a) L'opposition de Thomas Hobbes (suite)
C’est cette thèse qui va faire l’objet d’une
argumentation par Thomas Hobbes en six points. C’est sur elle qu’il va
concentrer les feux de son opposition méthodique. Ce qu’il convient de bien
garder à l’esprit dans cette énumération, c’est le fait que Hobbes fait à la
fois preuve de mauvaise foi et, sur le fond, de lucidité à l’égard d’Aristote
car s’il est totalement faux que le philosophe grec place les hommes, les
fourmis et les abeilles dans la même catégorie d’ « animaux
politiques », il est vrai que cette spécificité lui a été prêté par la
nature alors que le philosophe politique anglais entend prouver qu’aucune population ne peut constituer une
unité politique sans devenir contractuellement (donc pas naturellement) un seul
corps (sur ce point, il rejoint d’ailleurs Rousseau et le concept de
volonté générale).
Aristote ne peut pas
justifier cette spécificité, cette élection de l’être humain sans
évoquer la vocation naturelle de l’homme, mais cet argument téléologique n’en
est pas un car nous ne pouvons que nous y rallier ou pas. Il est impossible
d’induire de l’exclusivité de notre statut d’être de langage (à supposer qu’il
soit fondé d’ailleurs) qu’il serait le fait de la nature. Pourquoi le
serait-il ? « Parce qu’il l’est » est finalement la seule réponse
envisageable, et ce n’en est pas une. Ici comme dans toute discussion, le
recours à une nature : « parce que c’est dans ma nature »
ou « c’est là la nature de l’homme » se réduit à l’absence totale de
preuve, c’est l’argument des personnes qui ne veulent plus penser, comme
Nietzsche l’a prouvé par l’usage de la Généalogie comme méthode (ou comme
marteau : on trouve toujours des contextes historiques et sociaux qui sont
les véritables causes des valeurs et des concepts)
Passons maintenant en revue les six arguments de
Hobbes en insistant bien sur l’enjeu de la démonstration : si les animaux peuvent s’associer et faire
groupe de telle sorte que les individus ne sont liés entre eux que par la
nécessité vitale du besoin organique et de la sensibilité, les hommes, eux, ne
peuvent s’unir que de façon artificielle, par le biais d’un contrat explicite
ou implicite dans les termes duquel chacun d’eux acceptent de ne plus
constituer avec ses concitoyens qu’une seul corps politique : UNE volonté.
1 – Les hommes ne peuvent pas s’entendre sur des
besoins physiques communs parce qu’ils veulent être reconnus par les autres, et
surtout plus ou mieux que les autres. Nos relations dans une société ne peuvent
en aucune manière se réduire à des effets de proximité spatiale entre des
corps. Nous aspirons à être reconnu en tant que sujets de droits et cette
reconnaissance ne va pas de soi, elle peut d’ailleurs être suspendue ou
questionnée pour les auteurs de crimes. Nous ne pouvons donc pas nous associer
avec nos semblables « naturellement » parce que nous n’envisageons
pas ce contrat de bonne intelligence avec nos prochains sans y gagner
l’acquisition d’un statut symbolique de citoyen, lequel peut donner lieu à des
disputes sur l’honneur, la dignité, le droit, etc. L’animal est au dessous (ou
au dessus, mais pour Hobbes, c’est au dessous) de ça. Cette aspiration à être
reconnu suscite la haine et l’envie,
car chaque citoyen ne jouira de la même reconnaissance que l’autre.
2 – Alors que les animaux ne sont animés que par des
besoins tournés vers le même type d’objet ou de satisfaction, les hommes
n’estiment un bien qu’à la hauteur du prestige
social qu’il donne à son propriétaire. Ce n’est pas la jouissance pure
d’une acquisition qui fait son prix mais le signe extérieur de richesse ou de
pouvoir qu’il émet dans le prisme du regard des autres. Aujourd’hui, nous
pourrions évoquer le rapport que de nombreuses personnes entretiennent avec
leur voiture. Ce qui compte est finalement moins qu’elle nous permette de nous
déplacer d’un lieu à un autre que l’indication claire de notre position sociale
en marquant la somme d’argent que nous avons été capable de débourser pour en
jouir. Les hommes doivent donc s’entendre contractuellement parce qu’ils ne
cessent de doubler la matérialité physique de ce qu’ils possèdent de la
puissance symbolique qu’ils peuvent en retirer. Ils ne sont pas naturellement
en phase mais culturellement en opposition et aucune union politique ne peut se
concevoir si des contrats ne régulent pas par la loi le jeu symbolique de ces
oppositions.
