Notre
objectif, au travers de l’explication très détaillée de ce texte est
double : travailler la méthode
de l’explication en l’utilisant sur ce passage qui a le mérite de traiter de
nombreuses notions au programme et convoquer toutes les références qui, à
l’occasion de ce texte, nous permettent d’élargir nos connaissances à la fois sur la question de la distinction entre
culture et nature, sur la différence entre l’homme et l’animal (interrogation
sur le langage animal) et sur ce qui définit notre rapport à la société, aux
lois civiles, à l’Etat. Il s’agit donc d’être attentif à la forme et
au contenu de tous les développements à venir puisque ils viseront à
proposer une forme achevée de ce qu’une explication doit être (méthode) et de
traverser un « paysage » philosophique conforme aux attendus de
l’épreuve (connaissance des notions).
1 – Objet et structure du texte
L’être humain est
naturellement voué à vivre dans une cité organisée par des lois et dirigée par
une autorité. Nous dirions aujourd’hui un Etat (on peut parler de
« Cité-Etat). La thèse essentielle défendue par ce texte, telle qu’on la
trouve sous la plume de l’auteur : « l’homme est un animal
politique » peut prêter à confusion. Il faut donc la distinguer de deux
fausses interprétations :
- celle qui consisterait à
croire que l’homme a la politique dans le sang. Aristote ne parle pas ici de
l‘homme politique qui aurait des responsabilités dans un état et serait doté
d’une sorte de capacité innée à représenter la population ou à décider en son
nom des lois qu’il faudrait appliquer à la communauté. Par homme, il ne faut
pas entendre certains hommes mais le genre humain
- celle qui distinguerait
parmi les animaux, les espèces communautaires et les espèces composées
d’individus pouvant vivre seuls en situant les hommes dans la première
catégorie.
Aristote veut ici signifier
deux choses :
a)
Ce qui conduit
l’être humain à se rassembler avec ses semblables et à structurer les ensembles
ainsi formés en cités est naturel et pas
du tout artificiel. (thèse 1)
b)
Cette capacité
lui est propre et le distingue de tous les autres animaux. (Thèse 2)
Quand nous affirmons qu’une
qualité ou une aptitude nous est naturelle, nous affirmons en effet, à la fois
qu’elle n’est pas acquise mais innée, que nous l’avons en nous, dés notre
naissance et, en second lieu, qu’elle nous est propre, spécifique, que nous sommes
les seuls à en être dotés.
Si ce texte est aussi riche
et prête autant à discussion, c’est précisément à cause de ces deux
affirmations : 1) nous ne vivons pas en société parce que nous y serions
contraints accidentellement, ou bien parce que nous décidons de le faire par
contrat, artificiellement, mais bien au contraire, parce que nous y sommes
naturellement voués. C’est l’essence de l’homme que d’être sociable et de
structurer cette sociabilité dans l’organisation d’une cité (Etat).
Mais une objection se lève
immédiatement dans l’esprit de tout lecteur d’Aristote : il existe
d’autres animaux dits « sociaux » (l’utilisation de ce terme est
problématique et c’est exactement cette ambiguïté qui constitue le second enjeu
de ce passage). Si l’homme est un animal politique parce qu’il aurait en lui,
naturellement la vocation à vivre en groupe, qu’est-ce qui le distingue des
fourmis, des abeilles et des termites ? La réponse d’Aristote est vraiment
fondamentale ici : le fait que l’homme soit un animal plus politique que
l’abeille et n’importe quel animal grégaire. Il l’est plus parce que la vie en
hordes, ou en ruches est le plus bas degré de l’association et qu’elle ne mérite
pas le nom de « politique ».
Pour résumer : « l’homme est
un animal politique » ne veut pas dire :
a)
Que l’homme serait homme d’un point de vue politique
(ce n’est pas culturellement que l’homme est sociable)
b)
Que l’homme serait un animal (la nature l’a choisi
pour un but particulier : la politique, c’est-à-dire la vie associative et
organisée)
On réalise ainsi l’esprit de nuance qui caractérise
ce texte. C’est la nature même qui détermine l’homme à devenir un être
culturel. Si nous situons la thèse défendue par Aristote par rapport à des
philosophes qui naîtront bien après son époque, nous pourrions dire qu’Aristote
se distinguent des philosophes du Contrat social comme Hobbes et Rousseau aussi
bien que des anti-spécistes d’aujourd’hui comme Peter Singer.
« L’homme est animal politique » veut
dire : la nature a crée l’homme pour qu’il développe, grâce au langage,
faculté dont il est la seule espèce à bénéficier, un mode de sociabilité organisée et spécifique qui
définit la politique.
Nous pouvons maintenant
discerner dans le texte deux grandes parties :
Partie 1 : du début
jusqu’à « … tric-trac », l’homme est naturellement sociable.
C’est par accident qu’il est isolé.
Partie 2 : C’est pourquoi…jusqu’à la fin, l’être
humain jouit de la faculté de langage qui le caractérise par rapport aux autres
animaux, lesquels en sont dépourvus. S’ils peuvent ressentir et exprimer le
plaisir et la douleur, ils ne possèdent pas la capacité de les abstraire et de
les généraliser jusqu’à parvenir aux notions de bien, de mal, de juste et
d’injuste. C’est cette inaptitude au langage qui les empêche de s’associer
politiquement.
