L’œuvre
d’Art nous fait-elle oublier le quotidien, l’ordinaire, la routine de
« notre petite vie » ? Nous serions tentés de le penser si nous
n’évoquions que la contextualisation de l’œuvre d’Art. Tout semble fait, en
effet, pour que nous prenions conscience de la nature extraordinaire de
l’œuvre. Il nous suffit de penser à l’atmosphère « recueillie » qui
règne dans la plupart des Musées, au silence qui s’impose dans un concert de
musique classique, etc. Cependant, non seulement cette mise en scène, proche de
celle que nous retrouvons dans les églises autour des ornements du sacré n’est
pas effective dans tous les lieux voués à l’art mais elle écarte d’emblée une
hypothèse qui vaut la peine d’être évoquée : la possibilité que l’œuvre ne
soit pas qu’au musée, voire qu’elle y
soit presque moins qu’ailleurs parce qu’en polarisant ainsi notre attention
sur l’œuvre par des dispositifs artificiels de présentation, par un certain
décor, par une mise en valeur, etc. quelque chose de la simplicité brute d’une
rencontre avec l’œuvre se voit compromis, condamné. Quand nous allons au
Louvre, nous pouvons constater à quel point la Joconde est admirée, mais, de ce
fait, il n’est pas bien sûr qu’elle soit « vue ». Toute œuvre d’art,
en effet suppose un « trouble », mais si le trouble est « de
mise », s’il est orchestré, si tout est prévu pour que nous nous rallions
au cercle des idolâtres de l’œuvre, le trouble ne sera pas authentique.
Mais
que faut-il entendre par « rencontre », par
« œuvre » ? Une rencontre suppose une mise en présence :
si, en discutant avec quelqu’un d’autre, je ne perçois à aucun moment quoi que
ce soit d’autre que son image, son statut hiérarchique, les signes extérieurs
par lesquels il marque son appartenance à une corporation, à un rang social, il
n’y a pas de rencontre. Celle-ci désigne la perception de tout ce qui dépasse
des images et des stéréotypes dans le cadre desquels les hommes se croisent.
Nous ne rencontrons quelqu’un que lorsque nous sommes mis en présence de sa
façon inimitable et unique d’exister, c’est-à-dire de son style. Il en va de
même pour les œuvres. Le problème de la Joconde, c’est qu’elle est tellement
étiquetée comme « œuvre d’art » que nous ne percevons plus ce qu’elle
est, mais ce qu’il « faut en dire ». En un sens, nous pourrions dire que ce qui nous empêche de rencontrer les œuvres,
c’est leur réputation de « chef d’œuvre ». Pour percevoir La
Joconde, il faut annuler, pour soi-même, la notion de « chef
d’œuvre ».
Reste
donc « l’œuvre ». En quoi consiste une « œuvre » ?
Dans une réalisation. Quelque chose se réalise par l’œuvre. C’est ce que nous
comprenons quand nous pensons au verbe : « œuvrer »,
s’employer à, « machiner quelque chose ». Toute œuvre d’art est un « processus », un déploiement,
ce qui se manifeste particulièrement dans la musique. Nous sommes troublés par
le devenir d’un son qui s’amplifie, s’enrichit, s’accélère, se ralentit. Nous
passons par les flux de différentes vitesses. C’est comme si cette capacité
qu’a le monde d’être sonore s’imposait à nous comme autre chose que l’occasion
pour nous de parler, de communiquer, d’ordonner, de nous manifester. Emettre un
son n’est plus pour nous l’occasion de mettre en place des dispositifs utiles à
quelque chose, mais les sons émis par la musique se complaisent dans l’évidence
exclusive de leur nature propre, de leur matière. Nous sommes immédiatement
embarqués par une musique dans l’attention portée à des sons purs, sans
destination, sans but. Quand quelqu’un prononce les syllabes de mon nom, je
n’entends pas le son mais mon nom et je réponds. La musique : nous
pourrions dire que c’est du son qui n’appelle personne, qui n’appelle à aucun
comportement, qui n’attend aucune réponse.
