Pour
reprendre l’exemple de Phèdre, la question est finalement de savoir si Racine a
écrit cette œuvre en créant de toutes pièces un personnage improbable dont les
aventures, en l’occurrence les drames, nous permettent de décoller du
« sol du réel », de jouir du spectacle de ce qui n’a aucune chance de
se produire « en vrai ». Ce qui caractérise la réalité, dans un
premier temps, c’est probablement la routine, l’ennui, le banal et le
« commun ». De fait, il semble difficile de remettre en cause le fait
que l’histoire de Phèdre est « hors du commun », elle nous sort de
« l’ordinaire ». L’œuvre d’art est, au sens propre, extraordinaire
mais comment se produit cette « sortie », cette
« extraction » ?
La
tragédie de Racine, par exemple, nous raconte une histoire. Nous sommes donc
d’emblée pris dans le cours d’une intrigue qui, au gré des dialogues, nous fait
rentrer dans un contexte totalement différent de celui de nos vies. Or, cette
histoire ne s’est jamais déroulée en réalité. Nous sommes donc embarqués dans
le déroulement d’une trame qui « se tient » (sans quoi elle ne
retiendrait pas notre attention), mais, en même temps, qui demeure une fiction.
L’artiste peut s’autoriser tout ce qu’il veut dans la mesure où il se situe
dans un contexte qui n’a plus à composer avec les faits, avec les données
imposées par la réalité. Mais la question se pose de savoir si c’est exactement
dans ce détachement à l’égard de l’ordinaire de nos vies que, par exemple,
Phèdre exerce sur nous cette capacité de fascination et de trouble ?
Aussi
différents que nous soyons de cette héroïne, aussi distinctes que soient les
réalités que nous vivions, nous ne serions pas aussi captivés par cette
histoire si quelque chose d’elle n’entrait en « résonance » avec
nous. Elle sort du « commun » mais étrangement quelque chose de
commun se manifeste d’elle à moi dans sa façon même d’être « hors du
commun », mais quoi ? Phèdre explore les limites de la passion
amoureuse. Son histoire décrit la vérité de ce que c’est
qu’ « aimer », et ce qui est « extraordinaire » dans
ce drame, c’est qu’il nous fait sortir de cet ordinaire de nos existences dans
la mesure où nous n’osons jamais explorer dans la vie « réelle »
l’absolu de sentiments dont nous pressentons la nature ultime et
catastrophique.
En
d’autres termes, nous pourrions dire que c’est exactement parce que la passion
de Phèdre est « vraie » qu’elle n’est pas « réelle ».
Personne, ou presque, ne se comporte comme elle dans « la vie » mais
chacun pressent qu’il le ferait s’il allait au bout de ce qu’il éprouve. Nous
pourrions en dire autant d’Antigone, de Madame Bovary ou de Dom Juan : ils
décrivent des « personnages » qui vont au bout de ce qu’ils sont,
c’est-à-dire qui assument totalement « l’angle d’attaque » de la vie
dans lequel ils consistent : l’amour pour Phèdre, la justice pour
Antigone, le romantisme pour Emma Bovary, l’impiété pour Dom Juan. Une vérité
profonde s’exprime donc toujours dans le théâtre et la littérature, c’est de nous donner à voir et à ressentir
ce que serait : « être » si nous osions vraiment
« essayer », si nous tentions le coup, mais cela ne nous donne pas
forcément envie d’essayer.
Il
est assez troublant de réaliser le paradoxe dans lequel réside toute œuvre
d’art : « elle ne nous invite pas à une action et s’impose donc
à nous comme une incitation à la contemplation, à la rêverie, peut-être à la
réflexion. Elle sort donc du réel tout simplement parce qu’elle suspend le
cours de notre intervention sur le réel. Mais en même temps, elle use de cette
gratuité, de ce suspens qu’elle impose à notre activité, à notre humanité si
par « homme », nous entendons, comme Bergson, Homo Faber, pour
exprimer de la réalité « pure », nue, efficiente. Ce à quoi l’art
nous confronte, c’est à un monde dépouillé de tout intérêt humain : Phèdre
n’a aucun intérêt à aimer Hyppolite, le ready made de Duchamp est
fondamentalement « hors d’usage », la Sainte-Victoire de Cézanne
révèle une multiplicité grouillante de « petites sensations », de
touches de couleurs qui ne sont plus assignables à des « objets ».
« Si nous pouvions
nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en
tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme
la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions
peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence,
envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de
fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils
et d'en varier indéfiniment la fabrication."
