Ce film est à la croisée de deux
questions : « que peut le cinéma ? » et « que peut la
philosophie ? » Dans un huis clos filmé, l’art de manier une ou
plusieurs caméras se réduit à l’essentiel tout simplement parce qu’on
s’interdit d’emblée le recours à des rebondissements qui viendraient de
l’extérieur. Rien ne va se réaliser qu’à partir de la situation initiale,
laquelle va monter en puissance d’elle-même. C’est le contraire absolu du
« Deus ex machina », c’est-à-dire du recours à un événement inattendu
changeant complètement le déroulement de l’action. Le mouvement de l’action n’a
pas d’autre origine que celui de la mise
en présence de douze corps humains coincés dans une pièce, un jour de
grande chaleur, avec l’obligation d’avoir à décider de la vie d’un homme.
Gilles Deleuze reprend dans son livre sur le cinéma (l’image mouvement) la
distinction que fait le réalisateur John Cassavetes entre les films de corps et
les films d’intrigue, c’est-à-dire les films qui nous racontent une histoire
(intrigue) et ceux dont l’enchaînement des scènes ne fait que résulter de la
saturation de l’image par la tension des corps des personnages. C’est un peu
comme si l’on nous montrait les effets de déplacement ou de tectonique de
plaques non plus telluriques mais humaines.
La
délibération, moment crucial d’un procès est ramenée, grâce au cinéma, à la
vérité d’une expérimentation chimique dont nous voyons, au fur et à mesure que
montent en puissance les tensions, les hostilités, les alliances, les effets de
répulsion et d’attraction l’évolution révélatrice, comme si chaque juré petit à
petit se voyait ramené à la réalité d’une situation qui exige la neutralité.
C’est pourquoi « Douze hommes en
colère » est un film de corps, de visages, de vitesses, de mouvements, de
« géographie » (au sens de localisation, de situation) et non un film
d’intrigues, de rebondissements,
d’histoire, de noms ou de renom. Il s’agit de voir tout ce qu’implique une
situation de huis clos, « donnée », ce qu’elle implique au sens
littéral, étymologique, du terme « im-plicare », tout ce qu’elle
secrète de plis intérieurs du simple fait d’être « la » situation du film, tout ce qui fait que c’est seulement
du fait d’être elle-même et rien que ça qu’un mouvement se crée s’amplifie pour
finalement tout dévaster sur son passage.
Ce n’est
pas un film qui nous raconte une histoire, c’est une situation d’où s’exprime un devenir. Nous pourrions presque
dire d’où « s’expatrie » un devenir. Pourquoi ? Parce que nous
sommes peu à peu déportés, à partir d’une scène simple, identifiable,
Institutionnellement reconnue, voire socialement requise puisque légale, à une
vérité crue, monstrueuse, dans laquelle nous sommes finalement passés très prés
d’assister à la réunion de douze assassins préméditant calmement, avec
assurance, le meurtre d’un adolescent portoricain sous le prétexte qu’il est
portoricain, pour l’un d’entre eux (10e juré), qu’il est le fils de
son père pour un autre (3e juré), qu’il est au cœur d’une affaire
pleine d’intérêt pour un troisième (12e juré), ou encore que
l’examen de son cas menace le plaisir d’un match de base-ball (Juré 7).
« Douze hommes en colère », c’est le « strip-tease » d’une
procédure juridique dont on perçoit bien qu’elle repose précisément sur le
postulat d’une nudité improbable, ou pour le moins difficile à réaliser. C’est
peut-être le juré 11 qui explique le mieux le sens de cette nudité : « nous
n’avons rien à gagner ou à perdre dans ce verdict, c’est notre force. Nous ne
devons pas en faire une histoire personnelle. » Nous ne sommes pas ici
pour parler en notre nom, en tant que nous avons un nom, mais justement en tant
que nous n’en avons pas, parce qu’il existe en effet une dimension de notre
vie, probablement la plus authentique de toutes, au sein de laquelle nous
n’avons pas de noms, nous ne sommes plus nommables, nous sommes
innommables : douze hommes en colère dans une salle de délibérations surchauffée.
Au cœur même d’une société dans laquelle tout est affaire de nom, de célébrité,
de reconnaissance et de réussite privée (le juré 3 se présente d’emblée comme
un self-made-man : « je suis parti de rien ») voici
qu’une procédure cruciale requiert de chacun d’eux l’anonymat, l’activation
d’un effort de pensée, de réflexion sans résonance ni apport, ni bénéfice
personnel, sans « moi, je ».
La
grande majorité des jurés va donc mettre en place des stratégies de diversion
visant à nier la vérité nue de leur situation de jurés. De ce point de vue, le
film nous décrit le lent procès (au sens de processus) de démontage d’une
dénégation et dans la dynamique de ce démontage, c’est la nature la plus
profonde de certaines tendances à l’œuvre dans la vie en société qui va se
révéler dans toute sa nudité: tout racisme (juré 10) est fondamentalement
dénégation (haïr en la personne de l’étranger, l’humanité qu’on a en soi), le
juré 3 hait, via l’accusé, son fils, lequel n’est à son tour que
l’intermédiaire de la haine qu’il éprouve pour le fils qu’il a été. On ne hait vraiment
que ce que l’on est. Ce que ces jurés essaient de détruire de toutes leurs
forces, c’est l’efficience pure et verticale d’une situation qui leur commande
de se débarrasser de ce qu’ils sont, ou plus exactement de ce qu’ils pensent
être dans l’horizontalité d’une relation sociale au sein de laquelle il s’agit
de se faire un nom. Même le juré 7 sait qu’il fait semblant en évoquant à tout
bout de champ son match de base-ball, ce qu’il veut en réalité, c’est éviter à tout prix une situation qui le met
en demeure, au moins une fois dans sa vie « d’exister », lui qui
n’aspire superficiellement qu’à « une vie d’esclave », au sens
Nietzschéen du terme : plaisanter, payer des coups, voir des matchs,
envoyer à la mort un ado qui a toutes les apparences contre lui.
Nous
réalisons ainsi que le film nous met en présence d’une expérimentation dont la
matière première est l’humain, au sens le plus scientifique et littéral du
terme : « expérimentation ». Tout ceci n’est ni plus ni
moins que de l’observation des interactions créées par la mise en présence
d’agents chimiques dotés de propriétés distinctes, sachant qu’il importe qu’au
terme de processus une seule substance se constitue, l’unanimité de décision.
Douze hommes, douze citoyens désignés, connus, nommés doivent se déterminer
comme un seul homme, un seul humain, sans nom, ni métier, ni compte en banque,
ni famille. Mais où trouver « cette matière humaine », ce fond d’existence
universelle et anonyme que chacun de nous, par son nom, ne porte en soi qu’en
lui déniant à toute occasion le moindre « droit de cité » ?
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