Dans un
premier temps, Aristote défend donc l’idée selon laquelle l’homme n’est pas politiquement politique, biais par lequel il se
distingue de certains sophistes de l’antiquité grecque comme Protagoras,
notamment. Puis dans un second temps, il s’oppose à l’idée selon laquelle
l’homme serait un animal politique comme un autre, au même titre que les
abeilles ou les termites car ces espèces ne sont pas politiques. Elles
constituent bien naturellement des communautés mais celles-ci ne sont pas
structurées par un intérêt général. Les individus qui les composent ne sont pas
liés entre eux par la compréhension et l’engagement dans un intérêt commun,
dans des idéaux, lesquels impliquent l’utilisation du langage.
A l’intérieur même de chacune de ses parties, nous
voyons se dessiner deux sous-parties :
Partie 1 - De « la communauté.. » jusqu’à « …le sont
aussi » : Aristote affirme que la cité est naturelle parce que les
premières modalités de communautés à partir desquelles elle s’est fondée sont
naturelles (la famille). Ce qui fait qu’elle constitue une cité, c’est son
autosuffisance, laquelle va de pair avec le bonheur naturel de se satisfaire
d’elle-même.
De « il est manifeste » jusqu’à « …
tric-trac » : l’auteur définit la société comme le seul milieu dans
peut se constituer naturellement la condition d’homme.
Partie 2 – de « c’est pourquoi il est évident… »
jusqu’à « juste et injuste » : il existe une distinction entre
l’utilisation d’un langage et la communication.
De « il n’y a en effet qu’une chose qui soit
propre… » jusqu’à la fin : le langage est un instrument qui nous
permet de généraliser nos sensations, nos impressions, c’est pourquoi l’homme
peut penser (en manipulant des notions générales) alors que l’animal ne le peut
pas et qu’il lui est alors impossible d’organiser des cités. »
2-
Problématique, enjeu, références et Introduction
Avant de nous lancer dans
la rédaction d’une introduction, il convient de nous faire une idée de toutes
les questions philosophiques sur le fond desquelles ce texte apparaît comme une
prise de position. En d’autres termes, ce passage prête à discussion. Il prend
partie sur certains problèmes. Lesquels ?
- La constitution d’une cité est-elle un processus
naturel ou culturel ? (opposition d’Aristote à Protagoras, à Hobbes, à
Freud, à Nietzsche, etc.)
- Un homme volontairement isolé de ses semblables est-il
encore humain ? (opposition à Rousseau, à Thoreau)
- L’homme est-il naturellement sociable ?
(opposition à Hobbes, à Kant (l’insociable sociabilité)
- La nature ne fait-elle rien en vain ? La
nature a-t-elle donné à l’homme une finalité spécifique ? (opposition aux
Epicuriens, aux Stoïciens, à Spinoza, etc.)
- Le langage est-il le propre de l’homme ?
(opposition à Bergson)
- Existent-ils des cultures ou des modes
d’association politiques animales ?
- Peut-on penser sans langage ? (opposition à
Spinoza, à Bergson)
Nous sommes maintenant en mesure de rédiger
l’introduction en suivant le schéma habituel : Thème / thèse /
problématique / enjeu.
Introduction : Les philosophes du 17e et 18e
siècle situaient la question politique par rapport au passage d’un état de
nature supposé à l’état civil. Afin de comprendre pourquoi et comment les
hommes se sont transformés en citoyens, il est apparu logique à ces penseurs de
décrire la transition par le biais de laquelle les hommes en tant que créatures
naturelles ont adopté un mode de vie social et organisé. Jean-Jacques Rousseau
pour qui ce passage est responsable de la méchanceté et de la perversité des
hommes insiste sur le fait qu’il convient selon lui de concevoir cette
transformation sous un angle plus philosophique qu’historique. Aristote
s’oppose ici point par point aux thèses que développera Rousseau, car non
seulement, à ses yeux, l’homme est naturellement fait pour vivre au sein d’un
mode d’association politique : la cité mais c’est également sur le fond
d’une continuité toute à la fois historique et naturelle que l’être humain en
est venu à devenir un citoyen. Cette thèse s’appuie sur une conception
finaliste de la nature au gré de laquelle ce n’est pas parce que les hommes se
sont réunis qu’ils ont crée et perfectionné cet outil de communication qu’est
le langage mais plutôt parce qu’ils étaient naturellement des êtres dotés de
langage qu’ils ont adoptés ce mode d’association et d’organisation politique
qu’est la cité. Ce serait donc en suivant le projet fixé par la nature que
l’homme serait devenu un être de culture. Mais il est difficile d’admettre
cette thèse sans s’interroger sur le devenir culturel des autres espèces
animales naturelles. En effet, si c’est en tant qu’animal, c’est-à-dire en tant
qu’espèce naturelle que nous sommes politiques, comment expliquer que tout ce
qui est animal et naturel ne soit pas politique ? La réponse d’Aristote
réside dans le langage et dans la spécificité humaine de son usage, car seul,
l’homme est à même, grâce à lui, de concevoir des idées générales. Sans le
langage, il est impossible en effet de comprendre les notions de justice et
d’intérêt commun et, privés de ces idéaux, aucun animal ne peut être considéré
comme vivant dans une société politique, bien qu’ils puissent en donner
l’apparence. Nous réalisons ainsi le sens profond de l’affirmation
d’Aristote : il ne peut s’entendre qu’en deux acceptions qui sont
complémentaires l’une de l’autre. Dans un premier temps, cela signifie que
