« C’est la paysanne aux champs qui
porte les souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont d’une
manière d’autant plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense
moins, ne les regardant point et ne les sentant même pas. Elle est debout et
elle marche avec ces souliers. Voilà comment les souliers servent réellement.
Au long du processus de l’usage du produit, le côté véritablement produit du
produit doit réellement venir à notre rencontre. Par contre, tant que nous nous
contenterons de nous représenter une paire de souliers « comme ça »,
« en général », tant que nous nous contenterons de regarder sur un
tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés — nous
n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit. D’après la
toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces
souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement
rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une
motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins
indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et
pourtant…Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la
fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est
affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours
semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre
grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de
campagne qui se perd dans le soir. À travers ces chaussures passe l’appel
silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus
d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit
repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de
survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le
frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il
est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance
protégée, le produit repose en lui-même.
Tout cela, peut-être
que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre,
porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement »
est-il si simple ? Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée, met de
côté ses chaussures ; quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou
quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans
qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit. L’être-produit du produit réside bien en
son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un être
essentiel du produit. Nous l’appelons la solidité. Grâce à elle, la
paysanne est confiée par ce produit à l’appel silencieux de la terre ;
grâce au sol qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde.
Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont
là qu’ainsi : dans le produit. Nous disons « ne… que », mais ici
la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à
ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux
permanent de la terre.
L’être-produit du
produit, sa solidité, rassemble toutes les choses en soi, selon le mode et
l’étendue de chacune. L’utilité du produit n’est cependant que la conséquence
d’essence de sa solidité. Celle-là vibre en celle-ci, et ne serait rien sans
elle. Le produit particulier s’use et s’épuise, mais en même temps l’usage
lui-même tombe dans l’usure, s’émousse et devient quelconque. L’être-produit
lui-même parvient à la désolation, et tombe au niveau du simple « produit
quelconque ». Cette désolation de l’être-produit, c’est le dépérissement
de sa solidité. Mais le dépérissement comme tel, auquel les choses de l’usage
doivent leur banalité ennuyeuse et importune, n’est qu’un témoignage de plus en
faveur de l’essence originelle de l’être-produit. La banalité usée des produits arrive alors à se faire valoir comme
l’unique et exclusif mode d’être propre au produit. On n’aperçoit plus que l’utilité toute nue. Elle fait croire que
l’origine du produit réside dans sa simple fabrication, laquelle impose à une
matière une forme. Et pourtant, en son authentique être-produit, le produit
vient de plus loin. La matière et la forme, ainsi que la distinction des deux,
remontent elles-mêmes à une origine plus lointaine. Le repos du produit
reposant en lui-même réside en sa solidité. C’est elle qui nous révèle ce qu’est
en vérité le produit. Cependant, nous ne savons toujours rien au sujet de ce
que nous cherchions tout d’abord : ce qu’il y a de proprement chose dans
la chose ; nous en savons encore moins sur ce que seul et expressément
nous cherchons : ce qu’il y a de proprement œuvre dans l’œuvre, au sens
d’œuvre d’art. Ou bien, serait-ce que nous aurions déjà, sans nous en
apercevoir et pour ainsi dire en passant, appris quelque chose sur l’essence de
l’œuvre ?
L’être-produit du
produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la
description ou de l’explication d’une paire de chaussures réellement
présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des
souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on
utilise réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en
présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où
nous avons coutume d’être. L’œuvre
d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce
serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant
qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans
le tableau. Si quelque chose doit ici faire question, c’est que nous n’ayons
appris que trop peu à proximité de l’œuvre, et que nous ne l’ayons énoncé que
trop grossièrement et trop immédiatement. Mais avant tout, l’œuvre n’a
nullement servi, comme il pourrait sembler d’abord, à mieux illustrer ce qu’est
un produit. C’est bien plus l’être-produit du produit qui arrive, seulement par
l’œuvre et seulement dans l’œuvre, à son paraître. Que se passe-t-il ici ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans
l’œuvre ? La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire
de souliers de paysan, est en vérité. »
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