Il est impossible de
traiter un sujet de philosophie sans se mettre dans l’embarras. Si nous avons
l’impression que la réponse est facile, nous sommes nécessairement en train de
faire un hors sujet. Il s’agit donc de résister au découragement qui peut nous
saisir quand nous réalisons à quel point la réponse est multiple, plurivoque
et, en un sens, impossible. Il serait dommage d’abandonner quand précisément
nous sommes exactement en train de « remplir le contrat » d’une
dissertation de philosophie. Autant, dans la vie courante, nous voulons
résoudre, voire éviter les problèmes, autant, pour une dissertation, nous fonçons
dedans tête la première et nous efforçons de nous en faire une idée claire,
autant que nous le pouvons.
Mais il est
important, de temps à autre, de prendre un peu de recul, et, après avoir
examiné la pensée de tel ou tel auteur, de revenir à la formulation du sujet,
en toute simplicité, avec un maximum de neutralité (je serai presque tenté de
dire « pour soi » si par ce terme, nous entendions, non pas
nous-mêmes en tant que nous avons telle vie, mais soi en tant que « sujet
distant », en tant qu’être traitant la question dans une forme d’intimité impersonnelle, intimité à la
portée d’absolument tout le monde, mais justement les pensées que nous avons
dans cette situation là ne sont plus du tout celles de « monsieur
tout-le-monde »). On peut parfois être étonné de voir tout le chemin
parcouru entre la première fois que nous nous sommes posés la question, au
début du devoir, et maintenant que notre questionnement s’est plus ou moins
enrichi de différentes perspectives.
Puis-je savoir que
j’ai raison ? C’est finalement la possibilité de disposer d’une
« boussole » nous indiquant à toute occasion la « juste
chose » à faire, à dire, à conclure, éventuellement à être (je sais
que je suis « une chose qui pense », nous dit Descartes). Il est très
éclairant de situer cette question dans ces moments au cours desquels nous
éprouvons des « cas de conscience ». Si nous reprenons l’exemple
évoqué par Kant dans son opuscule : « D’un prétendu droit de
mentir par humanité », nous distinguons très clairement ce qui constitue
peut-être le fond même de l’alternative. Faut-il dire la vérité quelles que soient
les circonstances ? Mon ami est menacé par des assassins qui me demandent
s’il a trouvé refuge dans ma maison. Dois-je laisser la situation guider ma
décision et, par conséquent, « mentir », ou rester fidèle à ce
principe qui finalement permet au monde de « tenir », à savoir dire
la vérité ? Cette dernière proposition a besoin d’être expliquée. A quoi
tient l’humanité ? Au crédit que nous accordons aux déclarations de nos
semblables. S’il fallait, à toute occasion, en tout instant, concevoir que
l’autre humain nous ment, par principe, l’existence humaine n’aurait pas de
sens, pas de communauté de direction, de visée. Chaque homme serait
potentiellement l’ennemi de l’autre et c’est très exactement à la
représentation d’une humanité engagée dans un état de guerre permanente de tous
contre tous (Hobbes) que nous serions confrontés.
Mentir, quel que soit
le contexte dans lequel nous mentons, c’est rendre l’humanité impossible. Pour
Emmanuel Kant, le seul vis-à-vis que nous devons prendre en compte dans nos
décisions, c’est cet universel humain (et sûrement pas ces assassins ni mon
ami), soit la supériorité que nous accordons à la faculté qui en nous est
exclusivement tournée vers cet universel : la Raison. Nous disposons ainsi
d’une boussole capable de nous indiquer en toute occasion la bonne direction à
suivre, c’est ce qu’il a appelé « l’impératif catégorique » :
« Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être
érigée en maxime universelle. » Je sais donc que j’ai raison quand j’agis
de telle sorte que je peux vouloir que l’humanité prenne la même décision que
moi et agisse « comme un seul homme » de façon identique à la mienne.
Je ne peux pas vouloir tuer quelqu’un car cela reviendrait à appeler de ses
vœux une humanité meurtrière qui se contredirait elle-même en tant qu’humanité.
Je ne peux pas vouloir un monde dans
lequel tout le monde pourrait tuer car cela reviendrait à vouloir un chaos au
sein duquel ne pourrait plus du tout faire sens l’acte même de
« vouloir ». De ce point de vue, mentir revient à « vouloir
ne pas vouloir », ce qui est absurde et impossible. Par conséquent je sais
que j’ai raison en disant la vérité à ces personnes venues pour tuer mon ami
(mais Kant ne dit pas qu’il va les laisser faire. Il est juste question de
répondre à leur interrogation sur la présence de mon ami chez moi).
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