3 – Il ne peut pas venir à l’esprit des animaux
(puisque selon Hobbes, ils n’en ont aucun) que leur communauté soit mal régulée
ou, pour l’un d’entre eux, qu’il voit et comprend les choses mieux que les
autres et serait plus légitimé qu’eux à les ordonner au gré de sa conception.
Cette simple mention suffit à pointer la différence avec tout type de
communauté humaine selon l’auteur. L’orgueil
et l’amour-propre sont facteurs de dissensions.
4 – Le quatrième argument est intéressant puisque il
reprend, dans une perspective totalement opposée, l’une des thèses
fondamentales d’Aristote. Hobbes soutient, tout comme le philosophe grec, que
l’homme a le langage quand l’animal n’a que la voix (ou le signal), mais alors
qu’Aristote situe précisément dans cette spécificité l’exclusivité politique et
pacifique de l’être humain, à savoir l’aptitude à concevoir des idées générales
et communes, Hobbes ne lui assigne pas d’autre propriété que celle d’être un facteur
de discorde. C’est par notre utilisation
du langage que nous donnons aux avantages et aux inconvénients de la vie
civile des caractéristiques aussi fausses qu’excessives. Le langage complique
la réalité en la caricaturant, en la surlignant, en la commentant et finalement
en la falsifiant. C’est ainsi que les guerres civiles ou entre états éclatent,
moins sous l’effet de réels motifs de conflit (expansion de propriété ou d
territoire) que sous l’influence de la
rhétorique qui s’en empare en faisant jouer les ressorts de l’amour propre des nations.
5 - Les
animaux vivent toujours sous la pression des nécessités vitales, ce qui les
immunise contre les conflits nés de l’oisiveté. Il faut en effet, n’avoir rien
à d’autre à faire, c’est-à-dire s’être totalement détaché du souci de sa propre
conservation par l’accumulation de biens pour chercher des querelles d’honneurs
à ses pairs. Hobbes soutient que les disputes, les intentions belliqueuses mais
surtout les réactions d’amour-propre causées par ce que l’on interprète comme
le manque de respect à l’égard de « notre rang » sont
caractéristiques d’êtres culturels qui se sont extraits de la condition animale
de dépendance à l’égard de la faim, de la soif, etc. Pour se faire un point
d’honneur de la défense de son nom ou de son titre jusqu’à provoquer en duel
celui dont on pense qu’il leur manque de respect, il faut s’être préalablement détaché de nos besoins vitaux, organiques,
ce dont les animaux sont incapables.
6 – Le dernier argument est vraiment essentiel. Il
est le plus conforme à la thèse fondamentale de Thomas Hobbes. Les animaux,
pris qu’ils sont dans le flux naturel et physique de leurs appétits, dans la
réactivité purement sensible et primitive à ce qui les touche sont liés entre
eux par cette commune dépendance. Ils s’entendent parce qu’ils n’ont pas le
choix, parce qu’ils sont tissés dans la condition même de cette passivité. Les
hommes, eux, ne peuvent s’entendre qu’artificiellement, par contrat, ce qui ne
suffirait pas à assurer leur entente si celle-ci n’était pas fondée et comme
forgée par la peur commune que doit leur inspirer le pouvoir souverain :
le « Léviathan ». Il faut que la crainte de la punition agisse comme une menace sur
chacun de leurs actes civils afin de préserver la concorde, laquelle ne saurait
être que jouée, mimée, apparente mais précisément fondée sur la peur du
châtiment bien réel auquel s’exposerait le citoyen qui refuserait de jouer
cette comédie là. Puisque l’homme est amené, du fait même de son intelligence,
à rajouter constamment du symbolique sur le simple éveil des passions et des
sentiments, nous n’avons pas d’autre choix que de suivre cette pente en créant
les conditions d’un accord contractuel, mais ce dernier ne serait suivi d’aucun
effet sans la peur effective que doit créer la menace du pouvoir du souverain,
lequel ne connaît aucune autre limite que celle de sauvegarder l’unité civile.