c’est naturellement que l’homme est devenu un citoyen et, en second lieu, qu’il
existe une essence humaine, une spécificité de l’être humain qui réside dans le
mode d’association politique. C’est naturellement que l’homme se singularise et
se distingue, par le langage, de tout ce qui est animal. Mais ne serait-ce pas,
au contraire, en tant qu’être de langage que l’être humain se détache
définitivement de tout rapport à la nature ? Comment et pourquoi la nature
nous aurait-elle fait ce don spécifique du langage si c’est précisément grâce à
lui que notre comportement et notre mode de vie social et politique ne sont
plus naturels ? Le problème posé par la thèse d’Aristote se situe
exactement dans le chiasme qui se joue à partir de l’expression « animal
politique » : soit nous sommes
des animaux (nature) mais alors il est quand même difficile d’adhérer à l’idée
selon laquelle la nature nous aurait voulu politiques, et seulement nous
(anthropocentrisme), soit nous sommes seuls à être politiques (culture), mais
alors nous ne pouvons plus considérer que nous serions naturels. Ce qui prête à
discussion est donc ici cette articulation entre nature et distinction. Comment
accepter cette exclusivité humaine sans suivre son mouvement jusqu’au
détachement à l’égard de toute nature, car ce qui nous singularise dans la
nature, nous situe par là-même hors d’elle, dans un type de comportement
socialisé, culturel, acquis, variable, évolutif et politique ? Comment
pourrions-nous accepter de penser que nous serions génétiquement conçus par la nature pour être génériquement différents de tout ce que conçoit la nature, par
ailleurs ? Comment et pourquoi cette spécificité d’un mode de vie
politique rendu effective par le langage pourrait-elle se concevoir comme une
évolution naturelle si notre histoire contredit, dans le mouvement même de sa
progression, tout ce qui est naturel ?
3- Plan et explication linéaire
Plan : Aristote
s’interroge d’abord sur l’origine de la cité dans une perspective généalogique.
D’où vient-elle ? De la nécessité des hommes d’atteindre une
autosuffisance concernant les biens de consommation. La cité est naturelle
parce qu’elle s’enracine d’abord dans le besoin de survie, dans la nécessité
vitale de satisfaire sa faim et c’est alors comme si la nature nous indiquait
en creux, en nous condamnant à cette contrainte première de nous entendre, de
constituer des communautés pour survivre, ce qui constitue notre essence. De
cette première nécessité économique naît une définition ontologique
(« ontos » : l’être, ce qui qualifie l’être humain en propre
structurellement) : la sociabilité. On pourrait dire que le politique ne
décrit pas seulement la structure que nous donnons à notre vie extérieurement
en créant des cités, elle est plus fondamentalement la texture même de notre
être humain. C’est dans cette condition que nous trouvons le juste
positionnement du « curseur de sociabilité ». Isolé, nous sommes soit
une bête, soit un Dieu.
La volonté d’Aristote d’articuler rigoureusement et
logiquement les arguments est manifeste à en juger par l’abondance de
connecteurs de cause et de conséquence : « car, c’est pourquoi, à
partir de cela, etc ». Cette caractérisation ontologique de l’être humain
s’appuie sur un argument téléologique (télos : le but). La nature nous a
donné une finalité particulière puisque elle nous a doté du langage. Cet outil
nous distingue des animaux et nous permet de concevoir des idées générales sans
lesquelles nous ne pourrions pas nous fédérer au sein de la communauté d’une
cité. La nature de ce dernier argument est donc à la fois éthologique (science
du comportement animal) et philosophique (analyse du langage). Situant l’être
humain dans la perspective globale de la nature, Aristote détecte une
caractéristique qui nous définit en propre et conséquemment constitue
« notre » nature, tout le problème étant qu’en nous gratifiant de
cette capacité de concevoir des idées générales et des idéaux communs, nous
accédons à un degré supérieur de liberté. Si c’est la nature qui nous a donné
cette spécificité de vivre au sein d’une cité, la cité fait-elle encore partie
de la nature ? Cette communauté
humaine réglée par des lois ne devient-elle pas une matrice à faire des
citoyens, à créer des comportements qui ne sont peut-être plus vraiment
naturels ? Pour Aristote, il ne fait pas de doute qu’en imposant des
lois à la vie en collectivité nous ne faisons qu’appliquer à la cité les lois
qui se manifestent dans l’univers quand
nous prêtons attentions à sa régularité, à son ordre (Cosmos). Mais en même
temps, Platon (plus critique qu’Aristote sur la politique des hommes) évoque
dans son ouvrage « les lois » le cercle vicieux du rapport entre
l’individu et la cité : pour qu’une cité soit bonne (moralement), il faut
que les citoyens soient bons, mais pour qu’un citoyen soit bon il faut que la
cité qui l’a formée soit bonne. Si nous récapitulons la progression du texte,
nous réalisons qu’Aristote ne cesse de relier par des connecteurs logiques des
arguments qui sont de nature distinctes : du début jusqu’à « le sont
aussi » : c’est l’argument généalogique et économique, puis jusqu’à
« tric-trac) c’est l’argument ontologique. Jusqu’à « langage »,
l’auteur développe l’argument téléologique et enfin jusqu’à la fin, il utilise
un argument éthologique (qui est aussi le plus philosophique).