L’art musical consiste à
révéler la vraie nature du silence, étant entendu que les ondes sonores ne sont pas
moins présentes dans le silence que dans le bruit. Nous ne réalisons
l’omniprésence du son que lorsque nous ne sommes plus occupés à déchiffrer le
message que l’on nous envoie, c’est-à-dire lorsque le son qui est émis n’est
plus investi d’une fonction de liaison entre les hommes. Alors émerge la seule et authentique révélation : ce qu’il y a
c’est du « son », les appels, les messages, les ordres et les
interlocutions ne sont que des fonctions humaines qui parasitent une réalité
physique exhaustive et immédiate. Et c’est en cela que la musique nous sort de
notre quotidien.
Cela
nous fait comprendre deux choses : 1) la différence entre art et
divertissement 2) ce qui distingue la révélation de la compréhension. Pourquoi
des musiques dites de variété ne peuvent pas être considérées comme de
l’art ? Pourquoi des films de divertissement ne sont-ils pas des
« œuvres » ? Est-ce la manifestation d’un marquage social qui
permet à l’élite des « bien pensants » de « décréter » ce
qu’est l’art en l’excluant de toutes les manifestations populaires de joie et
de délassement ? Non, les chanteuses et chanteurs de variété, par exemple,
ne sont pas des artistes parce que leur activité s’inscrit dans un cadre social
clair, étiqueté, revendiqué. Il n’est pas question pour eux de travailler sur
le son, mais de faire plaisir aux hommes, voire de faire un collectif des
hommes. Tout est lisible alors qu’une œuvre d’art est fondamentalement
« brouillée ». Tout est « lisse », consensuel, transparent,
stéréotypé, alors qu’une œuvre d’art exprime un style original, brut et
éventuellement « dérangeant ». Quand nous disons qu’une œuvre d’art
nous déçoit parce qu’elle ne nous « parle pas », nous ne réalisons
pas qu’en fait c’est si elle nous
parlait qu’elle nous décevrait parce qu’elle n’assumerait pas, alors son statut
d’œuvre d’art.
Une
œuvre nous révèle donc quelque chose mais nous ne la comprenons jamais. On peut
toujours dire que Baudelaire exprime une forme de désespoir dans « spleen
et idéal », nous savons très bien que si c’était seulement
« ça », ce ne serait pas une œuvre. Ce qui fait de lui un poète,
c’est précisément qu’il n’exprime pas que cela et surtout pas clairement. Son
style brouille génialement le message. Toute
œuvre est donc un processus, une forme de travail, pas au sens
« d’activité salariée et socialement utile » du terme mais au sens de
« machiné ». Il s’agit pour elle de révéler cette efficience par le
biais de laquelle une force est toujours « en travail ». Nous
émettons des sons dans un champ sonore. Le propre de la musique est de révéler
les propriétés de ce champ sonore par l’émergence de sonorités particulières en
ceci qu’elles explorent toutes les nuances envisageables de ce qu’un champ sonore
« peut », dans les graves, les aigus, les lents, les rapides, etc.
L’œuvre d’art ne nous fait donc pas oublier le quotidien, elle tente, au
contraire, d’éclairer son « soubassement », de manifester la présence
de tout ce qui s’active souterrainement, tout ce sur quoi nous constituons la
routine de nos journées.
C’est
ainsi que le peintre Van Gogh s’attarde sur ces souliers laissés sur le sol,
par une paysanne, après une journée de travail. Le philosophe allemand
Heidegger essaie de saisir dans ce tableau ce qui fait « œuvre ». Ce
ne sont que des souliers. Comment le style du peintre va parvenir à extraire de
ce motif quotidien ce processus de révélation dans lequel consiste toute œuvre
d’art ? Ces souliers, en tant qu’ils sont peints, réalisent quelque chose,
rendent quelque chose plus grave, plus recueillie.
Toute œuvre d’art implique
une « tension » d’atmosphère, un climat lourd, comme si, du simple
fait d’être ainsi situées dans le cadre d’une œuvre, les choses y gagnaient le
poids insoutenable d’une présence pure, totale, exhaustive. Il suffit de penser
à ce moment où le rideau se lève sur le décor d’une scène de théâtre : La
simple délimitation de cet espace éclairé par les projecteurs crée un
« suspens », une forme d’attente voire d’électrisation. « Tout est
là ». Dans la vie, nous pensons toujours à ce qui se passe ailleurs, mais
ici, nous sommes les spectateurs d’une action qui va se dérouler dans sa
totalité dans le périmètre étroit de la scène. C’est tout le contraire d’une
démarche nous incitant à l’oubli, nous sommes, au contraire, invités à nous
concentrer.