Conclusion :
Aristote ne semble pas réaliser qu’avant de seulement envisager la question de
la justice, il faut que les citoyens pactisent, nouent entre eux ce contrat
social et se soumettent ensemble à l’autorité du souverain. Rien ne saurait donc être plus artificiel
que notre citoyenneté.
Nous pouvons nous risquer
à faire une lecture darwinienne de l’évolution humaine, en intégrant le langage
à l’un des facteurs décisifs de son évolution. Darwin n’a jamais abordé
spécifiquement cette question. Le fait que la communication présente chez la
plupart des animaux se soit complexifiée pour nous jusqu’à donner naissance à
ce mode particulier de symbolisme qu’est le langage ne peut se concevoir
indépendamment des mutations neurobiologiques induites notamment au sein de
notre constitution neuronale par ce mode de
représentation. Le langage via la neurobiologie fait donc bien partie
prenante de l’idée même de citoyenneté, mais ce n’est pas parce que la nature
nous aurait choisi pour incarner cet idéal de la raison. L’évolution s’oppose à
la finalité parce qu’elle ne se fonde aucunement sur des valeurs, des normes ou
du devoir-être. En publiant sa théorie, Darwin a provoqué un scandale parce
que, pour la première fois, une étude prouvait scientifiquement que le cours de
l’évolution humaine était moins voué à un progrès ou un épanouissement du fait
de la prééminence ou de la valeur de son statut que pris comme tous les autres
animaux dans un ensemble de lois de mutation et de développement lié au milieu.
Autant pour Aristote, la nature est presque divinisée, ou du moins perçu comme
un principe, autant pour Darwin elle n’est qu’un milieu.
La liste des critères du
langage proposée par Benveniste nous a permis de comprendre que les modes de communication
animale pouvait en posséder quelques uns mais pas tous, et c’est précisément
dans cette exhaustivité que résidait « le » langage. La plupart des
animaux dispose d’une voix, d’un cri par le biais duquel ils signalisent des
messages ou avertissent d’un danger. Les animaux ressentent des sensations. Ils
sont même selon Aristote capables de s’avertir mutuellement de ce qui est
douloureux et de ce qui est agréable, mais ils ne disposent pas d’une faculté
d’abstraction suffisante pour conceptualiser à partir d’une douleur déterminée
qui s’est manifestée à eux à tel lieu à tel instant la notion de nocivité et
moins encore celle de mal ou d’injustice.
Finalement, c’est
exactement l’expérience que font les dresseurs d’animaux lorsqu’ils veulent
faire des numéros au cirque. On peut instaurer un régime de
« punition/récompense » pour imposer à un animal l’attitude que l’on
attend de lui mais précisément ce n’est pas pour autant qu’il le comprendra. Il
associe simplement des gestes avec la nourriture qu’on lui donne en retour ou
la douleur qu’on lui inflige quand il ne les accomplit pas. L’animal peut donc
établir des corrélations mais il est incapable d’en induire des causalités. Que
telle action de sa part sera liée à l’obtention de nourriture est un
automatisme qui peut s’inscrire dans son système nerveux, ce n’est pas pour
autant qu’il aura conçu la pensée selon laquelle c’est parce qu’il a fait tel geste qu’il a eu telle nourriture. L’idée
selon laquelle les évènements ont une raison n’est pas une idée évidente. On
pourrait dire que les animaux ont une perception des corrélations mais qu’ils
ne jouissent pas pour autant d’une compréhension des causalités.