1 ) Il est naturel à l’homme d’être un citoyen
a)
De l’organique à l’organisation
Le premier argument
utilisé par Aristote afin de prouver qu’il ne se produit pas de rupture dans le
passage de l’homme à une vie sociale organisée est économique. A partir de quel
moment peut-on considérer qu’un ensemble de foyers constitue « une »
cité ? Lorsque la totalité qu’ils composent est capable d’assurer la
subsistance de tous les membres de cette collectivité. C’est sur la
satisfaction des besoins de tous les hommes du groupe que cette addition cesse
d’en être une au sens où nous n’avons plus affaire à un individu plus un
individu et ainsi de suite mais à une assimilation de toutes les parties en un
ensemble. Le sentiment d’appartenir à une communauté s’appuie d’abord sur une
interdépendance des citoyens entre eux par rapport à la satisfaction de leurs
besoins, laquelle aboutit à une indépendance de l’ensemble. Il est donc aussi
naturel aux hommes de s’associer au sein d’une cité que de faire l’expérience du
fait qu’ils ont besoin de certains de leurs semblables pour répondre aux
nécessités vitales de leur condition. L’unité de la cité est donc d’abord
économique (assurer les moyens d’existence d’une population) et s’appuie
sur la nécessité physique de se maintenir en vie. Aristote pose d’emblée un
rapport entre l’organique et
l’organisation sociale de la cité. Ces deux termes viennent du grec
« organon » qui désigne le moyen, l’instrument, la fonction. Notre
corps est composé d’organes dont chacun remplit sa fonction et c’est ainsi que
nous sommes en bonne santé. De la même façon, dans une cité bien régulée,
chaque citoyen trouve sa place en exerçant la fonction qui sera utile à la
totalité du corps social et politique de la cité.
Ce qui se détache de cet
ancrage dans le besoin vital, c’est donc « l’organon » :
l’instrument, la fonction mais cette lecture rend-t-elle bien compte de ce qui
fait fonctionner un corps qu’il soit physique ou social ? Notre santé
physique ne repose-t-elle que sur le bon fonctionnement de chacun de ses
organes comme si une machine ne pouvait marcher que si ces pièces sont
viables ? Pas plus que la force d’un corps ne peut seulement reposer sur
la complémentarité de ses organes, la puissance d’une cité ne peut se concevoir
exclusivement sur l’harmonie fonctionnelle de ses citoyens. Des hommes ne
peuvent pas vivre ensemble sans se sentir intimement, sentimentalement animés
par une commune énergie (ergon). Aussi pertinente que soit, d’un point de vue
historique, cette origine économique et naturelle de la cité, elle ne semble
pas suffisante. Ce tout premier argument pourrait expliquer que des corps
humains vivent en groupe, aient besoin les uns des autres mais pas que des personnes existent ensemble, portés par
une cause ou par un idéal commun. C’est précisément cette complétude que le
dernier argument du texte accomplira. Il convient donc d’aborder ce passage
comme un tout car la contradiction qu’il est possible d’opposer à cet argument
est elle-même envisagée dans sa dernière partie, ce qui prouve la cohérence et
la cohésion de l’argumentation d’Aristote.
b) La cité, la société et l’Etat
Ce passage de l’organique
(besoin) à l’organisation (cité) est vraiment fondamental. On pourrait croire
en effet, qu’Aristote défend finalement dans ce texte l’idée selon laquelle
l’homme est naturellement sociable, mais ce terme ne rendrait pas compte de la
fin du passage dans lequel il est affirmé que c’est la capacité de concevoir
des idées générales qui donne aux hommes, et seulement à eux la capacité à
vivre ensemble sous un intérêt commun, lequel se manifestera par des lois.
C’est donc bel et bien d’une « Cité-Etat » dont nous parle ici
Aristote et nous savons bien historiquement qu’Athènes a connu plusieurs
régimes politiques : la démocratie, l‘aristocratie, l’autocratie
(tyrannie), mais qu’il n’ jamais été question pour cette cité d’exister sans
autorité, ni lois, ni punition légale (pensons à la condamnation de Socrate).
La thèse selon laquelle l’homme est un animal politique signifie donc qu’aucun
homme ne peut réaliser sa condition d’homme sans être le citoyen d’un Etat,
c’est-à-dire sans appartenir à une communauté d’hommes sédentaires,
propriétaires de leurs biens, respectant les lois, l’autorité politique et la
hiérarchie « organisée ».
En d’autres termes,
la notion même de cité, en tant que
territoire délimité induit de nombreux présupposés dont on perçoit bien ce
qu’il revêtent de fondateur pour notre considération de la citoyenneté mais
dont on réalise aussi qu’ils excluent de la condition d’hommes de nombreuses
communautés dont les membres, tout en éprouvant entre eux des liens
identitaires profonds et indéfectibles n’ont pas ressentis la nécessité de se
fixer sur un territoire donné ni de se structurer dans le cadre étroit d’une
cité. L’affirmation d’Aristote « ostracise » en effet toutes les
sociétés nomades. Les Roms, les Gitans,
les Manouches, les Mongols, les Touaregs, les Guaranis, Les Jivaros, les
Amérindiens d’Amérique du Nord ne sont pas organisés en cités. Conviendrait-il pour autant de les exclure
de la condition humaine ?
