« Un
meurtre que tout le monde commet » est le titre d’un roman de Heimito Von
Doderer, paru en 1990. L’intitulé de ce roman est digne à lui tout seul
d’attirer notre attention. Il y a les meurtres dont on parle (beaucoup) parce
qu’ils sont violents, spectaculaires, horribles, ou bien parce que ceux qui les
commettent se réfugient derrière des « causes » : « ne
croyez pas que nous tuons, comme ça par hasard, Nous tuons des français parce
que la France bombarde en Syrie, etc. »
Nous avons affaire ici à ce que l’on pourrait
appeler des meurtres politiques, idéologiques, médiatiques. Mais il y a des
meurtres dont on ne parle pas, parce qu’il est tout simplement impossible et
extrêmement gênant d’en parler, ce sont ceux que l’on commet sans le savoir par
le fait d’avoir été pour quelqu’un l’infime goutte d’eau qui a fait déborder le
vase de son seuil de tolérance à l’égard de l’existence.
On
a dit quelque chose dans une conversation anodine, on l’a dit comme on aurait
pu dire autre chose (et on aurait sans doute mieux fait) mais cette chose a
suivi pour une personne présente dans l’assistance un cheminement étrange,
sinueux. Elle est entrée en résonnance avec un vécu que nous :
« l’orateur », le « beau parleur », ignorions complètement.
C’est un sentiment qui parfois affleure à la surface de l ‘échange
lorsque, évoquant un sujet, une situation difficile, insupportable, notre
interlocuteur se manifeste à nous pour nous dire que cela vient de lui arriver
et nous disons alors :
-
Excuse-moi ! Je ne pouvais pas le savoir. »
Si
nous nous excusons, cela signifie bien que nous admettons qu’il vaut mieux se
taire en pareille circonstance. Mais malheureusement nous nous remettrons à en
parler ailleurs, devant quelqu’un d’autre et peut-être la personne concernée
n’osera-t-elle pas nous faire la même remarque que la précédente. Que
savons-nous alors de la réaction en chaîne qui, à partir d’une simple
évocation, d’un simple souvenir, d’une parole anodine jetée sans y faire
attention, pourrait ici, comme le papillon des terres australes, provoquer un
ouragan « là » ? La théorie du Chaos appelée aussi l’effet
papillon ne doit pas seulement être considérée d’un point de vue scientifique,
mais également « social ».
Vivre
en communauté, c’est exister au cœur d’une toile hypertendue, ouverte et
sensible aux plus subtiles inflexions d’une atmosphère, aux moindres velléités
de jugement, à toutes les esquisses de signes de désapprobation.
« L’anodin » n’y existe pas. Tout y est tellement lié à tout que rien
ne peut y être isolé. Essayer, autant que nous le pouvons, de nous rendre sensible à
l’intensité de ce maillage, reviendrait probablement à réaliser quantité de
drames auxquels nous avons très inconsciemment et involontairement participé. Cela
suffirait à nous rendre silencieux pour le restant de nos jours et il n’est pas
certain que cela serait souhaitable, encore moins que cela soit seulement
« possible ». Mais pensons-y rien qu’un instant lorsque nous sommes
confrontés à une personne qui parle peu. Pourquoi ne pas tenter de percevoir la
richesse de ses silences ? De quoi leur vide apparent sont-ils le
« plein » authentique ?
Quiconque
prend la parole dans un lieu estime que la richesse de son propos vaut
davantage, non seulement que les pensées de celles et ceux qu’il interrompt,
mais aussi que cet écho sourd qu’entretiennent entre elles les résonances des
choses, des couleurs, des corps. Sommes-nous sûrs que cela vaut la peine ?
Il
y a une richesse des rapports humains qui est dilapidée par la conversation.
