La
réalité se définit également par son incontournabilité. Il y a la
réalité : c’est comme ça et ce n’est pas autrement. Selon le psychanalyste
Jacques Lacan, toute notion peut se décliner et se vivre différemment selon que
nous considérions au gré de trois instances : l’imaginaire, le symbolique,
le réel. Ainsi, par exemple, si nous portons notre attention au concept de
père, il y a trois façons de définir le père. Le père imaginaire est l’image de
Père telle qu’elle prévaut (malheureusement) dans toutes les familles. C’est un
stéréotype, l’imagerie sociale de ce qu’un Père doit être, tout ce qu’un père
va prendre ses épaules en ayant des enfants. Le père symbolique est le nom du
père, soit tout ce qu’implique le sens du mot père dans la langue. Le père réel
est le père impossible, c’est-à-dire non pas le père qui n’existe pas, au
contraire : le Père dont l’existence résiste à toute représentation. Le Père
dont on ne peut rien dire : celui qui est « là ». Le réel c’est
ce qui contrarie l’image, la langue, la qualification, la conceptualisation. Il
importe de bien comprendre ces nuances car nous ne voyons pas comment le réel
pourrait être l’impossible en tant que réel. S’il a lieu, c’est bien qu’il est
possible et pourtant en tant que réel, il annule toutes les possibilités.
Vous
vous trouvez devant un distributeur de boissons chaudes : toutes sont
possibles, un thé, un chocolat, un café. Puis vous choisissez de boire un café.
Une fois le café réel dans votre main, il cesse absolument d’être une
possibilité parmi tant d’autres, tout simplement parce que vous n’êtes pas en
train de boire la possibilité du café. Nous sommes tellement préoccupés du
choix quantitatif (combien de possibilités) que nous ne prêtons pas attention
au fait que la vraie nature du choix est qualitative : quelle est la
boisson que je choisis de faire passer du statut de simple nom, de simple
étiquette posée sur la machine au statut de réalité liquide et chaude.
En
ce sens, il s’agit moins par son choix de jouir d’un « plus » que de
soustraire un nom de la liste des possibles. Le café, c’est exactement la
boisson dont je ne veux plus qu’elle soit possible. Le réel, c’est
l’impossible. Ce que je choisis, parce que je l’ai choisi, n’est plus une
option choisie, mais une donnée factuelle qui se produit, un « fait »
(c’est exactement cette brutalité irrévocable du réel qui souvent nous fait
peur et nous fait regretter : « j’aurais du prendre un thé »).
Nous
comprenons mieux, sous cet angle, la question posée. L’œuvre d’art nous
permet-elle d’éluder cette irrévocabilité du réel ? Pouvons-nous, grâce à
elle, oublier le couperet de l’événement qui en s’effectuant,
« tranche » ? Est-ce justement cela qui nous trouble et nous
fascine, dans l’œuvre, soit le désancrage irréel d’un état de choses fluctuant,
flottant dans l’air comme en suspension et à l’intérieur duquel rien jamais ne
tranche, n’annule, en s’effectuant, l’infini des autres possibles ?
L’œuvre d’art nous fait-elle oublier l’irrévocabilité du réel par l’exploration
imaginaire, hasardeuse, erratique d’une dimension dans laquelle tout ce qui se
produit serait parfaitement révocable ?
Nous
pensons presque spontanément à tous les arts du récit, de la narration,
c’est-à-dire à la littérature, à la peinture figurative, au théâtre, au cinéma,
tout ce qui nous raconte une histoire. Aristote reprend ce terme
« d’histoire » et décrit tout ce qui distingue à son sujet
l’historien du poète : « la
différence entre l'historien et le poète ne vient pas du fait que l'un
s'exprime en vers ou l'autre en prose (on pourrait mettre l'œuvre d'Hérodote en
vers, et elle n'en serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose) ; mais elle vient de ce fait que l'un dit ce qui a
eu lieu, l'autre ce à quoi l'on peut s'attendre. Voilà pourquoi la poésie
est une chose plus philosophique et plus noble que l'histoire : la poésie dit,
plutôt le général, l'histoire le particulier. Le général, c'est telle ou telle
chose qu'il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité : c'est le but
visé par la poésie. »
Aristote
ne considère pas que les poètes nous font oublier l’irrévocabilité des
évènements, mais en même temps il ne se limite à rendre compte des faits une
fois qu’ils se sont déroulés. L’historien dit ce qui s’est passé, le poète
envisage ce qui pourrait se passer dans telle ou telle circonstance. Soient une
femme amoureuse (Phèdre) de son
beau-fils (Hyppolite), un beau-fils lui-même amoureux d’une autre (Aricie), un
père au tempérament vif (Thésée) et voilà ce qui, selon toute vraisemblance
devrait arriver : c’est un peu en ces termes qu’Aristote décrirait la
tragédie Phédre.