Les distinctions notables
que nous pouvons établir entre l’Etat, la Nation, la Société nous permettront
de voir plus clair dans tout ce que l’affirmation d’Aristote recèle de
présupposés ethniquement contestables. L’Etat rassemble des citoyens, la nation
un Peuple, alors qu’une société inclue des « membres ». L’Etat
suppose un territoire, la nation se structure autour d’une âme, d’un esprit,
d’un sentiment d’appartenance commun à plusieurs individus. Faire société
implique simplement des préoccupations identiques. L’Etat définit une
organisation dans laquelle une autorité élue ou pas impose des lois à une
population et dispose de la force publique capable de les faire respecter. Dans
l’idée de Nation, les individus sont reliés entre eux par quelque chose de bien
plus fort et de moins artificiel que les lois civiles, à savoir une langue, une religion, des
traditions, une culture, des rites, une histoire commune. Il n’est rien dans la
nation qui implique l’ancrage et la « mise en demeure » dans un
territoire. La nation juive a été soumise dans son histoire à l’exil et à la
diaspora (dispersion des individus dans plusieurs pays) mais ils n’ont rien
perdu de leur ancrage à leur nation, à leur religion, à tout ce qui fait d’eux
un Peuple. Il est d’ailleurs essentiel de réaliser que le génocide du 3e
Reich s’est finalement attaqué à toutes les nations sans état : juifs,
tziganes, roms, manouches, etc.
Il serait néanmoins
totalement incohérent et réellement absurde de s’appuyer sur cette référence
historique pour conclure au totalitarisme de la notion d’Etat. Le troisième
Reich atteste plutôt de l’acharnement d’un Etat-nation sur des nations sans
Etats, mais l’Etat est en lui-même plus ouvert à l’étranger que la Nation. Aussi
sédentaire soit-il, il est, en lui-même assez neutre pour accepter tous les
individus, quelque soit leur nation. Les notions d’universalité, d’humanité (au
sens Kantien du terme) se retrouve davantage dans l’Etat que dans la nation,
laquelle implique un passé commun. La question des migrants pose des problèmes
aux nations mais pas à l’état. Il existe une sorte de pari engagé par l’état,
en tant qu’état, c’est que tout homme puisse du simple fait qu’il est homme
être intégré à une société, mais ce qui rend ce pari difficile à tenir est
totalement incarné par la nation, qui se justifie du passé, des affects, de la
passion et des différences de religion et de culture pour mettre en question
cet idéal d’un Etat mondial, cosmopolite.
En résumé, il est
tout-à-fait exact que l’Etat soit une machine, « le plus froid des
monstres froids » selon Nietzsche, mais c’est précisément du bon
fonctionnement de cette « machine » tant décriée que dépend le rappel
des idéaux de neutralité, d’égalité, d’universalité, d’appartenance à « un
genre humain », d’organisation stricte d’une population sans attache. Le
citoyen « pur » d’un Etat n’a pas de passé, ni de religion. Il a
« la » culture mais pas « une » culture
c) La prohibition de l’inceste : de
la nature à la culture ?
Mais il n’en va pas de
même pour l’autre thèse défendue par le philosophe au début de ce passage, à
savoir qu’une cité est le prolongement des liens tissés génétiquement par la
famille. L’idée selon laquelle une communauté politique serait le prolongement « naturel »
de la famille ne pose pas tant de problèmes au sujet de cette continuité que
dans l’affirmation de sa texture naturelle car la notion même de famille repose
sur un interdit que l’on a du mal à qualifier autrement que « culturel » :
celui de l’inceste.
Claude Lévi-Strauss insiste en effet sur la fonction
de liaison, de passage entre la nature et la culture opérée par la prohibition
de l’inceste. Sur la base de ce refoulement du désir sexuel c’est tout
simplement une modalité d’association hiérarchisée et régulée qui s’impose à
tous par le biais de la famille. Mais l’ethnologue va encore plus loin : « la
prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en
mariage la fille ou la sœur à un autre homme,
et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur de cet autre
homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une
contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et renonciation
ouvre la voie à une revendication. »
L’interdiction de nouer une
relation sexuelle au sein d’une famille aboutit logiquement à la possibilité
offerte à une personne extérieure de se marier avec la fille ou avec la sœur,
de telle sorte que la sœur ou la fille du marié venu d’ailleurs devient elle-même
la monnaie d’échange de ce premier contrat de mariage ». La prohibition de
l’inceste n’est rien d’autre que le facteur décisif de la constitution d’une
cellule close : la famille et en même temps l’ouverture de cette cellule à
des échanges avec d’autres cellules familiales. Elle est l’articulation de deux
mouvements apparemment contraires mais en réalité complémentaires : celui
de la logique inclusive par laquelle se définit une famille et de la logique
exclusive par quoi se définit finalement une société de familles liées par
l’union de l’un de ses membres à un autre. Le mouvement viscéral de répulsion à l’égard de l’inceste
viendrait moins d’un réflexe naturel que du pressentiment culturel de tout ce que la culture perdrait à
l’autoriser, à savoir tout simplement elle-même. Avant d’envisager l’hypothèse
religieuse ou téléologique selon laquelle Dieu ou la nature nous aurait créé
pour que nous soyons civilisés, il convient de remarquer tout ce que l’idée
même de société, de citoyenneté et de communauté politique doit à cette
interdiction, à l’empreinte qu’elle a imposé comme au fer rouge à notre désir
en rendant accessible à un homme toutes les femmes autres que sa mère et à une
femme tous les autres hommes que son père. Qu’il y ait une continuité de la famille
à la cité est donc indiscutable et Aristote a raison sur ce point mais que
cette continuité soit naturelle comme il l’affirme, c’est ce qui prête à
discussion et ce que Claude Lévi-Strauss conteste d’un point de vue
ethnologique.