Conclusion
Si nous reprenons dans
l’ordre de leur exposition les quatre arguments défendus par Aristote, nous
mesurons à l’aune des réactions suscitées par les prises de position du
philosophe grec l’amplitude du champ problématique ouvert par ce texte. L’idée
selon laquelle la famille serait l’origine « naturelle » de la cité
(argument généalogique) est totalement contredite par Claude Lévi-Strauss
puisque la famille c’est déjà de la culture. En second lieu, l’affirmation
selon laquelle l’homme serait naturellement fait pour vivre en société (argument
ontologique) est absolument contraire aux thèses des philosophes politiques du
Contrat (Hobbes), tout comme la thèse selon laquelle la nature nous aurait
donné naissance dans ce but (argument téléologique). Enfin l’argument
éthologique sur la spécificité du langage humain et sa fonction déterminante
dans la constitution de la cité ne serait pas remis en cause aujourd’hui en
tant que tel mais dans l’esprit de son exposition car autant il va de soi pour
Aristote que c’est un bien et un privilège pour l’homme que de disposer ainsi
du langage comme de l’instrument même rendant possible une vie communautaire
humaine, autant, pour Nietzsche, c’est justement dans tout ce que le langage
impose à la pensée humaine d’esprit de communauté, c’est-à-dire de banalisation
qu’il convient de chercher la pauvreté et la bassesse de notre condition. Ce
passage constitue la base à partir de laquelle toutes les réflexions
philosophiques sur la communauté politique des êtres humains ont été sommées de
prendre position. Il n’est pas possible d’affirmer qu’Aristote se soit trompé
sous prétexte que certaines de ses affirmations ont été dépassées. Comme le
dira Kant, dans son opuscule : « Idée d’une histoire Universelle
d’un point de vue cosmopolitique », la solution parfaite du gouvernement
de l’homme par l’homme n’existe pas :
« De
quelque façon qu’il [l’homme] s’y prenne, on ne conçoit vraiment pas comment il
pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste par
lui-même : soit qu’il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu’il
s’adresse à une élite de personnes triées au sein d’une société. Car chacune
d’elles abusera toujours de la liberté si elle n’a personne au-dessus d’elle
pour imposer vis-à-vis d’elle-même l’autorité des lois. Or le chef suprême doit
être juste pour lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par
conséquent la plus difficile à remplir de toutes; à vrai dire sa solution
parfaite est impossible. »
b)
Le langage humain et la communication animale
Nous avons pu percevoir
dans le commentaire du texte d’Aristote par Hobbes à quel point leur conception
du langage était différente. Autant pour le philosophe de l’Antiquité, il est
la manifestation de la finalité naturelle d’une humanité politique, autant pour
Thomas Hobbes, il est pour les hommes l’instrument même de la révolte et un
facteur de discorde. Les animaux ont bien des « passions »,
c’est-à-dire des affections, des ressentis mais, privés qu’ils sont de langage,
ils les vivent pour ce qu’elles sont, telles qu’ils les éprouvent. Les hommes,
au contraire, « sur-réagissent » par rapport à ces troubles. Le
langage leur permet de caricaturer et de grossir artificiellement comme une loupe
les évènements se déroulant dans l’espace public.
Lorsque nous avons évoqué ce
quatrième argument évoqué par Thomas Hobbes avec la classe de TL2, Mathias
Portal a évoqué un exemple excellent et contemporain de cette propension :
c’est la télé-réalité. On suit des personnes dans leur vie quotidienne en
misant sur les inévitables « frictions » de leur cohabitation
rapprochée : un tel n’a pas fait la vaisselle, une telle n’a pas de
shampoing. On fait ensuite défiler un à un les candidats qui vont donner leur
version de l’événement somme toute assez banal. Au fil des récits, on voit les
jugements, les qualificatifs, la violence des ressentis s’exacerber jusqu’au
clash qui arrivera tôt ou tard (et plutôt tôt en fait). Les commentaires auront
démesurément amplifié le détail jusqu’à lui donner, du fait de son
environnement linguistique et humain, un impact considérable, une onde de choc
aussi étendue que consternante.
On mesure ainsi la
différence radicale de positionnement entre Hobbes et Aristote puisque c’est
précisément sur le langage que le philosophe grec fait finalement reposer à la
fois la mission spécifique dont la nature a crédité l’espèce humaine et le
facteur essentiel de distinction entre l’homme et les animaux. Vingt cinq
siècles plus tard, Benveniste confirme l’affirmation d’Aristote en la
confortant par une analyse rigoureuse comparée de la communication des abeilles
(observations de Karl Von Frisch) et du langage humain. Le Zoologue travaillant
à l’université de Munich a résolu le mystère de la communication des abeilles.