Pour
le philosophe grec, le poète tragique ne compose pas des œuvres qui nous font
oublier la réalité, mais plutôt qui l’explorent différemment, plus
« philosophiquement ». Pourquoi ? Parce que la stricte réalité
n’a aucune valeur démonstrative. L’historien décrit ce qui s’est produit tel
que cela s’est produit, et puis c’est tout. Le poète, parce qu’il raconte une
histoire fondée sur des personnages qui sont des caractères, stimule chez le
lecteur ou le spectateur des facultés d’adhésion à ce qui se produit sur la
scène qui sont d’une autre nature que ces « des faits ». Il n’est pas
question d’être pris par le récit parce qu’il est authentique mais parce qu’il
est « vraisemblable ». Ce à quoi nous assistons, ce n’est pas à
l’histoire réelle de cet homme qui s’appelle « un tel » et à qui il
est arrivé « telle chose », mais plutôt à l’aventure vraisemblable de
« tout » homme (de la même façon qu’en mathématique certains
raisonnements commencent par « soit x ») qui, caractérisé par telle
faculté universelle, aurait à affronter telle situation. Phèdre est toutes les
femmes passionnément amoureuses, Antigone, toutes les révoltées, Œdipe toutes
les victimes du destin. Il y a quelque chose de plus logique qu’historique, de
plus démonstratif qu’anecdotique dans les œuvres tragiques :
« Et
voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela na plus qu’à se dérouler tout
seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de
pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille
qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au
réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l’on se
pose un soir... C’est tout. Après, on na plus qu’à laisser faire. On est
tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours.
La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les
orages, et les silences, tous les silences: le silence quand le bras du
bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants
sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout
de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule
éclatent autour du vainqueur et on dirait un film dont le son s’est enrayé,
toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est
qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...
(…) Et puis,
surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir,
le sale espoir; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le
ciel sur son dos, et qu’on na plus qu’à crier, pas à gémir, non, pas à se
plaindre, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais
dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien: pour se le dire
à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en
sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les
rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin! »
Dans
ce passage d’Antigone, Jean Anouilh décrit exactement ce courant inexorable de
la Tragédie au fil duquel les personnages et les spectateurs n’ont plus qu’à se
laisser porter : Antigone ne peut pas s’en sortir. En un sens, nous
pourrions dire que c’est dans la réalité que quelque chose d’inattendu peut
arriver mais ici, c’est absolument impossible. Nous ne sommes pas venus nous
évader de la réalité en assistant à une pièce dont l’action se déroulerait dans
une dimension « révocable ». C’est exactement le contraire : de
la pure logique, rien ne peut arriver d’autre que ce qui suit des présupposés,
étant entendu que les présupposés sont des passions humaines, des personnages
qui libèrent toute la puissance de ce qu’ils sont. Il n’y a plus rien à
espérer, rien à attendre, juste à suivre, résigné, cette pente de
l’irrévocable.
Il
existe évidemment d’autres formes théâtrales que la tragédie, des formes dans
lesquelles se produisent des « coups de théâtre », c’est-à-dire de
l’imprévisible. De toute façon, il nous semble évident que l’auteur conçoit son
œuvre dans une dimension à l’intérieur de laquelle il peut tout faire. Lire,
par exemple, « Le seigneur des anneaux » de Tolkien, c’est s’immerger
dans un monde où foisonnent des créatures fictives, dotées de capacités
extraordinaires et vivant une histoire pleine de rebondissements. Nous ne
distinguons pas, de prime abord, les limites d’une telle œuvre : nous y
sommes transportés dans un « ailleurs » radical à l’intérieur duquel
rien de ce qui constitue ici « notre réalité » ne semble
« là-bas » efficient.
Et
pourtant, nous savons bien que Tolkien a abondamment puisé dans la mythologie
nordique. Il n’a pas conçu son œuvre à partir de rien. D’autre part, il
convient de nous interroger sur ce qui nous captive dans son œuvre. Serions
pris dans son déploiement si celui-ci était incohérent ? N’est-ce pas
justement l’extrême rigueur du récit qui
nous maintient dans la certitude d’ « une » histoire
« vraisemblable » ? Aussi différents que soient les elfes, les
orques et les hobbits des personnages réels que nous croisons dans la rue, ils
évoluent dans le récit au gré d’aventures haletantes, extraordinaires, hors du
commun mais néanmoins plausibles au regard de leurs caractéristiques de
départ : les hobbits ne se comportent jamais comme des elfes, des orques
ou des hommes. La plume de Tolkien est bien « tenue » par quelque
chose. Quoi ? La nécessité de faire
sens. La trame du récit va bien
« quelque part ». L’action n’est pas chaotique.