d)
L’insociable sociabilité – Kant
Au terme de notre analyse nous réalisons que
l’affirmation de liens entre la famille et l’Etat est cependant indiscutable
notamment à cause de l’autorité, de la hiérarchie, de la fonction éducative qui
s’impose dans l’un et l’autre. Mais la continuité de l’un à l’autre sur
laquelle Aristote insiste ne viendrait pas davantage de la culture que de la
nature ? N’est-ce pas finalement dés le fait de sa structuration en
familles que l’humanité emprunte une voix culturelle ? C’est bien la thèse
que Claude Lévi-Strauss défend en opposition totale avec le philosophe
grec : « La prohibition de l’inceste
constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout
en laquelle, s'accomplit le passage de la nature à la culture. Elle est le
processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l'étincelle
sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type, et plus complexe, se
forme, et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie
psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux
structures, plus simples qu'elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par
elle-même constitue, l'avènement d'un ordre nouveau. » :
L’analyse de Claude
Lévi-Strauss est vraiment éclairante : deux modalités d’évidence se nouent
dans la prohibition de l’inceste : celle naturelle d’une exogamie qui
porte en elle la nécessité des liens extra-familiaux et celle, culturelle, de
la nouvelle texture de liens communautaires qui vont s’établir à partir de ce
refoulement fondateur. C’est comme si du renoncement à la mère naissait la
relation avec l’autre citoyen. Un rapport social (et convivial) va s’instaurer
à partir de l’acceptation d’un non-rapport familial et sexuel. De ce
consentement à l’annihilation d’un Eros Fils / Mère va éclore une Philia
inter-citoyenne. La perspective de Lévi-Strauss est aux antipodes de celle
d’Aristote, si le philosophe grec a la certitude que la nature ne cesse de
poursuivre son œuvre en tissant le lien de la famille à la cité, c’est parce
qu’il ne s’aperçoit qu’en réalité, la culture est déjà efficiente dans la
notion même de famille. Le malentendu est donc radical : si Aristote a
raison de poser ce lien c’est précisément parce qu’il est structurellement le contraire
de ce qu’il pense être, culturel et non naturel.
Et c’est précisément ce
présupposé de la croyance du lien naturel de la famille à la cité qui donne à
Aristote cette sorte de « foi » (ce terme est évidemment
problématique) dans le finalisme naturel et l’essentialisme de l’espèce
humaine. Si c’est la nature qui nous guide vers la citoyenneté, tout être génétiquement humain s’exilant
volontairement de la cité n’est plus génériquement
humain. Ce chiasme, ce décalage du génétique au générique pose lui-même à son
tour quantité de problèmes, les remparts de la cité pouvant dés lors
s’assimiler aux frontières nous défendant contre l’inhumanité, la barbarie,
alors que nous savons bien, comme l’histoire l’a largement démontrée que c’est
dans la cité et dans la culture que se forgent des modalités d’inhumanité d’une
cruauté et d’une violence inouïe.
Cette objection, Emmanuel Kant, dans son
livre : « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique » serait plus à même qu’Aristote de la recevoir voire de la
prendre en compte alors même qu’il partage avec le philosophe de l’Antiquité
cette conception naturaliste d’une finalité spécifique à l’être humain. Selon
lui, c’est précisément pour adopter un mode de vie tout à la fois dynamique et
culturel que la nature ne s’est pas contentée de donner à l’homme la tendance à
la sociabilité mais aussi celle, contraire, de l’isolement. L’homme a été
naturellement fait pour aimer et détester ces semblables. Il est constamment
ballotté, tout au long de sa vie sociale de l’un à l’autre sentiment. Il est
altruiste et égoïste. Si l’homme n’était que bienveillant à l’égard de ses
prochains, il n’éprouvera le désir de les dépasser et cette prédisposition à favoriser constamment
ses propres intérêts se révèle « à la longue » et à l’échelle de
l’espèce particulièrement profitable au genre humain. Que l’homme naturellement
ne soit pas que sociable, c’est le moteur même du progrès, de la vocation
humaine à ne jamais se satisfaire ni de ce qu’il a ni de ce qu’il est, et c’est
par cette contradiction que la nature nous a clairement marqués de son
sceau : « Sans ces tendances
insociables, peu sympathiques certes par elles-mêmes, mais qui fondent les
résistances qui s’opposent aux prétentions égoïstes de chacun, tous les talents
resteraient à jamais enfouis en germes. »
Emmanuel Kant ne se
rallierait donc pas à l’exclusion aristotélicienne du solitaire de l’espèce
humaine. Nul doute que le misanthrope isolé ne participe pas du progrès ni de
cette essence humaine que la nature lui a donnée en propre, mais ce serait
aussi en suivant une inclination naturelle qu’il se mettrait à l’écart de ces
semblables. Aussi ruineuse et anti-productive que soit l’option choisie, elle
n’en serait pas moins compréhensible et explicable par la nature. Ce serait
naturellement que l’homme se tromperait sur lui-même en décidant de ne pas
d’accomplir sa nature.
