« Le
message des abeilles consiste entièrement dans la danse sans intervention d’un
appareil « vocal » alors qu’il n’y a pas de langage sans voix…
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où
la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de
l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela
signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition
du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité
humaine. Cela révèle un nouveau contraste[1].
Parce qu’il n’y a pas de dialogue pour les abeilles, la communication se réfère
seulement à une certaine donnée objective[2].
Il ne peut y avoir de communication relative à une « donnée
linguistique »[3] ;
déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction
linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que
le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas
vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une
abeille aille, par exemple, porter dans une autre ruche le message qu’elle a
reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission et de relais. On
voit la différence avec le langage humain où, dans le dialogue, la référence à
l’expérience objective[4]
et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à
l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune
de celles qui, alertées par le message de la butineuse, sortent et vont se
nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information,
non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de
constater. Or le caractère du langage est de procurer un substitut de
l’expérience[5] apte
à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de
notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il
sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la
nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des
données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du
langage humain. »
Emile Benveniste (1902 – 1976) - Problèmes de
linguistique générale
Texte de Descartes - Discours de la Méthode
…On peut aussi connaître la différence
qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable,
qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les
insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et
d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et
qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant parfait et tant heureusement
né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils
ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent
proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que
nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que
les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent
aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer
d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui,
étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne
témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais
qu'elles n'en ont point du tout.
[1] Contraste : cela révèle une nouvelle
différence
[2] Donnée objective : une situation
extérieure (par exemple un danger ou l’endroit où l’on peut aller se nourrir)
[3] Donnée linguistique : quelque chose qui
n’a pas d’autre existence que celle d’être évoquée par des signes
[4] Expérience objective : c’est la même chose
que la donnée objective
[5] Substitut à l’expérience : Benveniste veut
dire ici que le propre du langage humain est de « mettre des mots »
sur un événement et de pouvoir ainsi l’évoquer dans sa forme verbale pendant
des millénaires (c’est ainsi que se crée l’Histoire)
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