’on est prêt à
souffrir pour prouver la vérité de notre idée n’est rien en comparaison de cet
autre feu (intérieur) qui nous a coûté tant d’énergie de pensée, de conception,
de vie. Qu’une idée « coûte » à celui qui la conçoit, c’est vrai et
nécessaire parce qu’elle manifeste de notre part (et de notre part seulement)
une dépense, une force, une libération d’énergie existentielle considérable
mais que nous ayons à en attester la pertinence et la profondeur aux yeux des
autres en les intimidant par la théâtralité de notre sacrifice, c’est une attitude
que nous pouvons assimiler à une erreur, à une faute ainsi qu’à une maladie
douée d’une puissance virale et historique désastreuse.
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