La nature aristotélicienne,
elle, est toute à la fois plus cohérente et plus dirigiste. Elle est
« une » en tout homme et ne lui accorde aucune marge de
manœuvre : c’est la cité ou la
barbarie (la non-humanité). Il n’y a pas d’alternative dans les deux sens
du terme : pas d’autre option et pas non plus d’ « alter »
(autre) à cette condition « native » d’être pour la
cité, d’être-pour-autrui, en un autre sens que celui que Sartre a donné à ce
terme.
L’hypothèse de Kant d’une
nature duelle, conflictuelle peut intégrer les combats et les guerres comme
porteurs d’évolution voire d’amélioration dans le cours global de l’espèce
humaine, ce dont les théories d’Aristote sont incapables comme en témoigne la
contradiction évidente du solitaire passionné de guerre puisque il semble
évident que c’est aussi et surtout dans la cité et par elle que l’individu se
retrouve plongé dans la haine et la violence organisées des batailles et des
querelles de territoires. La comparaison du solitaire avec un pion isolé dans
un jeu de trictrac est tout-à-fait intéressante sous cet aspect car elle pointe
la différence fondamentale entre l’hostilité sauvage, brute du solitaire et l’affrontement
organisé entre deux cités. Le tric-trac est un jeu proche du Backgammon qui
pourrait se concevoir comme un mixte entre le jeu de dames et le jeu de dés.
C’est donc bien l’opposition entre deux joueurs qui s’y effectue sur un damier.
Imaginons qu’un pion doté de libre-arbitre choisisse de s’exclure du jeu ;
il est tout-à-fait vrai qu’il perd le statut symbolique qu’il occupait
auparavant de la même façon qu’un individu décidant de s’exiler de la cité perd
ses droits et son statut symbolique de citoyen. Le premier devient une
« pièce de bois », le second retourne à un état brut, physique qu’on
ne peut précisément pas ou plus qualifier de naturel. Il devient un corps
a-naturel, anorganique (puisque il ne fait plus fonction de…dans le jeu),
anorexique au sens étymologique du terme (corps sans règles).
N’y aurait-il pas dans le
fait même qu’Aristote utilise comme image comparative de la vie dans la cité un
« jeu » dont le but est de vaincre et de contrecarrer les avancées de
l’adversaire une sorte de mise en évidence de la pertinence de la thèse en tous
points contraires à celle d’Aristote, soit, sur cette question, celle de
Jean-Jacques Rousseau selon laquelle : « La nature a
fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. »
Est-il bien sûr que ce soit la cité qui le rende sociable ?
Mais
autant la comparaison au jeu se révèle maladroite du point de vue de la
sociabilité, autant elle ne saurait être plus justifiée pour souligner le
statut symbolique que l’homme acquiert en devenant un citoyen. Comme l’écrit le
philosophe Ludwig Wittgenstein dans son
Tractatus : « le fou est la somme des règles par lesquelles il
est joué ». Après tout, jouer aux échecs se réduit physiquement à déplacer
des figures sur un échiquier où sont disposés d’autres pièces de la même façon
que vivre dans une cité revient pour un homme à se mouvoir au milieu d’autres
hommes, mais tant qu’on en reste là, on ne perçoit ni ce qui fait le jeu, ni ce
qui fait la cité, à savoir la portée symbolique d’un simple mouvement de pion
qui va, à partir de la mise en perspective des cases et de la valeur de la
pièce déplacée, être investie d’un sens. Une partie d’échecs est
« lisible », c’est-à-dire que le geste d’avancer ce pion ici plutôt
que là a un « sens », fait « sens », et même si, comme le
dit Wittgenstein, « le fou est la somme des règles par lesquelles il est
joué », il est intégré à un contexte à l’intérieur duquel il acquiert une
valeur, un statut, une puissance. Il ne bouge pas de son propre mouvement mais
les règles au gré desquelles ses déplacements font sens le gratifient d’une
efficience symbolique qui dépasse du cadre physique de sa réalité matérielle.
Que
gagnons-nous à vivre dans un Etat, au-delà de la sécurité, de l’égalité, de la
liberté, de la santé et de l’éducation ? Peut-être serait-il plus juste de
dire « en-deçà » de tous ces avantages, car chacun d’eux est
conditionné par un acquis plus élémentaire, fondement même de tous les
autres : la reconnaissance symbolique par le bais de laquelle un être
biologiquement humain devient « un sujet de Droit », une personne
morale, ce que Kant appelle : « le je transcendantal ». Il n’est
pas davantage envisageable de se représenter un jeu sans règles qu’une cité
sans loi et c’est à partir de ses règles qu’un bout de bois devient un fou ou
une reine de la même façon que c’est grâce aux lois qu’un corps devient un
citoyen investi de droits et de devoirs.
Le
fond de la thèse d’Aristote dans ce qu’elle induit de plus problématique est
finalement l’affirmation de la continuité naturelle du corps humain vers le
statut de citoyen, et nous comprenons parfaitement sous cet angle pourquoi il
importe, d’une part, d’invoquer ici une finalité naturelle (puisque rien de ce
corps en lui-même ne saurait porter la promesse de la civilisation sans
l’intervention supérieure d’un principe téléologique) et d’autre part de la
désigner comme faculté symbolique. C’est en tant qu’être de langage
(c’est-à-dire en tant que faculté symbolique) que l’être humain est voué à une
existence politique, c’est-à-dire sociale.