Depuis longtemps on s’interrogeait sur la capacité d’une abeille à communiquer
aux autres ouvrières la situation géographique parfois très éloignées d’une
source de nourriture. Elle effectue une danse soit circulaire soit dessinant
une sorte de 8 qui détermine par là même la nature du butin : pollen ou
nectar.
A partir de ces données,
le linguiste Emile Benveniste (1902 –
1976) s’est interrogé sur le rapport entre la transmission de messages des
abeilles et le langage humain. Avant de décrire les critères de différence qui
conduiront Benveniste à soutenir que les abeilles n’utilisent pas de langage, il convient de bien séparer
dans nos esprit les notions de « code de signaux » et de
« systèmes de signes ». Dans un code, les signaux ont une
signification et une seule, laquelle n’attend, en guise de réponse, (mais
justement ce n’est pas une réponse) qu’une attitude. Le signal est donc à la
fois univoque (un seul sens) et prescriptif (la réception induit un
comportement, pas un autre message). Dans un systèmes de signes s’effectuent
des effets de structure plus compliqués précisément parce qu’il n’y a pas de
rapport univoque entre un signe et ce qu’il signifie. Il faut distinguer, en
effet, les morphèmes, c’est-à-dire les mots, les unités minimales de
signification dans lesquels on peut distinguer un signifiant
« chien » et un signifié « l’animal qui aboie » et les
phonèmes qui sont plutôt des consonances et qui n’ont en elles-mêmes aucun
signifié. Par exemple, le phonème « ou » est présent dans des
morphèmes aussi différents par leur sens que « cou / chou /
pou / sou / fou » etc. « Ou » ne veut rien dire ici.
Cela pourrait avoir du sens si on disait « où es-tu ? » mais « où » serait alors un
morphème. Un phonème ne veut donc rien dire par lui-même mais c’est précisément
son implication dans une multiplicité de morphèmes qui rend possible une
infinité de sens différents. Les morphèmes sont donc les cadres à l’intérieur
desquels les phonèmes dépourvus de sens par eux-mêmes en acquièrent au gré de
leur articulation. C’est justement parce que les phonèmes n’ont pas de signifié
que l’on peut construire autant de morphèmes et, a fortiori, articuler ses
morphèmes dans des phrases pour multiplier les nuances dans ce qui est
signifié. Cette structure complexe est finalement plus souple qu’un code dans
lequel le signifiant a un seul signifié : le feu rouge nous envoie le
message : « arrête-toi ! ».
On comprend ainsi ce qui
va guider les recherches de Benveniste : pour qu’il y ait langage, il faut
qu’il y ait cette double articulation celle des morphèmes (première
articulation : signifiant et signifié) et celle des phonèmes (deuxième
articulation : signifiant sans signifié). Le phonème « Ou » est
dans c-ou et f-ou mais ce sont des morphèmes différents par leur sens.
- Le premier critère
relevé par Benveniste est celui de la voix. Les abeilles ne pourraient pas
communiquer dans le noir puisque les abeilles destinatrices ne percevraient pas
la danse de l’abeille émettrice. C’est donc un mode de transmission limité.
- Le deuxième est celui
du dialogue. Les abeilles qui ont reçu l’information agissent par rapport à
elle sans répondre à l’émettrice.
- Le troisième critère
est celui de la transmission. Aucune abeille ne peut évoquer ce qu’elle n’a pas
vécu, alors que les hommes peuvent se fonder sur une information dont ils ne
feront jamais l’expérience. Aucune transmission des savoirs ne pourrait
vraiment se concevoir sans adhésion à des énoncés linguistiques purs (sans
expérience possible : la prise de la Bastille, etc.). L’abeille ne
croit que ce qu’elle voit ou ira voir, précisément parce que le contenu du
message est fonctionnel (nourriture). Les hommes sont capables d’acquérir des
connaissances sur des évènements, des éléments très éloignés de leur situation
physique ainsi que du présent qu’ils sont en train de vivre. Ce critère est
vraiment fondamental.