Nous
pourrions dire que c’est la même chose pour ces souliers : ils ne sont
« que là » mais ils y sont « pleinement ». Finalement le
processus à l’œuvre dans l’œuvre consiste à représenter un motif de telle sorte
que s’impose petit à petit, de lui, la plénitude de sa présence :
« rien que des souliers » mais, en même temps, et, à cause de cette
restriction : « tout de ces souliers ».
Habituellement
pour comprendre à quel « monde », à quel « milieu »
appartiennent des objets, nous regardons autour d’eux, mais ici, rien n’est
présent autour. Il n’y a que les souliers. Regardons-les ! Le monde paysan
dans lequel ces souliers se situent s’exprime à partir des chaussures. Le décor
environnemental et humain dans lequel ces souliers chaque jour sont utilisés se
dégage de la peinture. Il s’agit finalement pour une œuvre de travailler cette
aptitude propre à tout objet, à de porter en soi, dans l’épaisseur même de sa
plasticité (c’est ce que Heidegger dans le texte appelle la
« solidité ») l’empreinte de son milieu. Les souliers ne sont ce
qu’ils sont qu’au sein de la campagne, qu’en tant qu’ils sont portés chaque
matin par la paysanne qui va aux champs. Cela signifie que ce « chaque
matin », que cette paysanne, que la terre qu’ils foulent sont en eux,
inscrits, dans les plis du cuir, dans l’usure des lacets, dans l’état d’abandon
au sein duquel ils sont laissés.
La
thèse de Heidegger, dans ce passage consiste à poser que ce qui se produit dans
l’œuvre, c’est exactement « ce qui se produit dans l’être »,
autrement dit, que l’œuvre d’art « sert à ça », si l’on tient
vraiment à ce terme : nous faire saisir comment des choses viennent au
monde, non pas au sens de processus de fabrication des chaussures mais plutôt
comment ces chaussures s’incarnent, s’effectuent, se matérialisent dans le fait d’apparaître, d’avoir une
épaisseur ici et maintenant, de s’effectuer dans une « présence ». Les souliers « ne font qu’être »,
mais « ne faire qu’être », c’est toute la vérité de ce qu’ils sont.
Il y a comme un « fin mot » de l’existence qui, dans l’œuvre, dévoile
rien que la vérité mais « toute la
vérité ».
Il
importe ici de bien saisir la différence entre « être fabriqué »,
d’une part, et « exister », « être-là », d’autre part. Je
peux rendre compte de l’existence de ces souliers par le travail du cordonnier,
ce n’est pas pour autant que j’évoquerai le fait que ces souliers sont là, ici
maintenant. Aussi loin que nous puissions remonter dans le processus par lequel
des matériaux ont été conçus utilisés, mêlés, travaillés pour donner naissance
à ces chaussures, on reste en-dehors de ce qui préoccupe vraiment le
peintre : l’émergence visible de ces souliers dans un « espace
temps » déterminé. Avant d’aller chercher « Dieu », c’est-à-dire
l’idée d’un principe de création transcendant à partir duquel le monde
existerait, pourquoi ne pas se concentrer sur ce processus par le biais duquel
le monde vient au monde dans l’évidence d’un « présent » ? Et si
c’était ça, l’œuvre ? Et si « l’œuvre » c’était l’évidence de
l’effort produit par le monde pour venir de lui-même au monde ?
Devant
une œuvre, nous avons toujours le sentiment qu’il n’y a rien à rajouter, ne
serait-ce pas finalement la même évidence que l’impossibilité de rajouter quoi
que ce soit au présent, tout simplement parce qu’en tant que présent, il est
exactement ce qu’il doit être ? La perfection de l’œuvre ne viendrait dés
lors pas tant du génie concepteur de l’artiste que de sa capacité à faire place
nette au présent, à saisir l’instantanéité parfaite de « ce qui
est », tel qu’il est. La thèse qui se dégage de tout cela est très
ambitieuse. Nous pourrions dire que la Science s’interroge sur le
« Comment » du monde, la religion essaie de répondre au
« Pourquoi ? ». L’art irait plus loin que ces deux discours en
réalisant simplement et « brutalement » l’acte d’être en même temps
que lui. Les souliers « sont » : ils s’incarnent dans
l’efficience d’une réalité plastique, et c’est tout ce qu’il y a à dire, à
faire et à montrer.
