De nombreuses
explications de textes rendues par les candidats au baccalauréat le jour de
l’épreuve ne manifestent ni la compréhension de la structure du passage ni la
portée philosophique et problématique qui sont avancées. C’est pour cela qu’il
faut suivre une méthode empreinte d’un minimum de rigueur. Nous venons de
rédiger notre introduction.
Nous décrivons maintenant l’évolution des thèses soutenues par
Aristote. Que l’homme soit un animal politique : cela peut s’entendre en
deux sens et c’est exactement ces deux acceptions que l’auteur traite
successivement dans ce passage. D’abord cela signifie que c’est naturellement
que l’homme devient politique, c’est-à-dire citoyen (du début jusqu’à
« tric trac »), ensuite cela suggère que c’est parce qu’il est
politique que l’homme se distingue des autres espèces animales : l’homme
spécifiquement est politique. Il est le seul à l’être et c’est donc cela qui le
rend « Homme » (De « c’est pourquoi »…jusqu’à la fin). A
l’intérieur de chacune de ces deux parties, nous pouvons dissocier deux
sous-parties :
Partie 1
- Jusqu’à « le sont aussi » : le lien des premiers
groupes (famille) à la cité est naturel –
Argument généalogique (économique : autarcie)
- Jusqu’à « tric trac » : la vie en société est la
condition de l’humanité – Argument
ontologique
Partie 2
- Jusqu’à « le juste et l’injuste » : la nature n’a
donné le langage qu’à l’homme pour qu’il soit politique – Argument téléologique
- Jusqu’à la fin : le langage est la condition même de la
pensée et de l’accession aux idées générales sans laquelle aucune cité ne peut
exister - Argument éthologique
Le plan que nous devons adopter nous est suggéré par deux éléments
déterminants : a) le texte lui-même b) notre aptitude à discerner, au fur
et à mesure que nous lisons, les points problématiques. C’est cette faculté qui
requiert le plus d’attention et un minimum de culture. Ce qui suit décrit les
transitions entre les sous-parties de cette partie 1. Qu’est-ce qui justifie de
passer de tel sujet d’explication à tel autre ? Pourquoi tel paragraphe
entraîne la rédaction de tel autre ? C’est exactement ce qui fait souvent
défaut aux copies du baccalauréat. Pour bien comprendre les développements qui
suivent il importe de réaliser que c’est seulement en fin de parcours que le
titre de la sous-partie à venir apparaîtra, puisque il est question de faire
émerger ce qui, du précédent, le suscite.
C’est le terme d’ « autarcie » (2e ligne)
qui doit susciter d’abord en nous le plus d’intérêt. Les villages et les
familles se sont d’abord rassemblés sous la pression de la nécessité vitale et
c’est lorsque ils sont parvenus à s’auto-suffire par le bais de cette primitive
interdépendance qu’ils ont construit les premières cités. L’origine de la cité
est donc naturelle au sens d’ « organique ». C’est autour de ce
terme que peut se constituer un ou plusieurs paragraphes parce qu’aussi
justifiée soit-elle, cette référence à l’organique ne peut pas suffire à
expliquer l’organisation politique de la cité, laquelle suppose une énergie, un
engagement, une association qui ne se réduit pas au ventre plein, repu,
satisfait. D’où la première sous-partie de notre explication (nous pouvons la
préciser au brouillon dans notre plan mais pas sur la copie) :
a)
De l’organique à l’organisation
Mais qu’est-ce qui fait défaut à l’organique pour devenir
organisation ? Tout simplement la Raison (logos), la volonté d’ordonner,
de rationaliser les comportements des hommes vivant dans la communauté. Nous
pouvons donc situer cette notion de cité par rapport aux termes équivalents de
notre modernité : Etat, nation, société, précisément parce que chacune de
ces notions désignent bien autre chose que l’association d’organismes en quête
de subsistance. Nous saisissons ainsi qu’Aristote nous parle finalement de la
question de savoir comme des familles se sont unies pour constituer des Etats.