Toute personne un tant soit peu sensible a nécessairement éprouvé ce sentiment
de l’extrême finesse de la glace qu’on brise en disant « ça
va ? ». Avant il y avait la présence de l’autre, l’expression de son
visage, la justesse de la proximité de son corps par rapport au vôtre,
l’exactitude de son port de tête, de la mèche de cheveux posée précisément là
où elle doit être. Tout est bien parce que tout est là : se rencontrer est
un événement présent, doté d’une certaine épaisseur physique, d’un ancrage,
d’une densité si palpable qu’on la croirait presque chiffrable (et elle l’est
en effet).
Et
puis on craque, on dit « ça va bien ? » en priant le ciel
pour que l’autre nous dise : « oui » et qu’on passe à autre
chose, qu’on sorte de ce suspens insoutenable de deux corps en face-à-face,
simplement « donnés », vrais parce qu’« en présence ». Dans
le film de Stéphane Brizé, le directeur des ressources humaines (qui joue son
propre rôle, ce qu’il est effectivement « à la ville ») se gratte
l’oreille au moment même où il dit : « Je ne vais pas tourner
autour du pot ». Il est vraiment inutile d’avoir un diplôme de psychologie
pour saisir qu’il se donne, par le geste, la contenance même qui, d’un point de
vue éthique, lui est interdite. Qu’est-ce qui le force à se gratter
l’oreille ? La conscience qu’il a de faire exactement le contraire de ce
qu’il prétend faire : tourner autour du pot, noyer le poisson.
Peser
le moins possible sur la subtilité et la susceptibilité des relations qui se
tissent dans le vivre ensemble de la société, c’est ce que nous devrions
prendre en compte avant chacune de nos prises de parole, chacun de nos gestes
surtout dans le cadre privé de la cellule familiale. Kafka décrit dans son
journal l’effet produit par la violence de l’attitude de son père qui, un soir
durant lequel le petit Franz ne parvenait pas à dormir et hurlait dans
l’appartement de Prague, le sortit de son lit pour le mettre à la porte de
l’habitation. « Tu es inutile. Ta présence est nulle et non avenue ».
Kafka ne s’est pas tué, et, en un sens, on pourrait même dire que la profondeur
de ce sentiment de culpabilité est la matrice même de l’œuvre de l’écrivain,
mais c’est encore trop peu de dire que Kafka n’a jamais connu le bonheur, la
satisfaction, l’estime de soi et son père en assume la responsabilité quasi
totale, parce qu’il a réalisé exactement la chose à ne pas faire, parce qu’il a
dit la chose à ne pas dire.
Prêtons
attention aux postures de recueillement de nos représentants politiques :
même leur silence est bavard, Même leur façon de se taire est encore une pose,
une contenance, un « Regardez-moi ! » sentencieux, démonstratif, médiatique, presque indécent. Leur façon de ne rien dire est si parlante, si pleine de leur auto-suffisance que l'on préférerait encore qu'ils fassent un discours creux. Ils ignorent que la capacité à faire silence demande un véritable
entraînement, un « travail », la libération d’une
« puissance ». La simple existence suppose l’incessant labeur
visant à la neutralité. Tant de gens souhaitent laisser leur empreinte sur
cette terre ainsi que dans l’esprit des autres et n’y parviennent que trop
bien. Ils ne réalisent pas que « le but ultime » se situe exactement
à l’opposé : ne pas peser sur les évènements, avoir été
« insignifiant » comme ces gouttes d’eau qui demeurent intactes à la
surface de tissus imperméables, ne rien dire par « tact » et par sens
de l’équité, c’est-à-dire de « l’innocuité ». « Faire réellement
silence » est un luxe qui n’est pas donné à « tout le monde ».
Il n’est pas exclu qu’il soit réservé aux pauvres, ou du moins à ceux qui ne se
préoccupent pas de « pouvoir », ce qui veut dire que c’est justement parce qu’en réalité, contrairement à ce qui était dit précédemment, il est donné à tout le monde qu’il n’est authentiquement
pratiqué que par quelques-uns. Contre le meurtre, il s'agit donc, avec discrétion, de faire écho au "bien que tout le monde perçoit".
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