Il commence par insister sur la similarité
d’attitudes entre les hommes et les animaux. Les abeilles d’une ruche semblent
bel et bien animés par une finalité commune. Elles vivent dans une harmonie
finalement plus évidente et apparemment plus solide que les hommes : pas
de sédition, c’est-à-dire de révolte, ni de guerre civile. Mais cette
tranquillité et cette unanimité sont précisément l’indice de la nécessité
d’ordre purement physique, organique de cette entente. Les abeilles s’entendent
par ce que leurs corps sont animés par les mêmes besoins mais ils ne s’unifient
pas pour autant dans l’activité et l’association d’une seule et même volonté.
2) La citoyenneté est l’essence de l’être humain
(sa nature, sa vocation et sa spécificité)
a)
L’opposition de Thomas Hobbes (1588 – 1679)
La thèse défendue par Aristote consiste donc à
invoquer la nature pour rendre raison de cette vocation symbolique à vivre au
sein d’une cité et à en retirer le statut de citoyen. L’un des auteurs dont
l’œuvre politique se situe le plus radicalement aux antipodes de cette
conception est Thomas Hobbes. Pour le philosophe anglais, les hommes ne
s’associent pas naturellement au sein d’une cité mais artificiellement par
« contrat » : tous les citoyens s’engagent entre eux à renoncer
à la souveraineté que leur donne leur puissance naturelle en faveur de la
souveraineté politique qui sera exercé par le dirigeant, lequel reçoit ce
pouvoir de façon absolue. Le pouvoir du souverain n’a pas de limite. Les hommes
sont naturellement hostiles les uns aux autres et l’acte contractuel par le
biais duquel ils acceptent de ne plus faire usage de leur force investit le
souverain de l’exclusive possibilité de l’utiliser comme il le souhaite. Le
peuple ne peut acquérir d’unité, de représentation dans la personne unique du
souverain qu’à la condition de lui obéir absolument. On pourrait dire que c’est
par un acte libre : le contrat qu’ils acceptent de se départir de leur liberté naturelle au
profit de la liberté limitée que leur accordera le souverain. C’est à bon droit
que la théorie politique de Thomas Hobbes est considérée comme un
absolutisme : « celui qui a assez de pouvoir pour protéger tous
les citoyens en aura toujours assez pour les opprimer. » Le seul devoir
auquel le souverain est tenu est de garantir la sécurité, la conservation de la
vie des citoyens. La loi naturelle qui vaut pour tout être vivant et lui
commande de tout faire pour rester en vie est précisément ce qui a imposé aux
hommes de faire don de leur droit naturel d’exercer leur puissance au
souverain. Par conséquent, celui-ci est investi de cette charge de maintenir la
paix civile et aucun citoyen ne saurait être mis à mort ou sommé de donner sa
vie pour d’autres raisons que celle du maintien de l’ordre et de l’intégrité du
pays (en cas de guerre). Si le souverain ne se révèle pas capable d’assurer
cette mission, les citoyens ne sont plus tenus d’aucun devoir ni d’aucune
obéissance à son égard. On peut donc résumer la théorie de Hobbes en posant que
l’aliénation du citoyen par le souverain est à la fois totale et contractuelle
dans la mesure où tous les citoyens décident, d’un commun accord, de céder leur
droit naturel au dirigeant, lequel, investi qu’il est d’un pouvoir sans
équivalent se doit simplement mais efficacement et surtout durablement de
maintenir la cohésion et l’ordre civils.
On mesure ainsi la profondeur du fossé qui sépare
Hobbes et Aristote. Si les deux philosophes insistent sur la spécificité
politique de l’homme par rapport aux autres animaux, autant elle est le produit
d’une vocation exclusive impulsée par la nature pour le philosophe grec, autant
elle est la marque du passage de la nature à la culture pour le philosophe
anglais. Dans ce passage de son œuvre « le citoyen », Thomas Hobbes
reprend explicitement la formule d’Aristote en lui opposant une longue série de
six arguments.
Si Hobbes cite et examine les idées défendues par
Aristote, c’est pour se positionner à partir d’elles parce qu’aussi clairement
et continument opposées soient-elles, elles suivent une démarche commune,
c’est-à-dire que leurs points de contradiction dessinent une ligne dont le
tracé nous dit quelque chose de l’organisation politique humaine que l’on soit
d’accord avec Aristote ou avec Hobbes.
« L’homme, dit Aristote, est un animal politique
plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire »
C’est dans ce « plus » que Hobbes va trouver la faille du
raisonnement d’Aristote. Il va s’y engouffrer résolument et méthodiquement,
peut-être avec un peu de mauvaise foi également (c’est-à-dire qu’il va faire
semblant de ne pas comprendre ce que veut dire le philosophe grec pour mieux le
contredire). Ce « plus » pose en effet question. En réalité, Aristote
veut dire que l’homme est un animal autrement politique que les abeilles
et les fourmis, par exemple, et si nous faisons référence à la fin du texte
dans laquelle il est question du langage, nous réalisons que les autres animaux
ne méritent même pas ce terme puisque ils ne peuvent concevoir de notions
communes et qu’aucune cité (polis) ne peut s’envisager sans elles. La fin du
texte corrige donc la première formulation : l’homme n’est pas « plus »
politique que l’abeille, il l’est alors qu’elle ne l’est pas. Par conséquent,
lorsque Hobbes affirme que les animaux vivant en groupes ne sont rien moins
qu’animaux politiques, il est finalement en accord avec Aristote, mais il ne
semble pas s’en apercevoir.
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