Même
si nous pensons à des auteurs plus déstabilisants comme Lovecraft, nous
réalisons bien que les histoires qu’ils conçoivent ne s’excluent jamais
totalement des lois de la réalité. Les catastrophes et les évènements horribles
racontés par Lovecraft sont simplement dus au retour des Grands Anciens
franchissant le seuil de brèches temporelles pour venir nous terroriser. Ici
encore, nous retrouvons le fil d’une conjecture, comme si les explorations des
artistes dans ce qui nous apparaît le plus pur imaginaire consistaient en fait
à suivre rigoureusement le fil des implications d’une hypothèse
« décalée ». Soit un monde dans lequel les premiers habitants
pourraient revenir hanter les derniers, et il suffit de dérouler le fil du
récit par le biais d’une modalité logique, assez conforme finalement à ce que
Jean Anouilh nous dit de la Tragédie. Il n’y a pas de hasard, pas de
contingence. Une œuvre d’art se tient au contraire dans la verticalité d’un
aplomb fatal et sidérant, d’une révélation, d’une adéquation. Elle est
exactement ce qu’elle devait être, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas nous
représenter un Œdipe « léger », désavouant les prédictions de
l’oracle, pas davantage qu’une Antigone raisonnable ou prudente.
Il faut du
sens et de la non-contradiction. C’est ce que soutient Françoise Lavocat dans
l’article qu’elle consacre à la question : « l’œuvre littéraire
est-elle un monde possible ? » : « Qu'est-ce,
en effet, à proprement parler qu'une fiction contradictoire? Les féeries, les
mondes de science-fiction, régulièrement cités à ce sujet, ne le sont pas. On peut en
effet très bien postuler un monde possible où les lois de la nature sont
différentes: les physiciens le font bien! Ces mondes qui se dotent de règles
propres apparaissent même comme particulièrement construits, autonomes et
séduisants. Il y a également des mondes, fantastiques par exemple, dont le principe
est la transgression de règles tacitement empruntées à l'univers ordinaire.
Mais un univers inconsistant, où l'on affirmerait, en effet, A et non A, que la
même Cendrillon, au même moment, va au bal et ne va pas au bal, ne
représenterait plus aucun état de choses. »
Pourquoi
par exemple, le cycle « Le trône de fer » de Georges R Martin
n’est-il pas une œuvre (c’est un travail très habile, très bien pensé,
mais précisément on pourrait dire que c’est trop « fabriqué » pour
être autre chose qu’une machine à séduire) ? Précisément parce qu’il ne
respecte pas vraiment ce principe. La volonté de susciter des coups de théâtre
retentissants finit par nuire à la crédibilité du récit. Catelyn Stark meurt
lors du massacre des noces pourpres. Elle est égorgée et jetée à la rivière,
mais elle réapparaîtra quelques volumes plus tard, un peu comme l’enfant qui
lorsque il joue à la bataille dit « on dirait que je suis seulement
blessé ». Ce point est particulièrement intéressant : nous pouvons
parfaitement nous situer en phase avec les principes d’un monde tels qu’ils
sont posés au départ par un romancier. Dans « Le trône de fer »,
Martin postule un monde dans lequel des sortes de « zombies »
existent : pourquoi pas ? Mais une fois posés, il faut que ces
principes soient suivis. Un récit est « construit ». Or, faire
revenir Catelyn après l’avoir fait mourir marque un manque de cohérence, une
volonté délirante et exacerbée de ne jamais lâcher ses personnages, de
stupéfier gratuitement le lecteur.
De
ce point de vue, le propos de Françoise Lavocat est très éclairant : un
physicien ne diffère pas fondamentalement d’un romancier quand il conçoit une
expérimentation. Il part d’une hypothèse et il en éprouve la validité en la
confrontant aux faits. Un écrivain fait la même chose à cette nuance prés qu’il
en déploie les implications logiques plus que physiques. Mais alors est-ce bien
la réalité qui les distingue ? L’artiste reste-t-il en-deçà du seuil qui
sépare la fiction du réel ?
De fait,
quand je lis, par exemple Madame Bovary, je peux toujours me dire que cela ne
s’est pas réellement passé, qu’une femme prénommée Emma n’a pas fini par se
tuer dans un village de Normandie, mais, si nous suivons jusqu’au bout la thèse
défendue par Aristote, nous pourrions dire, qu’en un sens, cela aurait du se passer, non pas pour rendre justice au génie de
Flaubert, mais du point de vue de la vérité de ce qu’est le romantisme. C’est
parce que nous passons la plupart de notre temps à faire semblant dans notre
vie que nous ne réalisons jamais la vérité de ce que nous sommes. Exigence de vraisemblance, de cohérence,
déploiement d’un sens et unité stylistique constituent trois caractéristiques
essentielles de toute œuvre d’art. La figure centrale du cri de Munch n’est
pas une personne réelle que je peux croiser dans la rue mais d’une part, elle
est exactement ce qu’elle doit être dans le tableau, elle ne peut pas être
autrement, d’autre part elle manifeste une texture ondulatoire de la réalité
plus réelle que ce que nous en voyons. Cette toile suit rigoureusement les
implications picturales de « l’état de choses » dans lequel elle
consiste. Elle exclue dont toute efficience aléatoire, hasardeuse. L’œuvre
d’art n’explore pas une dimension révocable mais suit au contraire les
impératifs les moins négociables de la nécessité.
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