Mais
qu’en est-il de la paysanne, par rapport à cette révélation ? Elle sait
bien que ses souliers « sont ». Elle sait aussi qu’ils sont
exactement là où ils doivent être et qu’ils portent en eux le monde de la
campagne, son quotidien. Mais elle ne le sait pas comme l’artiste parce qu’elle
utilise ces chaussures : « l’être
produit du produit réside bien dans son utilité, nous dit Heidegger, mais
celle-ci repose à son tour dans la plénitude d’un être essentiel du produit.
Nous l’appelons la solidité. » L’artiste rend visible ce que la
paysanne vit sans s’en soucier, parce que cela va de soi. Elle est prise dans
la nécessité « rentable » de cultiver les champs. Van Gogh, lui, se
maintient dans l’expectative naïve, hébétée, de ce qui fait « qu’il y
a » des champs, des socs, des charrues, des chaussures, etc. C’est ainsi
que je peux chacun des éléments qui constituent les chaussures à une utilité, à
un sens fonctionnel humain : recouvrir nos pieds, protéger nos voûtes
plantaires, marcher, etc, je n’aurai pas, pour autant rendu compte de
l’efficience de leur présence, laquelle est, en un sens, beaucoup plus brute,
immédiate que leur utilité.
Nous
nous en rendons bien compte lorsque des enfants jouent avec des objets utiles
et les situent dans une autre finalité : supposons que le fils de la
paysanne mettent les mains dans les souliers de sa mère et en frappent les
semelles pour leur faire rendre un son. Les
chaussures seront privées de leur finalité, elles n’en seront pas moins là.
Le cordonnier les a construites pour nos pieds, mais si elles n’étaient là que
pour cet usage, si leur présence ne consistait que dans leur fonction, l’enfant
ne pourrait pas, pour jouer, les utiliser comme si c’était des
« gants ». Cela nous montre bien la différence entre le fait « d’être
là », et celui d’avoir été fabriqué pour… De ce point de vue, la paysanne
est plus intellectuelle que le peintre. Elle dépasse l’immédiateté de
« l’ici maintenant » du produit pour se projeter vers sa destination.
Mais
Heidegger va encore plus loin, ces chaussures sont usées, brisées, épuisées par
leur utilisation quotidienne. On pourrait donc en conclure que cette
déliquescence du produit est comme un témoignage en faveur de « l’être
utile » de l’objet. Or le tableau manifeste exactement le contraire. C’est
comme si, en peignant l’érosion même du produit, en soulignant cet épuisement
du quotidien et de l’usage, Van Gogh révélait la vérité même de ce qu’est
l’utilité, vérité que l’on pourrait qualifier d’« inutile », en ce
sens qu’elle n’est pas rentable. La plupart des travailleurs jugent les
artistes comme des marginaux qui ne voient pas la réalité telle qu’elle est
parce qu’en travaillant ils se croient confrontés à la vérité du besoin, à
l’urgence de la nécessité de « gagner leur vie » alors que le peintre
se détourne de cette nécessité mais, en fait, l’artiste va plus loin qu’eux
parce qu’il se situe au niveau de l’observation pure, authentique, donnée,
gratuite de « ce que fait » la nécessité du besoin. Pour saisir la
vérité du dénuement, de la fatigue, de la peine, du labeur quotidien et de la
soumission à l’urgence de vivre, il importe de se tenir dans l’aplomb gratuit
de ce qu’il est « plastiquement. Pour saisir la vérité du besoin, il faut
la peindre hors du mouvement de sa satisfaction, parce que celui-ci ramène tous
les éléments de son présent au statut de « moyens » alors que chaque
instant présent est à lui-même sa propre fin. Chaque instant est parfait parce
qu’il est à lui-même sa seule finalité. L’artiste se tient exactement dans la
révélation de cette heureuse « nouvelle » : « tout est
là ».
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