« L’être
produit du produit, sa solidité rassemble toutes les choses en soi, selon le
mode l’étendue de chacune. L’utilité du produit n’est cependant que la
conséquence d’essence de sa solidité. » Rien ne se produit dans le monde
que « plastiquement ». Les choses sont ce que c’est pour chacune
d’entre elles que « d’être là ». Nous nous situons ici dans une
perspective existentialiste. Qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi
consiste la vérité des chaussures ? Sont-elles plus vraies parce que
je dis la vérité quand je formule l’énoncé : « voilà des
chaussures » ? Non. Faut-il que je remonte à l’idée germant dans
l’esprit génial du premier homme pensant à se protéger la voûte plantaire pour
rendre compte de la vérité de ces chaussures ? Non plus. Tout cela
signifie que la vérité des chaussures ne se trouvent pas dans le concept de
chaussures (cela, c’est en un sens, ce que Platon dirait).
La
vérité des chaussures ne se trouve pas non plus dans leur utilité, comme nous
l’avons vu. Elle consiste dans l’émergence de leur plasticité dans un monde
physique. Elles sont là. On pourrait dire que leur vérité réside dans leur
« il y a », ce que l’on appelle leur « eccéité »
(ecce : voici en latin). L’utilisation des choses fait passer au second
plan de nos préoccupations le miracle de leur présence. Il n’est pas
« miraculeux » qu’un cordonnier ait fabriqué ces chaussures, ni que
la paysanne les porte, ou les laisse à l’abandon. Il n’est même pas miraculeux
que des vaches existent et que nous ayons eu l’idée de tailler dans leur peau
le cuir des chaussures que nous portons. Ce qui est miraculeux, c’est que
l’instant présent se réalise dans l’eccéité de ces chaussures, de cette
servante qui verse du lait dans une jatte, dans ce porte bouteille qui est là
maintenant.
Mais
ces chaussures sont usées, élimées, et cela participe énormément à la
négligence de la paysanne. Le tableau manifeste bien le peu de soin qu’elle
prend de ces chaussures. Comment qualifier de miraculeux ce qui porte la trace
d’un usage quotidien, d’une usure provoquée par des mois de travail aux
champs ? Comment pouvons nous
regarder « comme jamais » ce que nous voyons « comme
toujours » ?
C’est
bien là le cœur de notre question : l’œuvre d’art nous fait-elle oublier
le quotidien ou bien, au contraire, nous fait-elle réaliser en quoi il consiste
réellement, exclusivement, exhaustivement ? Nous pouvons parler du
quotidien en général, nous pouvons l’évoquer philosophiquement ou bien nous pouvons
le saisir, le percevoir dans sa vérité. Ici encore, l’œuvre de Van Gogh nous en
apprend davantage sur ce que c’est que l’usure des choses, que la déliquescence
des objets utilisés jour après jour pour accomplir la même tâche : c’est
comme ça que les souliers sont. Pourquoi le regard de Van Gogh n’a-t-il pas été
attiré par des chaussures neuves ?
Tout
simplement parce que ce n’est pas comme ça que les choses sont. Il faudrait
finalement inverser notre façon de concevoir le rapport de l’être des choses à
l’usure. Nous pensons que ce qui est usé a moins de valeur que ce qui est neuf,
comme si les objets trop utilisés « étaient » moins que les objets
sortis de l’usine de fabrication, mais c’est le contraire qui est vrai. Les
choses usées « sont » plus parce que s’user est leur mode d’être
(pensons d’ailleurs au regard de certains adolescents sur les vêtements
neufs : ils hésitent à les porter parce qu’ils « font trop neufs ».
De nombreux fabricants de pantalon jeans ont donc mis en vente des produits
déjà « usés. » Bien sûr, c’est pour ne pas avoir l’air de celui qui a
des pantalons neufs mais au-delà de cette recherche d’une apparence, il y
aussi, à un certain niveau l’idée selon laquelle une chose usée
« est » plus qu’une chose neuve). Tout ceci est peut-être encore plus
clair si nous le référons à la thèse essentielle que l’auteur va développer
dans le paragraphe suivant : ce qui « œuvre » dans l’es œuvres,
c’est le processus même de réalisation de l’être. Etre, c’est « être
là ». Les choses ne sont que l’événement de leur incarnation effective
dans un ici maintenant. Rien n’existe donc qu’au feu de cette épreuve qui
consiste à peser de toute la masse de sa plasticité efficiente dans la réalité
présente, et ce qui caractérise toute plasticité est l’usure. Le concept de
chaussures ne s’use jamais mais le fait d’être « en effet » des
chaussures en « chair et en os », ou plutôt en cuir et en lacets
maintenant, cela ça « s’use ».