Si
par « réalité », nous désignons cette instance ultime, dure et
incontournable de la vie réduite à l’expression la plus nue du
« besoin », de la fatalité : « c’est la dure
réalité », nous ne voyons pas, en effet, comme l’œuvre pourrait se
concevoir sans se détacher d’elle puisque elle manifeste, au contraire, une
forme de légèreté, de gratuité, mais en même temps cette gratuité, ce suspens
dans l’ordre du besoin et de la nécessité rend possible l’émergence d’une
réalité « pure », « désintéressée ». L’affirmation selon
laquelle l’œuvre nous fait oublier la réalité dépend donc de ce que nous
entendons par « réalité ». Or nous pouvons formuler, pour le moins,
trois conceptions différentes de ce que nous entendons par ce terme.
La
réalité, c’est d’abord « l’ordinaire », la routine de chaque jour qui
imperturbablement suit son cours. Nous sommes dans la réalité quand « on
ne se raconte pas d’histoires », étant entendu qu’en un sens, il ne nous
arrive jamais rien de nouveau, pas d’inattendu, que du « très
attendu ». L’œuvre d’Art nous
fait-elle oublier la « grisaille » du quotidien ? Nous fait-elle
sortir de ce sentiment de faire toujours la même chose, de voir toujours les
mêmes gens, de mener une existence fade, ordinaire et répétitive ? L’œuvre
d’art désigne-t-elle ce décalage grâce auquel nous oublions une réalité
toujours quelconque et identique par l’émergence de l’originalité et de
l’inattendu? Ce sera notre premier axe de recherche.
Mais
la réalité, c’est aussi la notion que nous invoquons pour justifier nos échecs,
un drame imprévisible et incontournable, le dénouement d’une affaire qui n’a
pas tourné à notre avantage : « C’est la réalité. Il faut bien
s’y faire. De toute façon, c’est « comme ça ». Dans cette seconde
perspective, ce qui est réel, c’est ce qui revêt un caractère inéluctable, irrévocable,
fatal, en ce sens qu’une fois réalisé, l’événement est là et nous ne pouvons
pas faire comme s’il n’était pas là. De ce point de vue, le réel, c’est
l’impossible, mais non pas au sens de « ce qui ne peut arriver » (au
contraire). Le réel est l’impossible parce qu’il détruit tous les possibles.
Rien ne peut se produire d’autre que ce qui s’est effectivement réalisé. La
réalité décrit donc l’expérience que nous faisons de la limite de notre
pouvoir, de notre liberté. Elle est ce à quoi, ou contre quoi nous ne pouvons
rien changer. Dés lors, nous nous
interrogeons sur la question de savoir si l’œuvre d’art nous fait oublier
l’impossible du réel. L’art ne décrirait-il pas tout ce qu’un peintre, un
musicien, un plasticien peut mettre en œuvre pour « créer des
possibles ».
Quand nous lisons un roman ou quand nous assistons à une
pièce, nous sommes transportés dans un contexte fictif. Le « il était une
fois » du conteur est une autre façon de nous
dire : « Envisage la possibilité qu’un jour, un Prince,
etc. ». Pouvons nous définir
l’œuvre d’art comme une alternative à la réalité ou comme une réalité
alternative, c’est-à-dire une réalité « autre » mais néanmoins
réelle (après tout l’œuvre d’art suppose bien une manifestation physique
réelle) ? La réalité tombe comme un couperet, une sentence, une épreuve
qui nous met en face de notre impuissance. L’œuvre d’art pourrait peut-être se
concevoir comme la tentative humaine visant à nous libérer de cet étau, autant
que cela est « possible », libérer les forces de l’imaginaire contre
la fatalité de la réalité.
En
troisième lieu, la notion de réel désigne tout simplement le
« fait », ce qu’ « il y a » maintenant. Ce qui est
réel c’est ce qui présent. Par opposition l’œuvre d’art pourrait nous
apparaître comme ce qui est « re »-présent (représenté). Il convient
en effet de s’interroger sur la nature de ce « re ». Représenter :
est-ce présenter une seconde fois ? On nous présente quelqu’un quand on
nous met en face d’une personne que nous n’avions jamais rencontré avant, mais
on nous représente une pièce. Devant le tableau de Magritte, nous ne sommes pas
devant une pipe, mais devant une représentation de pipe. Ce « re » semble
donc signifier le décalage de cette perception de l’œuvre avec celui de la
confrontation présente avec un motif « réel ». Une œuvre d’art nous
détourne-t-elle de ce qui est « maintenant » en nous embarquant,
grâce au décalage propre à toute « re »-présentation
dans ce qui n’est pas présent ? Mais un problème se pose ici car c’est
bien maintenant que je vois la pièce se dérouler, c’est bien en ce moment que
je vois ce tableau ou que j’entends cette musique. « Il y a une minute du
monde qui passe, dit Cézanne. La peindre dans son éternité. » Dans quelle
durée se manifeste la rencontre avec une œuvre d’Art ? Celle-ci nous
fait-elle oublier le temps qui passe, ou nous fait-elle entrer dans une autre
conception de la temporalité, différente de celle que nous concevons
habituellement ? Dans quel présent l’œuvre s’impose-t-elle à nous telle
qu’elle est, c’est-à-dire « artistique » ?
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