Du coup, nous mesurons vraiment
la portée problématique de la thèse aristotélicienne car aucun de nous n’a le
sentiment dans les rapports qu’il vit au sein de sa famille d’y vivre quoi que
ce soit qui puisse être rapporté à la rigueur des lois, à la froideur d’une
administration, à la neutralité d’une laïcité. Que nous soyons naturellement passés des modalités
ancestrales d’association à l’Etat, est peut-être exact mais requiert vraiment
une démonstration, une remise en question, bref un traitement :
b)
La cité, la société et l’Etat
Au terme de notre analyse nous réalisons que l’affirmation de liens
entre la famille et l’Etat est cependant indiscutable notamment à cause de
l’autorité, de la hiérarchie, de la fonction éducative qui s’impose dans l’un
et l’autre. Mais la continuité de l’un à l’autre sur laquelle Aristote insiste
ne viendrait pas davantage de la culture que de la nature ? N’est-ce pas
finalement dés le fait de sa structuration en familles que l’humanité emprunte
une voix culturelle ? C’est bien la thèse que Claude Lévi-Strauss défend
en opposition totale avec le philosophe grec :
« La
prohibition de l’inceste constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle,
par laquelle, mais surtout en laquelle, s'accomplit le passage de la nature à
la culture. Elle est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ;
elle allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau
type, et plus complexe, se forme, et se superpose, en les intégrant, aux
structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se
superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu'elles-mêmes, de
la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l'avènement d'un ordre
nouveau. » :
c) La prohibition de l’inceste : de la nature à la culture
L’analyse de Claude Lévi-Strauss est vraiment
éclairante : deux modalités d’évidence se nouent dans la prohibition de
l’inceste : celle naturelle d’une exogamie qui porte en elle la nécessité
des liens extra-familiaux et celle, culturelle, de la nouvelle texture de liens
communautaires qui vont s’établir à partir de ce refoulement fondateur. C’est
comme si du renoncement à la mère naissait la relation avec l’autre citoyen. Un
rapport social (et convivial) va s’instaurer à partir de l’acceptation d’un
non-rapport familial et sexuel. De ce consentement à l’annihilation d’un Eros
Fils / Mère va éclore une Philia inter-citoyenne. La perspective de
Lévi-Strauss est aux antipodes de celle d’Aristote, si le philosophe grec a la
certitude que la nature ne cesse de poursuivre son œuvre en tissant le lien de
la famille à la cité, c’est parce qu’il ne s’aperçoit qu’en réalité, la culture
est déjà efficiente dans la notion même de famille. Le malentendu est donc
radical : si Aristote a raison de poser ce lien c’est précisément parce
qu’il est structurellement le contraire de ce qu’il pense être, culturel et non
naturel.
Et c’est précisément ce présupposé de la croyance du
lien naturel de la famille à la cité qui donne à Aristote cette sorte de
« foi » (ce terme est évidemment problématique) dans le finalisme
naturel et l’essentialisme de l’espèce humaine. Si c’est la nature qui nous
guide vers la citoyenneté, tout être génétiquement
humain s’exilant volontairement de la cité n’est plus génériquement humain. Ce chiasme, ce décalage du génétique au
générique pose lui-même à son tour quantité de problèmes, les remparts de la
cité pouvant dés lors s’assimiler aux frontières nous défendant contre
l’inhumanité, la barbarie, alors que nous savons bien, comme l’histoire l’a
largement démontrée que c’est dans la cité et dans la culture que se forgent
des modalités d’inhumanité d’une cruauté et d’une violence inouïe. C’est précisément cette objection qu’Emmanuel Kant, dans son
livre : « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique »
serait plus à même qu’Aristote de recevoir voire de prendre en compte alors
même qu’il partage avec le philosophe de l’Antiquité cette conception
naturaliste d’une finalité spécifique à l’être humain. Selon lui, c’est
précisément pour adopter un mode de vie tout à la fois dynamique et culturel
que la nature ne s’est pas contentée de donner à l’homme la tendance à la
sociabilité mais aussi celle, contraire, de l’isolement. L’homme a été
naturellement fait pour aimer et détester ces semblables. Il est constamment
ballotté, tout au long de sa vie sociale de l’un à l’autre sentiment. Il est
altruiste et égoïste, c’est :
d) L’insociable sociabilité (Kant)
Si l’homme n’était que bienveillant à l’égard de ses prochains, il
n’éprouvera le désir de les dépasser et
cette prédisposition à favoriser constamment ses propres intérêts se
révèle « à la longue » et à l’échelle de l’espèce particulièrement
profitable au genre humain. Que l’homme naturellement ne soit pas que sociable,
c’est le moteur même du progrès, de la vocation humaine à ne jamais se
satisfaire ni de ce qu’il a ni de ce qu’il est, et c’est par cette
contradiction que la nature nous a clairement marqués de son sceau : « Sans
ces tendances insociables, peu sympathiques certes par elles-mêmes, mais qui
fondent les résistances qui s’opposent aux prétentions égoïstes de chacun, tous
les talents resteraient à jamais enfouis en germes. »
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