- Le quatrième critère du
langage est celui de la multiplicité infinie des messages transmissibles. Pour
l’abeille, la danse circulaire dit qu’il y a une source de nourriture, la danse
en huit en précise la distance et la nature (pollen ou nectar). Trois danses
(avec parfois des mouvements caractéristiques de l’abdomen) : trois
significations, et c’est tout. Il y a une stricte correspondance terme à terme
entre le signifiant (danse) et le signifié (il y a de la nourriture, sa
localisation, sa nature). Comme le dit Benveniste : « Le
contraste est évident avec l’illimité des contenus des messages humains. »
il faut faire le lien entre cet illimité et la double articulation (Phonèmes /
Morphèmes) du langage.
- Dans la suite du texte
(coupée ici), deux critères sont rajoutés : les messages construits au
sein d’un langage sont indépendants d’une situation (c’est la conséquence du 3e
critère). Ce n’est pas un fait qui s’est réalisé dans le monde qui crée le
message, c’est le message qui évoque, voire invente de toute pièce un fait dans
le monde. Ce critère est lui aussi déterminant : dans quelle mesure le
langage ne serait pas cela-même qui crée la notion de monde ? Logos en
grec désigne la raison, donc ce que l’on peut comprendre de… et le langage. Un
énoncé linguistique ne peut pas se concevoir comme ce qui décrit une situation
qui existerait avant lui, il est cela même qui donne sens à cette notion de situation.
Le langage ne restitue pas ce qui se passe, il crée ce qui se passe en
analysant d’emblée le sujet, l’objet, le contexte de la situation. Il est une
mise en contexte, une « mise en monde » de ce qui advient, sans quoi
finalement rien n’adviendrait parce que nous ne pourrions pas le distinguer.
Voir c’est distinguer, et distinguer c’est la fonction propre au langage.
- Enfin, le sixième
critère est celui du métalangage. Il n’y a pas de langage sans métalangage
c’est-à-dire sans cette capacité du langage de s’analyser lui-même via les
êtres de langage eux-mêmes. Que nous soyons capables de nous interroger en ce
moment même sur la structure même des messages linguistiques (laquelle
constitue finalement notre pensée) constitue une spécificité du langage.
Parmi ces six critères,
il faut relever la faiblesse du premier. Qu’il y ait un langage sans voix,
c’est ce dont témoigne le langage des sourds-muets. D’autre part, si les
abeilles utilisent un mode de communication visuel, on sait que les dauphins et
d’autres cétacés utilisent une communication sonore qui leur permet d’échanger
même quand ils sont placés dans des bassins différents et espacés. Par contre,
les autres critères sont, sans aucun doute, efficients. Il convient néanmoins
de les intégrer dans ce que l’on pourrait appeler une perspective Darwinienne
ou évolutionniste : les abeilles ont ce mode de communication parce qu’il
leur convient et qu’elles n’ont pas besoin d’un autre. L’évolution des animaux
humains a partie liée avec le langage, mais exactement pour les mêmes raisons:
quelque chose de notre développement a rendu possible voire nécessaire ce
langage et ce langage explique que nous soyons ce que nous sommes (rapport entre linguistique et neurobiologie pour l'homme). Aussi
spécifique soit-il comme Benveniste et Aristote le prouvent, il n’est rien de lui
qui puisse justifier qu’il s’agisse là d’un don ou d’une vocation naturelle.
Les effets du langage sur notre espèce comme Hobbes l’avait déjà relevé ne sont
pas exclusivement bénéfiques à l’humanité. En d’autres termes, ce n’est pas
parce que nous sommes des hommes que nous avons le langage, c’est parce que
nous avons ce mode de symbolisation particulier que nos sommes des hommes.
Les analyses purement
linguistiques d’Emile Benveniste donnent donc raison à Aristote sur cette
distinction entre communication et langage sans pour autant souscrire à
l’hypothèse d’un finalisme naturel. Autant il semble tout-à-fait légitime de
poser un lien entre le fait que nous soyons des êtres de langage et les
structures à l’intérieur desquelles nous avons conçu notre vie sociale, autant
il est philosophiquement impossible de relever dans cette spécificité l’expression
d’une élection de l’être humain par la nature. On peut sur ce point comparer
deux expressions et deux auteurs : Aristote soutient l’idée d’une élection
naturelle alors que Darwin vingt
cinq siècles plus tard inventera la notion de sélection naturelle, désignant par ce terme le principe en vertu
duquel les espèces s’adaptant avec plus de facilité à leurs milieux pourront
assurer leur descendance avec plus de régularité et d’efficacité que les
autres. Darwin parle ainsi de toutes les espèces animales, et pas seulement de
l’homme mais nous percevons bien comment s’articule une totale opposition de
conception autour de deux termes très proches.
c)
Langage et conceptualisation
Il existe au moins deux
critères fondamentaux du langage humain n’ont pas encore été observés chez les
animaux, ce sont les deux derniers :
- Nous n’avons pas trouvé
de métalangage ou de « méta-communication » chez les animaux. La
communication ne semble pas être l’occasion « d’échanger pour
échanger ». Les animaux ne parlent jamais pour ne rien dire.