La
thèse de Martin Heidegger nous fait bien comprendre que la puissance de
sidération de toute œuvre d’art ne vient pas du tout du fait qu’elle nous
décrit quelque chose d’extraordinaire, mais plutôt qu’elle nous révèle le
processus même de réalisation qui est à l’œuvre dans tout ce qui est réel. Ce
qui est réel, c’est tout ce qui se réalise en effet, maintenant, dans le fait
d’être présent. Reprenant cette même intuition dans son roman « La
nausée », Jean-Paul Sartre utilisera l’expression : « la
pâte d’existence des choses ». Ce qui est « sidérant » finalement
c’est que nous n’ayons jamais envisagé les choses de ce point de vue : se
pourrait-il que tout ce que nous voyons soit simplement « ça » :
cette incarnation brute et instantanée dans cette « pâte d’existence ».
Dans
ce registre lexical de la consistance, de l’épaisseur, de l’incarnation, de la
« pâte d’existence », nous retrouvons bien, en effet, quelque chose
du style de peinture de Van Gogh, de Cézanne, de Munch, de Francis Bacon et
d’autres : ils s’appesantissent chacun à leur manière sur la pesanteur du
réel, ils le « clouent » dans l’effet de saturation de son évidence littérale,
brute et exhaustive. Dans cette perspective, l’usure des souliers est tout sauf
un effet de style, une coquetterie de l’artiste qui aurait souhaité insinuer
dans son tableau une touche de « vécu », de pittoresque, pour faire
« vrai », pour faire « paysan ». Non, c’est exactement le
contraire : Van Gogh n’a pas le choix, il se met en situation de n’avoir
aucun choix. Les chaussures « sont » et, comme elles sont, elles s’usent,
parce que s’user est le mode d’être de toutes les choses qui sont, y compris
des vivants et des hommes. On pourrait même dire que les chaussures ne sont pas
usées, elles sont plutôt l’usure de ce
que c’est qu’être, venir au monde, s’incarner dans la pesanteur de la
réalité. L’œuvre d’art ne nous fait vraiment pas sortir du quotidien, elle nous
plonge, au contraire, avec une puissance et une autorité sidérantes dans le
quotidien du fait d’exister (ce qui n’est pas du tout la même chose que le fait
d’exister quotidiennement : il faut distinguer en effet l’idée selon
laquelle il y a dans le fait d’exister une ouverture à l’usure (exister use) et
l’idée selon laquelle c’est le fait d’exister longtemps qui use (exister use
« à la longue »)). Ici c’est justement l’usure du fait d’être qui
nous est montrée dans l’épuisement même de ces chaussures.
La
fin du texte de Heidegger est à suivre avec attention, surtout la transition
entre les deux derniers paragraphes. Il s’agissait de trouver ce qui fait
vraiment l’œuvre dans l’œuvre dite « d’Art ». Or l’auteur dit d’abord
que nous le savons pas encore, pour finalement suggérer qu’en
réalité : « si » : « Ou bien, serait-ce que
nous aurions déjà, sans nous en apercevoir et pour ainsi dire en passant,
appris quelque chose sur l’essence de l’œuvre ? ». Puis au début du
paragraphe suivant : « L’être produit du produit a été trouvé
(…) Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van
Gogh. » Heidegger rédige donc un texte en se donnant comme objectif, par
l’analyse d’un tableau, de déterminer ce qui fait œuvre dans l’œuvre. Mais il
reconnaît finalement que la réponse à la question qu’étudie son texte ne peut
se concevoir par le fil d’une démarche rationnelle, médiatisée par les mots, le
raisonnement, la déduction. Nous pouvons nous dire souvent que le fait d’écrire
nous permettra de poser et finalement de résoudre certaines de nos questions,
mais ici non. La distance de l’écriture n’est d’aucune utilité : la
réponse à la question de savoir « ce qui œuvre dans l’œuvre » est
dans l’œuvre. Pour le dire autrement, ce qui fait la vérité de l’œuvre d’art,
c’est qu’il n’y a pas de vérité ailleurs que dans l’œuvre d’art. Heidegger se
comporte d’abord comme un philosophe qui écrit des textes pour progresser vers
la vérité d’un sujet mais ici le sujet, c’est-à-dire l’œuvre d’art manifeste
l’évidence d’une vérité suffisamment instante et sidérante pour invalider
l’idée même de sa « recherche ».
Si le propre d’une vérité est d’être
exhaustivement et plastiquement « là », on ne perçoit plus ce qu’il y
aurait à chercher, à formuler, à « réfléchir ». La vérité des choses
se situe exclusivement et totalement dans le fait d’apparaître plastiquement
dans un ici et maintenant. Il n’y a rien à dire. La vérité est une mise en
présence. L’œuvre n’est pas l’illustration de la vérité d’un motif, c’est
plutôt ce que c’est qu’être pour un objet, une scène, un motif qui se voit dans
l’œuvre « accomplie ». Le tableau de Van Gogh réalise ce que c’est
pour ces souliers que de s’effectuer dans la plasticité d’un ici-maintenant. Il
fait advenir leur venue au monde. Ce qui
se fait dans l’œuvre, c’est le secret de la venue au monde du monde. En ce
sens, l’Art, c’est la fin de la croyance en un Dieu transcendant. Personne
n’est plus athée qu’un artiste.
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