- Le langage ne se limite jamais à rendre
compte d’une situation réelle existante. Il constitue finalement le cadre à
l’intérieur duquel elle est perçue, et peut même en évoquer une entièrement
fictive. En d’autres termes le langage humain est créateur de monde. Il est ce
sans quoi nous serions incapables de donner sens à ce que nous vivons. Nous
retrouvons finalement les analyses de Freud sur l’enfant à la bobine. L’éveil
du symbolisme permet à l’enfant de donner sens à la situation qu’il subit
(l’absence de la mère) en la représentant d’abord (jeu de la bobine), en
l’exprimant ensuite (Fort / Da) et en la transformant enfin (tirer sur le fil
de la bobine). L’injustice dont l’enfant est victime dans la réalité (absence
de la mère), c’est ce qu’il va peu à peu surmonter par sa maîtrise du langage.
Quoi qu’il advienne du réel, on pourrait affirmer que jamais l’homme ou le
petit homme ne se le tient pour « dit ». Le dire, c’est déjà le
dépasser ou le surmonter, ou le transformer dans un sens qui lui sera plus
favorable. La revendication humaine pour « un monde juste »
(revendication étrange en fait) ne peut se concevoir qu’à partir du langage.
L’idée selon laquelle la réalité peut et doit se produire au gré d’une modalité
plus équitable ne pourrait pas germer dans l’esprit d’un être aphasique. C’est
là probablement le point de distinction le plus fondamental entre les animaux
et les hommes. Les animaux ont la sagesse de vivre l’instant présent comme s’il
était « acté ». Les hommes, comme le dit Pascal, ne parviennent pas à
le vivre tel qu’il est :
« Que chacun examine ses pensées,
il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons point
au présent ; et, nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour
disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le
présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne
vivons jamais, mais nous espérons de vivre. »
Aussi loin que nous
remontions dans la généalogie de nos facultés, c’est bien au langage qu’il nous
faut assigner cette incapacité à nous satisfaire de la réalité telle qu’elle
est pour ce qu’elle est « maintenant ». Grâce à lui et à la parole,
nous ramenons continuellement nos expériences qui nous sont propres et
singulières à des signes communs, lesquelles engendrent des modalités communes
de réception, de compréhension, de réaction. Il ne fait aucun doute, comme le
dit Aristote que nous n’aurions jamais pu concevoir la notion même de cité,
d’Etat de bien public, d’intérêt général sans le langage mais en même temps,
Nietzsche insiste sur tout ce que ces idées ont de faux, de caricatural, de
banal et finalement d’ « usé », de « compassé ». Grâce
au langage nous pouvons nous extraire de la fatalité de l’instant, nous pouvons
concevoir un autre monde que celui qui nous est donné, mais, de ce fait,
n’est-ce pas justement de tout ce que l’expérience de l’instant a de riche,
d’unique, de supérieur à toutes les généralisations du symbole, que nous
éloignons à tout jamais ? Et ne serait-ce pas justement avec cette sagesse
de l’instant présent que l’animal, lui, aurait partie liée ?
« Nous ne nous estimons plus assez lorsque nous nous
communiquons. Nos expériences personnelles ne sont pas le moins du monde
volubiles. Elles ne pourraient se communiquer elles-mêmes si elles le
voulaient. C’est que la parole leur manque. Ce pour quoi nous avons des
paroles, c’est aussi ce que nous avons déjà dépassé. Tout discours comporte un
rien de mépris. Le langage, semble-t-il, n’a été inventé que pour le médiocre,
le moyen, le communicable. Avec le langage, celui qui parle se vulgarise déjà »
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